Le lutteur (Paquin)/14

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 40-42).

— VI —


Son engagement était terminé. On lui remit le paiement de ses sueurs. Il alla le déposer à la banque, où chaque trimestre, sous forme de mandat, il envoyait le fruit de ses privations. Il possédait $1 800 à son crédit… une fortune.

Comme elle signifiait de sacrifices et de misères !

Il retourna à sa même chambre, qui par hasard était disponible, fit sa toilette, consulta l’Index des Adresses, lut : « L’hon. M. Bourgeois, Chemin Ste-Foye, No… »

Il héla un cocher et s’y fit conduire. Il tenait serré sur son cœur le précieux carnet de banque. Il était fier de ce résultat. Il pouvait désormais regarder sans crainte les années à venir.

— Plus vite l’ami ! cria-t-il au cocher.

Il trouvait tout beau autour de lui. Il avait envie de sauter en bas de la voiture et d’embrasser les passants.

— Tout à l’heure, je la verrai ! Je la verrai ! Je la verrai ! se répétait-il à lui-même. Il avait une impatience grande de pénétrer en vainqueur dans la maison qui l’abritait.

Il vivait par anticipation, l’émotion de sa bien-aimée, en l’apercevant, et machinalement, il faisait le geste d’ouvrir les bras.

— Quel sorte de cheval avez-vous. Il n’avance pas. Mais fouettez-le donc.

— Il va bien assez vite, répliqua le cocher. Y est au grand trot. Vous êtes pas dans le feu.

— Ça, ça ne vous regarde pas. J’en sors du feu.

Il lui sembla que le temps, depuis son départ du Plateau, avait cessé de marcher. Il lui sembla qu’il l’avait quitté de la veille.

— Quelle sera la couleur de sa robe ? Se peigne-t-elle toujours de la même façon ?

Ah ! Ce qu’elle va lui en poser des questions ! Elle ne sait pas… Mais oui elle sait…

— Je lui écrivais de chaque ville où nous arrêtions. C’est vrai que je ne donnais pas grand nouvelles…

« Je t’aime et je pense à toi ». Combien de fois lui ai-je écrit cela ? La dernière carte portait le numéro 73. Donc, 73 fois…

Et il souriait, souriait, souriait, dans l’attente d’un bonheur !

— C’est ici.

— Enfin.

Il descendit, paya la course, et sonna à la porte.

— Mon Dieu ! qu’ils tardent donc à ouvrir !

Une bonne se présenta, en toilette noire, avec un tablier et un bonnet blanc.

Délibérément, il entra.

— Dites à Mademoiselle Germaine que Victor Duval l’attend…

Il examina le salon. C’était riche, délicat.

Les meubles étaient légers de pur style Louis XV. Il y avait à la muraille, un portrait de Germaine… Sur une table, au centre, celui d’un jeune homme. Il n’y fit guère attention, et s’absorba en extase, dans la contemplation de la jeune fille.

— Mademoiselle Germaine n’y est pas, Monsieur.

— Ah !

Il blêmit.

— Dites-lui que je reviendrai ce soir et que je tiens absolument à la voir puisque je repars cette nuit même.

Il était désemparé. Il avait l’air piteux du chasseur qui revient bredouille.

Le soir il recommença la même démarche… avec le même succès.

Germaine n’y était pas !

Une inquiétude l’envahit ! Non… cela ne se pouvait pas… ce n’était pas possible…

Il déambula au hasard par les rues en proie au spleen.

Finalement, il échoua dans une taverne ; il y demeura jusqu’à la fermeture.

Le lendemain, vers une heure et demie de l’après-midi, il sonna à nouveau, Chemin Ste-Foye.

Ce fut elle-même qui ouvrit.

En l’apercevant, elle rougit :

— Bonjour… Victor… quand êtes-vous revenu ?

— Hier !

Au son de sa voix, à l’expression du visage, il devina la catastrophe probable. Sur son bonheur pendait l’épée de Damoclès.

Dans le salon, le malaise s’installa avec eux.

Elle évitait de le regarder. Lui, au contraire, la scrutait du regard, la fouillait, la pénétrait.

— Qu’est-ce qui est arrivé, Germaine, que ma visite ait l’air de vous causer tant d’ennui.

— Rien…

— …Tu… ne n’aimes donc plus ?

Il s’était levé, et appuyé des deux mains à la table qui les séparait, il se pencha vers elle pour cueillir la réponse au sortir de ses lèvres.

La réponse ne vint point.

Anxieux, la voix étranglée, il demanda une autre fois :

— Tu ne m’aimes donc plus ?

Elle leva vers lui ses yeux violets. Elle vit la mâle figure tourmentée par le doute. Elle eut pitié… et continua de se taire.

Impatient, il répéta sûr à présent du malheur, mais ne voulant pas y croire :

— Tu ne m’aimes donc plus ?

Elle balbutia :

— Oui… mais… mais…

— Mais quoi ! Parle-donc !

La froideur autoritaire de cette injonction la fit se redresser… et, le regardant à son tour dans les yeux :

— Je me marie dans trois jours.

Le sang se retira de ses veines… Il devint exsangue, d’une pâleur terrifiante… Ses lèvres frémirent… Elles s’entr’ouvrirent dans une grimace et un son faible, sortit de sa gorge.

— Ah !

Tout tournoya.

