Le lutteur (Paquin)/12

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Éditions Édouard Garand (p. 34-38).

— IV —


Il arriva que des amies de Germaine Bourgeois vinrent passer quelques jours au Plateau. C’était Madeleine Landry et Juliette Dubreuil, deux compagnes de couvent. Dès lors, Victor Duval négligea ses visites. Durant toute une semaine, on ne le vit plus franchir la barrière de bois, ni fouler la gravelle des allées. Il avait peur de ne savoir quoi dire devant ces citadines qu’il devinait mondaines, et il ne voulait pas paraître ridicule.

D’ailleurs, la fenaison battait son plein. Il travaillait d’un soleil à l’autre. Il s’ennuyait bien parfois de ne pas apercevoir le minois joli qu’il adorait. Absorbé par son labeur, il oubliait dans la bonne fatigue physique ces pensées amollissantes.

Il chantait dans les champs lorsqu’il était seul, fredonnant des cantiques d’église ou des bribes de chansons entendues au chantier.

Par bonheur, la température était belle, idéalement belle. Il ne faisait pas trop chaud. Le firmament était de satin, un satin bleu pâle, chatoyant à l’œil. L’air avait la saveur d’été : on le buvait.

Le dimanche matin, après la grand’messe, il resta sur le perron de l’église à causer avec les hommes, en écoutant, distraitement, s’égosiller le crieur. Il devisait des travaux de la ferme, sujet captivant pour ces gens, ignorant des nouvelles mondiales, et dont l’existence évolue, avec le cycle des saisons, dans une routine perpétuelle.

Une voix, près de lui, qu’il reconnut, le salua.

— Bonjour, Victor ! On ne vous a pas vu cette semaine.

Il toucha sa casquette et salua à son tour.

— J’ai été très occupé. Nous avons fait les foins.

Il quitta le groupe où il pérorait l’instant d’avant et rejoignit les trois jeunes filles. Elles étaient suaves en leurs claires toilettes estivales.

M. Duval, mon voisin, fit Germaine, en les présentant.

Il inclina la tête et balbutia :

— Enchanté.

— Germaine nous a beaucoup parlé de vous, fit Madeleine Landry.

— Vraiment !…

Il s’aperçut qu’elle rougissait un peu et que les deux amies le détaillaient avec insistance. Cette banale phrase, mais qui recelait une infinité de choses, amena un silence. Il commençait à les envelopper. Alors il dit pour le briser :

— Vous aimez cela St. X… ?

— Beaucoup. C’est regrettable que nous partions ce soir. Sans cela nous serions allées faire les foins avec vous. Vous avez eu de l’aide l’an dernier ?

— Oui. Cette année, il serait un peu tard. Nous avons fini d’engranger hier.

En parlant, ils s’étaient rendus jusqu’à la remise où les habitants qui viennent des concessions attachent leurs chevaux durant les offices.

— Vous êtes venues avec Charbon ?

— Je le conduis moi-même à présent. Il est très docile depuis que vous l’avez dompté.

Comme se parlant à lui-même, il murmura :

— Je dompterai la vie de la même façon que j’ai dompté ce cheval.

Et son œil gris prit une fixité étrange.

Il détacha la bête, aida les jeunes filles à monter dans le « phaéton » et salua à nouveau.

— Quand vous reverrai-je ?

— Demain.

— Alors, venez à bonne heure, dans l’avant-midi. Nous organiserons une excursion.

Il promit, n’ayant rien à faire.

Le lendemain, le jour s’annonça torride. L’atmosphère était lourde… l’air pénétrait difficilement dans les poumons… Les feuilles étaient immobilisées aux arbres. Pas un souffle ne les agitait… Les cigales criaient, criaient, criaient… Les sauterelles à tête verte voletaient d’un mouvement brusque de leurs ailes diaphanes. La mer avait une couleur grise. Elle était calme, unie et lisse… Elle semblait, vue de loin, à un miroir dépoli de fantastiques dimensions. Des mouettes, taches blanches dans ce gris, brisaient sa surface en y plongeant.

En cours de route, Victor Duval croisa un équipage. Le cheval suait par tous ses pores. Il en était luisant.

— Salue bien, père Marchand, cria-t-il à l’homme.

— Salue bien, mon Victor. M’est avis qu’y va mouiller. On va avoir de l’orage.

— Vous croyez ?

— Y fait trop chaud. Le temps est trop pesant.

— Vous pensez !

Il arriva sur le Plateau vers les dix heures. On l’attendait. Germaine avait projeté pour la journée une excursion sur l’eau jusqu’au Cap aux… à quelques trois milles de là. Un panier d’osier contenait les victuailles.

La veille, le député avait bien essayé de déconseiller sa fille. Comme toujours, il dut céder. Il voyait d’un mauvais œil les visites trop fréquentes du jeune Duval. Ces sorties seul à seule lui paraissaient peu convenables. Il se tranquillisa vite en songeant que bientôt il quitterait la campagne définitivement, sa nomination de conseiller législatif n’étant qu’une question de mois. N’ayant plus d’élections à subir, il n’avait aucune raison à cultiver une population qui l’embêtait.

