Le lutteur (Paquin)/15

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Éditions Édouard Garand (p. 42-44).

— VII —


Si l’on eut demandé à Victor Duval quel trajet il avait accompli en quittant Germaine Bourgeois pour revenir à sa chambre, il n’aurait, certes, pu le dire.

Il arriva chez lui, tard dans la soirée. Il ne se rappela pas quelles rues il avait suivies, ni ce qu’il avait fait, depuis, que d’un geste, elle lui eut indiqué la porte. Il avait marché, marché, indifférent à tout, comme un automate.

Il ne souffrait pas. Il était dans une sorte de torpeur qui avait engourdi ses facultés sensitives et mentales.

Il éprouvait une lassitude physique profonde. Il était exténué, rendu à bout.

En l’apercevant gravir l’escalier d’un pas pesant, le corps raide, la tête droite, le chapeau sur les yeux, le regard vide, semblable à un somnambule, sa maîtresse de pension qui le croisa sur le palier, ne put s’empêcher de s’écrier :

— Qu’avez-vous donc, Monsieur Duval, êtes-vous malade ?

Il ne lui répondit pas, ne la regarda même pas, et continua du même pas mesuré et lourd.

Il introduisit la clef dans la serrure, ouvrit la porte, s’assit sur une chaise, et demeura, une grosse heure durant, dans la même position immobile et fixe.

…Puis il éclata de rire… C’était un rire, nerveux, strident… un rire qui glaçait. Il se leva et se trouva devant la glace de sa commode qui lui renvoya son image. Elle lui fit peur.

Il lui décocha un coup de poing formidable. La glace vola en éclat. Il en eut le poing meurtri, ensanglanté.

Des pas, dans le passage, se firent entendre.

— Monsieur Duval… Monsieur Duval…

— Qu’est-ce que vous me voulez, Madame Gendron ?

— Mon Dieu ! Monsieur Duval… Mais qu’avez-vous donc ?

— Fichez-moi la paix !… Votre commode je la paierai… Je tiens à être seul… je n’ai besoin de la sympathie de personne.… Allez vous-en… que je vous dis !

Il referma la porte violemment, se jeta sur son lit, mordit ses oreillers de rage.

Les sanglots lui montaient à la gorge et l’étouffaient.

Tout à coup, il se sentit seul. Un grand vide était en lui, autour de lui, partout.

Les larmes coulèrent sur ses joues. La douleur tordait ses traits en une grimace.

Il souffrait sans pouvoir localiser sa souffrance ! Il se mordit les lèvres jusqu’au sang… refoula ses larmes qui, pourtant, l’avaient soulagé.

Son orgueil criait… son pauvre orgueil humilié… Il s’en voulut à lui-même d’avoir pleuré… « Elle me le paiera ! Elle me le paiera ! »

Il s’apaisa. Une tristesse intense l’envahit, et, c’était son cœur maintenant qui lui faisait mal… Il y avait là, dans sa poitrine, quelque chose qui rongeait, dévorait, consumait… Son cœur pleurait !…

Il se surprit à murmurer : Ah ! comme je l’aimais ! Et sa chair à son tour, toute sa chair, cria de désespérance.

Jamais plus ! Il la trouvait désirable, plus désirable que jamais ! Il la portait en lui ; il avait faim et soif d’elle. Il avait la hantise de ses caresses. Il la voulait, à lui, rien qu’à lui ! Jamais plus il ne connaîtra la saveur de ses baisers…

À songer à l’inconnu du lendemain, il fut saisi d’une rage folle… Il serra les poings… ses ongles pénétraient dans les paumes qu’ils faisaient saigner… et, pour faire diversion, comme un enfant qu’affole un mal de dents, il se mordit le bras, riant de cette douleur physique.

L’accalmie se produisit… Il s’étendit sur le lit… et comme si son aventure fut celle d’un autre, il l’étudia, il l’analysa. Il avait pris le dessus… Il était sauvé. La crise, la grande crise qu’il redoutait et qui aurait pu le conduire à la folie et au meurtre était passée… Il en était sortit victorieux.

Ayant recouvré tout son calme, il reconstitua les événements qui avaient amené ce dénouement inespéré… Aidé des bribes de conversations et de lettres qu’il possédait, il se l’imagina.

Les absents ont toujours tort. Il avait eu tort de partir pour un si long temps. Ignorant de la vie, il croyait à la constance chez la femme, à la pérennité de son amour.

À ce propos lui revint à l’esprit la confidence d’un de ses compagnons de peine, à bord du navire.

C’était un homme instruit, intelligent. La trahison de sa fiancée en avait fait un raté. Depuis un an ce jeune homme fréquentait une personne adorable. Il venait de la fiancer avec entente qu’ils se marieraient dans deux mois. La jeune fille fit un voyage de trois semaines aux États-Unis chez l’une de ses compagnes de couvent, y rencontra un jeune américain, s’en éprit et ne voulut jamais revoir son fiancé. Il est vrai qu’elle repoussa les avances de sa dernière conquête quand celui-ci fit le voyage à Québec, dans la seule intention de la revoir.

