Le livre du thé/Chap. 6

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Le livre du thé (茶の本, Cha no hon)
Traduction par Gabriel Mourey.
André Delpeuch (p. 125-147).

VI

LES FLEURS



Dans la grise et tremblante lumière d’une aube de printemps, n’avez-vous jamais senti, en entendant murmurer les oiseaux dans les arbres avec une cadence mystérieuse, que ce ne pouvait être que des fleurs qu’ils parlaient entre eux ? Il est hors de doute, en tout cas, que, pour l’humanité, l’amour des fleurs a dû naître en même temps que la poésie de l’amour. Comment, en effet, peut-on mieux concevoir qu’en présence d’une fleur, si douce dans son inconscience, et qui n’a peut-être tant de parfum que parce qu’elle est silencieuse, la révélation d’une âme de vierge ? En offrant à sa bien-aimée la première guirlande, l’homme primitif s’est élevé au-dessus de la brute ; en s’élevant ainsi au-dessus des nécessités grossières de la nature, il est devenu humain ; en percevant l’utilité subtile de l’inutile, il est entré dans le royaume de l’art.

Dans la joie ou dans la tristesse, les fleurs sont nos amies fidèles. Nous mangeons, nous buvons, nous chantons, nous dansons, nous fleuretons avec elles. Nous nous marions et nous baptisons avec des fleurs. Nous n’osons pas mourir sans elles. Nous avons adoré avec le lis, nous avons médité avec le lotus, nous avons chargé dans l’arroi des batailles avec la rose et le chrysanthème. Nous avons même essayé de parler la langue des fleurs. Comment pourrions-nous vivre sans elles ? Cela fait peur d’imaginer un monde veuf de leur présence. Quelle consolation n’apportent-elles pas au chevet du malade, quelle lumière de bénédiction aux ténèbres des esprits fatigués ? Leur sereine tendresse réconforte notre confiance faiblissante en l’univers, tout comme le regard attentif d’un bel enfant ressuscite nos espérances perdues. Quand nous sommes couchés dans la poussière, c’est elles qui s’attardent à pleurer sur nos tombes.

Si triste que cela soit, il n’y a pas à nous dissimuler qu’en dépit de notre familiarité avec les fleurs, nous ne nous sommes pas haussés de beaucoup au-dessus de la brute. Grattez le mouton, et le loup qui est en nous ne tardera guère à montrer les dents. Quelqu’un a dit que l’homme est, à dix ans, un animal, à vingt un fou, à trente un raté, à quarante un fraudeur et à cinquante un criminel. Peut-être ne devient-il un criminel que parce qu’il n’a jamais cessé d’être un animal. Il n’est de réel pour nous que la faim, rien de sacré que nos désirs. Tous les autels, les uns après les autres, se sont écroulés sous nos yeux ; un seul demeure, éternel, celui sur lequel nous encensons notre idole suprême, — nous-mêmes. Notre dieu est grand et l’argent est son prophète. Pour ses sacrifices, nous dévastons la nature entière. Nous nous vantons d’avoir conquis la matière et nous oublions que c’est la matière qui a fait de nous ses esclaves. Quelles atrocités ne commettons-nous pas au nom de la culture et du raffinement !

Dites-moi, gentilles fleurs, larmes des étoiles, qui restez là dans le jardin, balançant vos têtes au gré des abeilles qui chantent la rosée et le soleil, connaissez-vous le terrible destin qui vous attend ? Rêvez, balancez-vous, folâtrez tant que vous pouvez parmi les douces brises de l’été. Demain, une main impitoyable vous étreindra à la gorge ; vous serez arrachées brutalement, mises en pièces membre à membre, emportées loin de vos paisibles demeures. La malheureuse, elle passera pour belle ! Elle pourra dire combien vous étiez charmantes alors que ses doigts seront encore tout mouillés de votre sang ; dites, sera-ce là de la bonté ? Ce sera peut-être votre destin, d’être emprisonnées dans les cheveux d’une que vous savez sans cœur ou serrées dans la boutonnière d’un qui n’oserait pas vous regarder en face si vous étiez un homme. Ce sera peut-être votre lot d’être enfermées dans quelque vase étroit, avec un peu d’eau stagnante pour apaiser la soif affolante qui avertit que la vie s’écoule.