Sans plus s’inquiéter du sort de Germaine, il était parti le matin pour Québec afin de régler quelques affaires personnelles. Prise bientôt dans le tourbillon des réceptions et des fêtes mondaines, elle oubliera vite son idylle villageoise, si, toutefois, idylle il y a.

La chaloupe gisait sur la grève, couchée sur le ventre. Victor la mit à l’eau, fit embarquer la jeune fille et s’installa aux rames.

La marée avait fini de monter. Elle se retirait lentement, découvrant la tête des plus hautes roches.

— Combien de temps ça va nous prendre ?

— Une grosse heure au moins. Moi, à votre place, je changerais d’idée. On va avoir de l’orage et ça ne sera pas long.

— Avec vous, je n’ai pas peur de rien.

L’air devenait de plus en plus suffocant. De l’autre côté du fleuve, large à cet endroit de dix milles, le ciel était noir, d’un noir profond, un noir de funérailles.

— Regardez les nuages. On n’aura pas le temps de se rendre au Cap.

Le noir avançait vers eux au-dessus du fleuve ; la surface de l’eau s’irisait. On devinait des vagues dans le lointain. Elles se rapprochaient. Où il voguait l’eau s’agita ; elle ondula. Un coup de vent. Là-bas, les vagues grossirent. À leur crête on distinguait les moutons blancs. Une goutte d’eau tomba et fit sur le banc de la chaloupe une tache large comme un dix sous. Une autre tomba. Puis une autre.

Le tonnerre se fit entendre en sourdine.

La vague maintenant faisait danser la chaloupe.

Le chemin de fer qui va de Québec à Valclair, construit depuis huit ans à peine, longe le fleuve à cet endroit. On y trouve çà et là, le long de la voie ferrée, des « shacs » abandonnés qui ont servi à abriter les ouvriers durant l’époque de sa construction.

Tout en ramant, Victor surveillait le rivage pour atterrir vis-à-vis le premier abri.

Tout le fleuve était sombre. Le tonnerre gronda plus fort. Un zigzag de feu stria l’horizon. L’orage éclata.

Il enleva vite son veston et le jeta à Germaine.

— Tenez ! couvrez-vous.

Elle était pâle de peur, mais s’efforçait à sourire.

— Bougez le moins possible, cria-t-il.

Il dirigea l’embarcation vers la terre, en louvoyant pour empêcher les vagues de le prendre en flanc.

Le vent siffla puis se tût. L’air fraîchit. En un instant toute la chaleur du jour s’évanouit.

Drue, aveuglante, la pluie tomba ; elle faisait en tombant un crépitement sinistre.

— Une seconde et j’accoste.

Quelques coups de rame, et la pince de la chaloupe glissa sur le sable.

La mer s’était retirée sur une distance de cent pieds. Le sable était tout imbibé, presque boueux. Il remarqua que la jeune fille était chaussée de légers souliers blancs et qu’elle risquait en s’aventurant sur ce terrain non seulement de les souiller mais de les laisser là.

Il se pencha vers elle :

— Voulez-vous ?

Sans attendre de réponse il la souleva entre ses bras. Il la recouvrit de son veston. Il soutint le panier par l’anse avec un de ses doigts replié en crochet.

La pluie était furieuse ; elle lui fouettait le visage. Malgré sa force, il avançait péniblement. Non que son fardeau fut lourd, mais de la sentir là près de lui, d’entendre battre son cœur, de respirer presque son haleine lui faisait affluer le sang au cerveau. Ses tempes battaient… ses jambes étaient molles… Il était oppressé, haletant.

L’orage maintenant battait son plein. Les éclairs déchiraient le firmament suivi de grondements à rendre sourd.

Enfin il atteignit le « shac ».

Il ne la déposa pas par terre. Il était affolé, troublé par cette chair qui le frôlait.

Subitement, sans savoir ce qu’il faisait, il pencha sa tête vers la sienne ; ses lèvres cherchèrent les siennes, les baisèrent éperdument.

Elle était plus pâle que tantôt. Elle ne se déroba pas. Les lèvres purpurines frissonnèrent sous le baiser. La gorge sèche, la voix rauque, il balbutia :

— Germaine, ma Germaine ! Ah ! comme je t’aime ! comme je t’aime !

Puis il se ressaisit et eut honte de lui-même. Il la déposa par terre et lui composa un banc rustique à l’aide de bouts de planches qui traînaient. Leur abri, qui n’avait ni porte ni fenêtres, était situé près du roc, qui le surplombait, à pic. Le bruit du tonnerre en se répercutant y faisait un vacarme sinistre. La montagne vibrait. On aurait cru que les parois s’en détachaient pour tomber et se fracasser.

Tout à coup, une lueur aveuglante suivie d’une détonation brève, rapide, formidable. Un arbre, frappé par la foudre, s’écrasa de tout son long. Tremblante, épeurée, pâmée, elle courut se blottir dans ses bras.

Il lui prit la tête entre ses deux mains, l’appuya sur sa poitrine large et chaude, et ses deux bras se refermèrent comme un rempart vivant.