— « Je ne suis donc pas le seul ! pensa Duval en se remémorant cette confidence. Ah ! les v… ! grommela-t-il.

Il se rappela certain passage d’une lettre de Germaine où elle lui confiait avoir connu à Montréal un fils de millionnaire et qui s’intéressait à elle. Partant de ce point de départ il procéda par déductions et en arriva finalement à la solution réelle.

Fidèle d’abord à l’aimé absent, elle s’était, peu à peu laissé circonvenir par son milieu. Elle avait établi les différences entre ses manières encore frustres de villageois mal dégrossi, et les manières délicates et polies des jeunes citadins qu’elle fréquentait. Elle regretta d’avoir presqu’engagé sa parole… mais ils étaient si jeunes. Et puis, il comprendrait facilement que les relations entre eux devraient se borner à un flirt d’été. Lutter n’était pas son fait.

Habituée à l’adulation et à tous ses aises, la perspective de débuter avec Victor Duval au bas degré de l’échelle, d’avoir à subir les critiques de son père et les moqueries de ses amis, avait tué le peu d’amour que la longue disparition n’avait pas étouffé.

C’était logique… simple… implacable.

Le mariage de Germaine Bourgeois, fille de d’honorable M. Bourgeois, avec Pierre LeMoyne, le fils de Jacques LeMoyne le richissime Montréalais propriétaire d’une des plus importantes fonderies du pays, défrayait depuis longtemps, les chroniques mondaines de la vieille capitale. Germaine était très lancée dans ce qu’on est convenu d’appeler la « Société », terme exclusif et un peu renversant dans un pays où les « familles » existent depuis deux ou trois générations au plus et où la classe dirigeante est issue pour la majeure partie de cultivateurs, d’épiciers et de bouchers.

Le matin du mariage tout le Québec chic se pressait aux abords de la Basilique.

C’était une journée splendide de septembre, pleine de soleil.

Les limousines les plus somptueuses stationnaient tout autour de l’église. Le temple était rempli d’une foule brillante d’invités et de curieux… On admirait l’élégance du marié et la grâce de la mariée. Lui, mince, svelte, en sa jaquette bien ajustée ; elle, ravissante en sa riche toilette blanche…

L’orgue entonnait la marche nuptiale du Lohengrin de Wagner. Par les verrières la lumière pénétrait multicolore et chatoyante.

Ils sont à genoux tous deux au pied de l’autel ; un vieux prêtre, courbé et blanchi, leur pose la question sacramentelle et les bénit.

Et pendant qu’il lui passe au doigt l’anneau qui les unit, il y a quelqu’un au fond, debout, adossé à une colonne, qui écoute en son cœur, frapper sur le cercueil de ses rêves, les clous de la réalité.

Il y a quelqu’un qui entend, distinctement, dans son cerveau que brûle la fièvre, sonner les glas de son bonheur.

Il ne bouge. Il est impassible. On ne sait ce qu’il pense, ni même, s’il pense.

À l’examiner on verrait ses joues trembloter légèrement… on verrait une petite flamme vaciller dans les prunelles… Si l’on mettait la main sur son cœur, l’on entendrait le minuscule forgeron dont parle Henri Heine frapper et refrapper sur le cercueil où gisent avec les illusions défuntes le grand Rêve mort.

Et pendant que le cortège défile, il est resté à son poste pour la voir passer, pour le voir passer aussi, lui qui devra payer également, parce qu’il le charge des péchés d’Israël. Ce couple que le bonheur auréole ne peut pas, ne pourra jamais lui être indifférent.

L’orgue chante… Et les notes graves, solennelles résonnent dans le vaisseau qu’ils emplissent, et qui chante lui aussi.

Les jeunes mariés sont près de la porte. Bientôt elle va presque le frôler… Elle est là près de lui qui darde sur elle l’éclat de son regard glacé où se lisent des menaces.

Elle serre plus fort le bras de son mari et, dédaigneuse, détourne la tête pour contempler avec amour celui dont elle est la compagne pour toujours, « for better, for worse ».

Et Victor Duval la suit par la pensée… Il la voit au soir de ce grand jour, dans la maison de l’homme, devenir sa chose.

Un voile rouge s’étend devant lui ; un frisson le parcourut… une douleur.

Les derniers invités et les derniers curieux sont sortis.

L’église est déserte. Il ne reste que lui.

Une pensée mauvaise l’obsède. Il vient de comprendre que tout ce qu’il y avait de bon en lui est évanoui.

Le Victor Duval qu’il était, est mort.

Dans tous les gens qu’il voit, il aperçoit des ennemis. Il en veut à la création toute entière.

Il se sent seul, seul, seul.