Fleurs, si vous habitiez les palais du mikado, vous rencontreriez quelquefois un terrible personnage armé de ciseaux et d’une petite scie. Il s’intitulerait lui-même maître de fleurs. Il réclamerait pour lui les droits d’un docteur, et d’instinct vous le haïriez, car vous n’ignorez pas qu’un docteur cherche toujours à prolonger les souffrances de ses victimes. Il vous couperait, vous ploierait, vous courberait dans toutes les positions impossibles qu’il jugerait convenable de vous infliger. Il tordrait vos muscles et disloquerait vos os comme un ostéopathe. Il vous brûlerait avec des charbons ardents pour arrêter la fuite de votre sang, et vous enfoncerait dans la chair des fils de fer pour activer votre circulation. Il vous teindrait avec du sel, du vinaigre, de l’alun et même du vitriol. Il verserait sur vos pieds de l’eau bouillante quand vous sembleriez près de défaillir. Ce serait sa gloire de vous garder vivantes pendant deux ou trois semaines de plus qu’il n’aurait été possible de le faire sans son traitement. N’auriez-vous pas préféré être tuées d’un coup sitôt prises ? Quels crimes devez-vous donc avoir commis durant votre incarnation passée pour mériter un tel châtiment durant celle-ci ?

La dévastation effrénée de fleurs qui se pratique en Occident est peut-être encore plus épouvantable que la façon dont elles sont traitées par les maîtres de fleurs de l’Orient. La quantité de fleurs coupées chaque jour, pour orner les salles de bal et les tables des banquets, en Europe et en Amérique, et que l’on jette le lendemain, doit être énorme ; liées ensemble, elles feraient une guirlande à tout un continent. Comparé à cette insouciance totale de la vie, le crime du maître de fleurs devient insignifiant. Lui, du moins, respecte l’économie de la nature, choisit ses victimes avec soin et avec prévoyance, et une fois mortes il honore leurs restes. Dans l’Occident, la parade des fleurs paraît faire partie du décor de la richesse ; c’est la fantaisie d’un moment. Où vont-elles, toutes ces fleurs, quand la fête est finie ? Est-il rien de plus pitoyable que de voir une fleur fanée jetée sans remords au fumier ?

Pourquoi les fleurs sont-elles nées si belles et cependant si malheureuses ? Les insectes peuvent piquer et la bête la plus paisible peut lutter quand elle se sent aux abois. Les oiseaux dont on recherche les plumes pour garnir un chapeau peuvent échapper, en s’envolant, à celui qui les poursuit ; l’animal fourré dont vous convoitez le vêtement peut se cacher à votre approche. Hélas ! la seule fleur qui ait des ailes est le papillon ; toutes les autres demeurent immobiles et désarmées devant leur bourreau. Si elles poussent des cris pendant leur agonie, ils ne parviendront pas à nos oreilles endurcies. Nous sommes souvent brutaux vis-à-vis de ceux qui nous aiment et nous servent en silence, mais l’heure peut venir où notre cruauté éloignera de nous nos meilleurs amis. N’avez-vous pas remarqué que les fleurs deviennent de plus en plus rares chaque année ? C’est peut-être que leurs sages leur ont conseillé de fuir jusqu’à ce que l’homme soit devenu plus humain ; sans doute ont-elles émigré au ciel.

Louons l’homme qui s’adonne à la culture des plantes ; l’homme au pot de fleurs est infiniment plus humain que l’homme aux ciseaux. Nous voyons avec plaisir comme il s’inquiète de la pluie et du soleil, ses luttes contre les parasites, sa peur des gelées, son anxiété quand les boutons sont tardifs, son ravissement quand les feuilles ont tout leur éclat. En Orient, l’art de cultiver les fleurs est un des plus anciens, et les contes et les chansons sont pleins des amours du poète et de sa plante favorite. Sous les dynasties Tang et Song, les céramistes créèrent pour les plantes des récipients merveilleux ; ce n’étaient pas des vases, mais de vrais palais de pierres précieuses. À chaque fleur était attaché un domestique spécial chargé de veiller sur elle et de laver ses feuilles avec une fine brosse de poils de lapin. Il est écrit[1] que la pivoine doit être baignée par une belle jeune fille en grande toilette, et le prunier d’hiver arrosé par un moine pâle et frêle. Au Japon, l’une des danses No les plus populaires, le hachinoki, qui date de l’époque Ashikaga, a pour sujet l’histoire d’un chevalier devenu pauvre qui, par une nuit glacée, n’ayant plus rien pour se chauffer, coupe ses plantes chéries pour recevoir un religieux errant. Le religieux n’est autre, en réalité, que Hojo-Tokiyori, l’Haroun-Al-Raschid de nos contes, et le sacrifice du bon chevalier est récompensé comme il convient. Même aujourd’hui la représentation de cette pièce ne manque jamais d’arracher des larmes au public de Tokio.