— Il n’y a pas de danger, Germaine, je suis là.

Elle leva vers lui ses grands yeux violets, que l’émotion faisait plus grands :

— Avec toi, je n’ai pas peur.

Le temps lui sembla soudain d’une clarté de vermeil, et il pensa que mourir avec elle serait une mort douce, ineffablement douce.

La tenant toujours prisonnière de son étreinte, il plongea ses yeux dans les siens. Il buvait son regard où se lisait tout l’Infini des choses.

— Est-ce bien vrai que tu m’aimes ? C’est bien vrai ! Ce n’est pas un rêve. C’est moi… c’est toi…

Affaibli, le tonnerre s’apaisait… Le ciel s’éclaircissait… l’orage s’en allait ailleurs.

Il desserra l’étreinte, lui prit la main et la conduisit vers la porte.

— Germaine ! Dis-moi que tu m’aimes !

— Je t’aime, dit-elle simplement, candidement.

— Tu m’aimeras toujours ?

— Toujours !… Embrasse-moi encore, veux-tu ?

Il lui conta qu’en l’apercevant pour la première fois, ses yeux purs l’avaient fasciné, son image s’était gravée en lui pour ne jamais s’effacer.

Comme pour fêter leur amour triomphant, la nature se faisait belle. Aux feuilles des arbres, il y avait partout des perles, des diamants, des turquoises qui brillaient dans la lumière rajeunie… Il y avait dans l’atmosphère quelque chose de câlin, de caressant.

Après qu’il eut fait un feu pour sécher leurs vêtements trempés, ils dînèrent en tête à tête et passèrent l’après-midi à se conter mille riens, mille insignifiances entrecoupées par ces mêmes phrases qui revenait sans cesse comme un leitmotiv.

— Tu m’aimes ?… Je t’aime.

Et les heures s’écoulèrent comme des secondes. Il nageait dans l’ivresse et l’enchantement du premier amour. Il était, dans sa vie, le premier homme ; elle était la première femme. Leur passé leur appartenait et l’avenir, ils décidèrent de le conquérir ensemble.

…Sacrée comédienne !  !  ! accompagnant cette réflexion de phrases qui, pour n’être pas académiques, n’en étaient pas moins énergiques. En même temps un coup de poing consciencieusement appliqué sur sa table fit sauter en l’air ses cendriers avec ses pipes. Il se calma vite.

— Non… j’ai tort ! Elle était sincère à ce moment.

Soudain l’image de Pierrette se dressa devant lui.

Il sourit.

— Que vient faire Pierrette dans cette rêverie…

Ce que furent les jours qui suivirent ? Un bonheur sans ombre, une allégresse continue. Ils se voyaient quotidiennement, étaient sans cesse ensemble. Comme les deux pigeons de Lafontaine, ils roucoulaient. Ils passaient de longues après-midi sans presque se parler, à écouter chanter en eux l’hymne de leur printemps.

— Quand nous marions-nous ? demanda-t-elle une fois.

— Quand j’aurai une situation digne de toi… Nous sommes jeunes tous deux… M’aimes-tu assez pour attendre deux ans, trois ans, quatre ans ? Je suis sûr qu’un jour je serai quelqu’un. Rien ne me fait peur, ni les hommes, ni les événements.

Il lui fit part de ses rêves.

Elle se laissait bercer par sa voix, le suivait dans les jours à venir et qui leur appartiendraient.

…Et l’automne arriva.

Elle partit pour la ville où le député avait l’intention de se fixer définitivement. Il venait d’avoir l’assurance que dans un mois au plus tard il serait nommé au conseil législatif. Le matin même du départ, ils eurent leur dernière entrevue.

Elle était attristée, abattue.

— J’ai parlé à papa de nos amours. Il s’est fâché rouge. Il m’a dit qu’il ne consentirait jamais à ce que je devienne ta femme. Même il a ajouté qu’il ne permettrait pas que tu mettes les pieds chez nous tant que je ne serai pas majeure…

Cela fit rire le jeune homme.

— Ton père cédera bien. Si je veux, il faudra qu’il le veuille aussi.

— Ce n’est pas tout, les paroles… Écoute-moi, je vais te demander un sacrifice. Tu pars bientôt. Crée-toi un avenir et viens me prendre après. Quelques années c’est si tôt passées. Saches tout ce temps que je pense à toi, que je t’aime et cela te donnera du courage… C’est entendu ?

— C’est entendu puisque tu me le demandes. Dans quelques années je viendrai et je te dirai : Voici ce que j’ai accompli. Mais, ajouta-t-il, et ses yeux prirent une expression sévère et froide, si tu me trompes… Moi je t’aime pour la vie. Si tu t’es jouée de mon cœur pour tuer les heures fades de ta solitude… tu m’en rendras compte…

Il se radoucit et continua :

— Mais je te dis cela inutilement. Au revoir, Germaine.

— Au revoir.

Elle avait de grosses larmes dans les yeux.

Quelques jours après il quitta St. X… à son tour pour aller hiverner en chantier.