Le livre du thé/Chap. 7

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Le livre du thé (茶の本, Cha no hon)
Traduction par Gabriel Mourey.
André Delpeuch (p. 149-159).

VII

LES MAÎTRES DE THÉ



En religion, l’Avenir est derrière nous. En art, le Présent est éternel. Les maîtres de thé tenaient que le vrai sens de l’art n’est possible qu’à ceux qui font de l’art une influence vivante. Aussi cherchaient-ils à régler leur vie quotidienne sur le parfait modèle de raffinement qu’ils réalisaient dans la Chambre de thé. En toutes circonstances, ils se préoccupaient de conserver leur sérénité d’esprit et de diriger la conversation de manière à ne jamais rompre l’harmonie environnante. La coupe et la couleur des vêtements, l’équilibre du corps, la façon de marcher, tout peut servir à la manifestation d’une personnalité artistique. Sujet sérieux, certes, car qui ne s’est fait beau soi-même n’a pas le droit d’approcher la beauté. Aussi le maître de thé s’efforçait-il d’être quelque chose de plus qu’un artiste, d’être l’art lui-même. C’était le Zen de l’esthétique. La perfection est partout si nous nous soucions seulement de chercher à la reconnaître. Rikiu se plaisait à citer un vieux poème où il est dit : « À ceux qui n’aiment que les fleurs, je voudrais bien montrer le printemps en pleine efflorescence, qui habite les boutons en travail sur les collines couvertes de neige. »

Nombreux, en vérité, ont été les apports qu’ont faits à l’art les maîtres de thé. Ils ont révolutionné entièrement l’architecture classique et la décoration intérieure et créé le nouveau style que nous avons décrit dans le chapitre consacré à la Chambre de thé, style dont les influences se retrouvent même dans les palais et les monastères qui ont été bâtis depuis le seizième siècle. Le complexe Kobori-Enshiu a laissé de remarquables exemples de son génie dans la villa impériale de Katsura, dans les châteaux de Najoya et de Nijo et dans le monastère de Kohoan. Tous les jardins célèbres du Japon, ce sont aussi des maîtres de thé qui les ont dessinés, et il est plus que probable que notre art céramique n’aurait jamais atteint son degré de perfection si les maîtres de thé ne lui avaient pas prêté leur inspiration, la fabrication des ustensiles employés dans la cérémonie du thé exigeant de la part de nos potiers la plus grande dépense d’ingéniosité. Les Sept Fours d’Enshiu sont bien connus de tous ceux qui ont étudié la céramique japonaise. Combien aussi, parmi nos étoffes, portent les noms des maîtres de thé qui en conçurent la couleur ou le dessin ! Il est impossible, en vérité, de trouver aucune branche de l’art où les maîtres de thé n’aient pas laissé l’empreinte de leur génie. Dans la peinture et dans le laque, il semble presque superflu de signaler les immenses services dont on leur reste redevable. Une de nos plus grandes écoles de peinture ne doit-elle pas son origine au maître de thé Honnami-Koyetsu, non moins fameux comme artiste laqueur que comme potier ? Auprès de ses œuvres, les magnifiques créations de Koho, son petit-fils, et de Korin et Kenzan, ses petits-neveux, rentrent presque dans l’ombre. Toute l’école de Korin, telle qu’on la définit généralement, est une expression du Théisme : il semble que, dans les grandes lignes, cette école possède la vitalité de la nature elle-même.



Si grande, cependant, qu’ait été l’influence exercée par les maîtres de thé dans le domaine de l’art, elle n’est rien en comparaison de celle qu’ils ont eue sur la conduite de la vie. Ce n’est pas seulement dans les usages de la société policée que se sent la présence des maîtres de thé, mais encore dans l’arrangement de tous les détails de notre vie domestique. Beaucoup de nos plats les plus délicats, aussi bien que notre façon de présenter les aliments, ils les ont inventés. Ils nous ont appris à ne porter que des vêtements de couleurs sobres. Ils nous ont enseigné l’esprit spécial dans lequel nous devons nous mettre pour approcher les fleurs. Ils ont rendu plus énergique notre amour naturel de la simplicité, ils nous ont révélé la beauté de l’humilité. En un mot, c’est par leurs enseignements que le thé est entré dans la vie du peuple.