L’on prenait alors les plus grandes précautions pour soigner et conserver les fleurs délicates. L’empereur Huensung, de la dynastie Tang, suspendait des clochettes d’or aux branches de son jardin pour en écarter les oiseaux. C’est lui aussi qui, au printemps, se faisait accompagner des musiciens de sa cour pour réjouir les fleurs de suaves concerts.

Il existe encore dans un monastère du Japon[2] une précieuse tablette que la tradition attribue à Yoshitsuné, le héros de notre cycle de légendes analogue au cycle de la Table Ronde : c’est un avis concernant la protection d’un certain prunier merveilleux ; et elle s’adresse à nous dans le ton d’une époque guerrière. Après avoir fait mention de la beauté des fleurs, l’inscription dit : « Quiconque aura coupé une seule branche de cet arbre, il lui sera confisqué, en retour, un doigt. » Ne conviendrait-il pas aujourd’hui d’appliquer de telles lois à ceux qui exercent leur frénésie destructrice sur les fleurs et mutilent les œuvres d’art ?

En ce qui concerne les fleurs en pot, c’est encore l’égoïsme humain qu’il faut accuser. Pourquoi enlever les plantes à leur milieu et leur demander de fleurir dans des milieux étrangers ? N’est-ce pas tout comme de demander aux oiseaux de chanter et de couver dans la prison d’une cage ? Qui sait ce qu’éprouvent les orchidées à étouffer dans la chaleur artificielle de vos serres, en soupirant sans espoir pour un rayon de leur ciel méridional ?

L’amateur de fleurs idéal est celui qui les visite dans leurs retraites natales, comme Taoyuenming[3] qui s’asseyait devant une barrière de bambou brisée pour converser avec le chrysanthème sauvage, ou comme Linwosing[3], qui perdit son chemin au milieu des parfums mystérieux, tandis qu’il se promenait au crépuscule parmi les pruniers en fleurs du lac Occidental. L’on rapporte aussi que Chowmushih[3] dormait dans un bateau, de telle façon que ses rêves pouvaient se confondre avec ceux du lotus. C’était bien le même esprit qui animait l’impératrice Komio, une des souveraines les plus renommées de Nara, quand elle chantait : « Si je te cueille, ma main te souillera, ô fleur ! Telle que je te vois au sein de la prairie, je te donne en offrande aux Bouddhas du passé, du présent et de l’avenir ! »

Ne soyons, cependant, point trop sentimentaux. Soyons moins luxueux, mais plus magnifiques. Laotsé disait : « Le ciel et la terre sont impitoyables. » Kobodaishi disait : « Coule, coule, coule, coule, le courant de la vie va toujours plus loin. Meurs, meurs, meurs, meurs, la mort vient pour tous. » La destruction nous guette de quelque côté que nous nous tournions. Destruction en bas et en haut, destruction derrière et devant. Le Changement est la seule chose qui soit éternelle, — pourquoi donc ne pas accueillir aussi bien la Mort que la Vie ? Il n’existe que des contre-parties — la Nuit et le Jour de Brahma. À travers la désintégration de ce qui est vieux, la recréation devient possible. Nous avons adoré la Mort, la déesse impitoyable de la pitié, sous bien des noms différents. C’était l’ombre du Dévorateur Universel que les Gheburs saluaient dans le feu. C’est devant le purisme glacé de l’âme-épée que le Japon de Shinto s’agenouille encore aujourd’hui. Le feu mystique consume notre faiblesse, l’épée sacrée rompt l’esclavage du désir. De nos cendres s’élance le phénix de l’espoir céleste ; de la liberté naît une plus haute réalisation d’humanité. Pourquoi ne pas détruire les fleurs si nous pouvons en tirer de nouvelles formes pour ennoblir l’idée du monde ? Nous ne faisons que leur demander de se joindre à notre sacrifice à la beauté. Nous rachèterons nos actions en nous consacrant à la pureté et à la simplicité. Ainsi raisonnaient les maîtres de thé lorsqu’ils établirent le culte des fleurs.