Il s’appuya fortement à la table, pour ne pas tomber. Son cœur se serra, se serra, se serra. Tout le sang s’en échappait par larges gouttes… Sa gorge séchait… Il avait peine à respirer.

Les lèvres continuèrent à frissonner.

La voix blanche, il dit :

— Non ! Ce n’est pas vrai.

Il s’anima :

— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! Dis-moi que ce n’est pas vrai… Il faut que tu me le dises…

Puis, il devint suppliant :

— Tu m’aimes encore, ma petite Germaine. C’était pour rire n’est-ce pas que tu m’as conté cette histoire…

Une larme dans son œil brilla qui glissa lentement le long de ses joues…

Il était navrant et ridicule : ce colosse, cette brute, les mains tordues de supplication devant cette jeune fille frêle.

Elle ressentit beaucoup de fierté de constater jusqu’à quel point il l’aimait puisque l’idée seule de l’avoir perdue l’écrasait physiquement, en faisait une loque pantelante.

Elle se repaissait de cette vue… Elle jouissait de ce spectacle… Elle respirait, dans sa cruauté inconsciente, l’hommage de cette souffrance, souffrance, dont elle, elle seule était la cause.

En cela, elle était bien femme. Il y a dans toute fille d’Ève, une tigresse qui dort. Et comme la vue du sang agit sur le fauve et réveille sa vraie nature, la vue de la douleur morale agissait sur elle, et réveillait au fonds d’elle-même, le sadisme humain, que la civilisation n’a pas réussi à étouffer.

Elle eut honte bientôt de ses sentiments et l’autre partie d’elle même prit le dessus.

Elle éprouva une pitié intense et voulut mettre un peu de baume sur les plaies béantes.

— Mon pauvre Victor, il fallait bien en arriver un jour ou l’autre à cette solution. Notre idylle c’était quelque chose de beau, de trop beau ; ça ne pouvait durer. Nous étions jeunes tous deux, inconscients des exigences de la vie.

Dur, ayant repris la maîtrise de lui-même, il l’interrompit :

— Et pourquoi ? Ne m’aviez-vous pas promis de m’être fidèle toujours… de m’aimer toute la vie ! Vous sembliez sincère… Moi j’exige que vous teniez votre promesse… Vous m’aimez… tu m’aimes… Souviens-toi…

— J’ai cru vous aimer. Je ne vous ai pas aimé… Vous savez… à la campagne, on se laisse enthousiasmer facilement. J’étais ignorante du monde, vous en avez profité. D’ailleurs je vous ai dit que papa s’opposait à notre union. Qu’aviez-vous à m’offrir…

— Mon amour ! Le monde ! L’univers ! N’est-ce pas suffisant ?

— Ce sont des phrases… Nous ne pouvons pas, nous ne pourrons pas nous comprendre. Nous ne sommes pas du même monde. À la campagne, c’était bon… Pas à la ville… Vous êtes habitué à la pauvreté, moi au luxe. Vous êtes d’un milieu, moi d’un autre.

Son orgueil cravaché, se rebella.

— C’est cela ! Vous mariez une situation dans le monde. Ce qu’il vous faut c’est quelque fils à papa insignifiant qui porte de beaux habits, possède de belles relations, espère un bel héritage… Je vous ai suppliée tout à l’heure et j’en ai honte… Vous n’étiez pas digne que je vous épouse… Mais le mal que vous me faites… Je bonheur que vous me volez, vous me le paierez… Vous n’avez pas eu confiance en moi, suffisamment… pour m’attendre… Très bien… Mais… votre mari… quel qu’il soit, je le briserai… un jour… et je vous briserai avec… Le rang social ?… Quelle bêtise ! Ma famille vaut la vôtre… et je vous vaux mille fois… Parti de rien, j’irai plus loin que celui que vous avez choisi… Et vous regretterez… m’entendez-vous… vous regretterez…

Il parlait par phrases heurtées, saccadées, soulageant son cœur de toutes les pensées amères qui l’oppressaient… Et il la regardait… et il la contemplait… et il l’admirait… la trouvant plus belle qu’autrefois… plus fascinatrice, plus séduisante surtout depuis cette conviction de l’avoir perdue… Un autre que lui, la possédera…

Ses lèvres le narguaient en le tentant, ses lèvres purpurines et sensuelles…

Il s’approcha, lui saisit le bras, l’attira à lui, d’un mouvement brusque et sur ses joues, sur ses yeux, sur ses lèvres, il la baisa fougueusement, passionnément.

Il était pris de vertige, de folie. Il s’acharnait à vouloir retrouver sous ses baisers l’ivresse de jadis. Elle les subissait, mais n’y répondait pas.

— Laissez-moi cria-t-elle, laisse-moi.

— En voilà que mon successeur n’aura pas, siffla-t-il entre ses dents, en la relâchant.

Elle le souffleta de toute sa force…

Il la dévisagea, l’air hébété ; en se passant le revers de la main, lentement, sur sa joue chaude du soufflet.

Le bras tendu, elle lui indiqua la porte…

— Vous savez par où vous êtes venu…

— Vous… vous… me chassez…

— Je vous chasse.

Il se ressaisit, retrouva sa dignité, arrangea ses cheveux, redressa la taille, et ce fut d’un ton posé qu’il lui dit, en prenant congé.

— Vous me chassez ! Soit ! Mais un jour, vous viendrez vous jeter à mes pieds… vous viendrez me supplier… m’implorer… au revoir.

— Adieu !