Ceux d’entre nous qui ignorent le secret de régler convenablement leur propre existence sur cette mer tumultueuse de troubles insensés que nous appelons la vie, vivent dans un état de souffrance perpétuel, tout en essayant, mais en vain, de paraître heureux et satisfaits. Nous faiblissons dans nos efforts pour conserver notre équilibre moral et voyons un avant-coureur de la tempête dans chaque nuage qui flotte à l’horizon. Il y a cependant une joie et une beauté dans le roulement des vagues qui balaient l’éternité. Pourquoi ne pas pénétrer leur esprit, ou, comme Liehtsé, pourquoi ne pas monter sur l’ouragan lui-même ?

Celui-là seul qui a vécu avec la beauté mourra en beauté. Les derniers moments des maîtres de thé étaient aussi pleins de raffinement et d’exquisité que l’avait été leur vie. Cherchant toujours à se tenir en harmonie avec le grand rythme de l’univers, ils étaient toujours prêts à entrer dans l’inconnu. Le « Dernier thé de Rikiu » se présentera toujours à mon esprit comme le sommet de la grandeur tragique.

L’amitié était vieille qui unissait Rikiu et le Taïko Hideyoshi et haute l’estime où le grand guerrier tenait le maître de thé. Mais l’amitié d’un despote est toujours un dangereux honneur. C’était un temps où régnait la trahison et où les hommes n’avaient pas même confiance en leur parent le plus proche. Rikiu n’était point un courtisan servile et souvent il avait eu l’audace de contredire son orgueilleux patron ; d’où, prenant avantage de la froideur qui existait depuis quelque temps entre le Taïko et Rikiu, les ennemis de ce dernier l’accusèrent d’avoir pris part à un complot pour empoisonner le despote. On murmura aux oreilles de Hideyoshi que le breuvage fatal devait lui être administré dans une coupe de boisson verte préparée par le maître de thé lui-même. Le moindre soupçon suffisait à Hideyoshi pour le décider à une exécution immédiate et il n’y avait point d’appel possible à la volonté du maître irrité : le seul privilège qu’il consentît à accorder à celui qu’il avait condamné était l’honneur de mourir de sa propre main.

Au jour fixé pour son propre sacrifice, Rikiu invita ses principaux disciples à la dernière cérémonie du thé. À l’heure indiquée, les invités se rencontrèrent tristement près du portique. Comme ils parcouraient du regard l’allée du jardin, les arbres leur parurent frissonner et ils entendirent passer dans le bruissement de leurs feuilles les soupirs des fantômes sans asile. Les lanternes de pierre grise étaient pareilles à des sentinelles solennelles devant les portes d’Hadès. Mais une vague d’encens précieux leur arrive de la Chambre de thé ; c’est l’appel qui ordonne aux invités d’entrer. Un à un, ils s’avancent et prennent place. Dans le tokonoma est suspendu un kakémono où sont écrites les merveilleuses réflexions d’un vieux moine sur l’anéantissement de toutes les choses terrestres. Le bruit de la bouilloire qui bout sur le brasier ressemble au chant d’une cigale exhalant sa tristesse à l’été qui s’en va. Mais l’hôte paraît. Chacun est servi à son tour et chacun, à son tour, vide silencieusement sa tasse, l’hôte le dernier de tous. Puis, selon l’étiquette, l’invité le plus marquant demande la permission d’examiner le service à thé. Rikiu met devant eux les différents objets et le kakémono. Lorsqu’ils ont exprimé tous l’admiration que leur inspire la beauté de ces pièces de choix, Rikiu leur en fait présent en guise de souvenir. Il ne garde pour lui que le bol. « Que jamais cette coupe, souillée par les lèvres du malheur, ne serve à un homme ! » Il dit et brise la coupe en mille miettes.

La cérémonie est achevée ; les invités retenant avec peine leurs larmes, lui disent leur dernier adieu et quittent la chambre. Sur la prière de Rikiu, un seul, le plus proche et le plus cher de tous, demeurera et assistera à la fin. Rikiu, alors, quitte sa robe de thé, la plie soigneusement sur la natte, et il apparaît vêtu de la robe de mort, d’une blancheur immaculée. Il regarde avec tendresse la lame brillante du poignard fatal et lui adresse ces vers exquis :

Sois la bienvenue,
Ô épée de l’éternité !
À travers Bouddha
Et à travers Dharuma, pareillement,
Tu t’es ouvert ta voie.

Le visage souriant, Rikiu a passé dans l’inconnu.