Quiconque connaît les manières d’être de nos maîtres de thé et de fleurs n’aura pas été sans remarquer avec quelle vénération religieuse ils traitent les fleurs. Jamais ils ne cueillent au hasard, mais au contraire choisissent soigneusement chaque branche ou brindille sans perdre de vue la composition artistique qu’ils ont dans l’esprit. Ils rougiraient s’il leur arrivait de couper plus qu’il n’est absolument nécessaire. L’on remarquera, à ce propos, qu’ils associent toujours, s’ils le peuvent, les feuilles à la fleur, leur but étant de représenter l’entière beauté de la plante vivante. À ce point de vue, on le voit, comme à bien d’autres, leur méthode diffère de celle qu’ont adoptée les pays occidentaux, où il n’est possible de voir que des tiges et des têtes de fleurs, sans corps, entassées en désordre, au hasard, dans un vase.



Quand un maître de thé aura arrangé une fleur selon son goût, il la mettra sur le tokonoma, qui est la place d’honneur de tout appartement japonais. Rien autre ne sera placé près d’elle qui puisse nuire à l’effet qu’elle doit produire, pas même une peinture, à moins qu’il n’y ait quelque raison esthétique particulière à une combinaison de ce genre. La fleur est donc là comme un prince sur son trône, et les invités ou les disciples, en entrant dans la pièce, la salueront d’un profond salut avant de présenter leurs compliments à leur hôte. D’après les chefs-d’œuvre du genre l’on exécute des dessins que l’on répand pour l’édification des amateurs, et il existe toute une littérature, très considérable, sur le sujet. Quand la fleur se fane, le maître la confie tendrement à la rivière ou soigneusement l’ensevelit dans la terre. Quelquefois même on élève à leur mémoire des monuments.

L’origine de l’Art d’arranger les fleurs est contemporaine, semble-t-il, de celle du Théisme, c’est-à-dire qu’elle date du quinzième siècle. Nos légendes attribuent le premier arrangement floral à ces vieux saints bouddhistes qui ramassaient les fleurs fauchées par l’ouragan et, dans leur sollicitude infinie pour toutes les choses vivantes, les mettaient dans des vases pleins d’eau. L’on conte que Soami, le grand peintre et amateur d’art de la cour d’Ashikaga-Yoshimasa, fut un des premiers adeptes de cette coutume charmante. Juko, le maître de thé, fut un de ses élèves, ainsi que Senno, le fondateur de la maison d’Ikénobo, famille aussi illustre dans les annales de la fleur que celle des Kano dans la peinture. En même temps que se perfectionnait sous Rikiu le rituel du thé, dans la dernière partie du seizième siècle, l’art d’arranger les fleurs atteignait son plein éclat. Rikiu et ses successeurs, les célèbres Ota-wuraka, Furuka-Oribé, Koyetsu, Kobori-Enshiu, Katagiri-Sekishiu, rivalisaient entre eux dans la recherche de combinaisons nouvelles et imprévues. Mais il ne faut pas oublier, cependant, que le culte des fleurs, tel que le pratiquaient les maîtres de thé, n’était qu’une partie de leur rituel esthétique, et ne constituait pas en lui-même une religion. Tout arrangement floral, comme les autres œuvres d’art qui ornaient la Chambre de thé, était subordonné au plan général de la décoration. Ainsi, Sekishiu défendait de faire usage des fleurs blanches du prunier quand il y avait encore de la neige dans le jardin. Les fleurs « tapageuses» étaient impitoyablement bannies de la Chambre de thé. Un arrangement floral combiné par un maître de thé perd toute sa signification si on l’enlève de l’endroit auquel il a été destiné, car toutes ses lignes, toutes ses proportions ont été composées en vue de s’harmoniser avec les objets environnants.

L’adoration de la fleur pour elle-même commence avec la naissance des Maîtres de Fleurs, vers le milieu du dix-septième siècle. Elle devient alors indépendante de la Chambre de thé et ne connaît plus d’autre gloire que celle que lui impose le vase choisi. De nouvelles conceptions et de nouvelles méthodes d’exécution devinrent alors possibles, d’où résultèrent maints principes et maintes écoles. Un écrivain du milieu du siècle dernier disait qu’il pourrait compter plus de cent écoles différentes pour arranger les fleurs. En résumé, elles se divisent en deux branches principales, la formaliste et la naturaliste. Les écoles formalistes, dirigées par les Ikénobo, aspiraient à un idéalisme classique correspondant à celui de l’Académie de Kano. Nous possédons des descriptions d’arrangements floraux exécutés par les anciens maîtres de cette école qui reproduisent presque les tableaux de fleurs de Sansetsu et de Tsunénobu. L’école naturaliste, au contraire, comme son nom l’indique, accepte la nature avant tout pour modèle et se contente de lui imposer les modifications de forme nécessaires à l’expression de l’unité artistique. Ne retrouve-t-on pas ici les mêmes impulsions qui ont formé les écoles de peinture de Ukiyoé et de Shijo ?

Il serait intéressant, si nous en avions le loisir, d’étudier plus à fond les lois de composition et de détail formulées par les divers Maîtres de Fleurs de cette époque, basées, en somme, sur les mêmes théories fondamentales qui régissaient la décoration Tokugawa. Trois principes essentiels les gouvernent : le principe primordial ou le ciel, le principe subordonné ou la terre, le principe conciliateur ou l’homme ; tout arrangement floral qui n’était point l’application de ces principes, était considéré comme infécond et mort. Ils insistaient aussi beaucoup, les maîtres de fleurs d’alors, sur l’importance qu’il y a à traiter une fleur dans ses trois aspects différents, le formel, le semi-formel et l’informel. L’on pourrait dire que le premier présente les fleurs dans une somptueuse toilette de bal, le second dans l’élégance aisée d’une robe d’après-midi, le troisième dans le charmant déshabillé du boudoir.

Nos sympathies personnelles vont, avouons-le, aux arrangements floraux du maître de thé plutôt qu’à ceux du Maître de Fleurs. Les premiers sont de l’art conçu selon son but essentiel et sur le terrain de son intimité véritable avec la vie. Nous aimerions appeler cette école la naturelle, en opposition à la naturaliste et à la formaliste. Le maître de thé estime que son devoir se borne au choix des fleurs, et il les laisse conter leur propre histoire. Vous entrez dans une Chambre de thé vers la fin de l’hiver et vous y voyez une frêle brindille de cerisier sauvage combinée avec un camélia en boutons : n’est-ce pas comme un écho de l’hiver qui s’en va, uni à l’annonciation du printemps ? Ou bien vous entrez, pour le thé de midi, par quelque brûlante journée d’été, et vous découvrez, dans l’ombre fraîche du tokonoma, un simple lis dans un vase suspendu ; tout dégouttant de rosée, il a l’air de sourire à la folie de la vie.

Certes, un solo de fleurs peut être intéressant ; mais lorsqu’il se combine en concerto avec la peinture et la sculpture, quel ravissement ! Sekishiu mit une fois quelques plantes aquatiques dans un vase plat pour suggérer la vision d’une végétation de lac et de marais, et au-dessus, à la muraille, il accrocha une peinture de Soami représentant des canards sauvages en plein vol. Shoha, un autre maître de thé, composa un poème sur la beauté de la solitude près de la mer, avec un brûle-parfum de bronze qui avait la forme d’une cabane de pêcheur et quelques-unes de ces fleurs sauvages qui poussent sur les plages. Un des invités a raconté qu’il avait senti devant cette composition le souffle de l’automne finissant.

Les histoires de fleurs n’ont jamais de fin. En voici encore une. Au seizième siècle, la « gloire du matin» était encore assez rare chez nous. Rikiu en possédait un jardin entièrement planté, et qu’il cultivait avec un soin assidu. La renommée de ses convolvulus parvint aux oreilles du Taïko et celui-ci exprima le désir de les voir. Rikiu l’invita donc à un thé matinal chez lui. Au jour fixé, le Taïko vint et se promena à travers le jardin ; mais il n’y avait aucune trace de convolvulus. Le sol avait été nivelé, puis couvert de fins cailloux et de sable. Plein d’un sombre courroux, le despote entra dans la Chambre de thé ; mais un spectacle inattendu le réjouit. Sur le tokonoma, dans un bronze précieux de l’époque des Song, il aperçut une seule « gloire du matin », la reine du jardin tout entier !

De tels exemples nous montrent toute la signification du sacrifice des fleurs. Cette signification, il se pourrait que les fleurs elles-mêmes l’apprécient. Elles ne sont point lâches, comme le sont les hommes. Certaines fleurs se font gloire de la mort : les fleurs du cerisier japonais, par exemple, qui, librement, s’abandonnent aux vents. Quiconque a vu les avalanches odorantes de Yoshino ou d’Arashiyama a pu s’en rendre compte. Un moment, elles voltigent comme des nuées de pierres précieuses et dansent sur les eaux de cristal ; puis, en voguant sur l’onde souriante, elles semblent dire : « Adieu, Printemps ! nous nous en allons vers l’Éternité ! »


  1. Dans Pinglsé, par Yuenchunlang.
  2. Sumadéra, près Kobé.
  3. a, b et c Tous poètes et philosophes célèbres de la Chine.