Le luxe public et la révolution/01

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Le luxe public et la révolution
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 99 (p. 797-820).
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LE LUXE PUBLIC
ET LA REVOLUTION

I.
LE VANDALISME.

I. Le Vandalisme révolutionnaire, par M. Eugène Despois. — II. L’Académie royale de peinture et de sculpture, par M. Vitet. — III. Histoire de la révolution française, par M. Louis Blanc, 12 vol. — IV. Histoire de la révolution française, par M. Michelet, 7 vol.


I

L’idée du luxe privé ou public n’a guère coutume d’être associée aux souvenirs que réveille la révolution française. On se demande comment il y aurait eu place alors pour des jouissances qui veulent, à ce qu’il semble, du loisir, de la liberté d’esprit et des ressources surabondantes. C’est pourtant un fait d’expérience que les époques les plus troublées n’ont point toujours pour cela manqué de luxe ; il est même arrivé qu’elles aient connu parfois, en ce genre de dépenses dites superflues, des excès dont on s’étonne. Pendant certaines périodes par exemple des guerres avec les Anglais au XVe siècle, le faste et les prodigalités des seigneurs n’eurent point de bornes, — fait étrange que n’explique pas seule la puissance de l’habitude. Il y a dans l’incertitude même du lendemain un puissant aiguillon pour toute espèce de jouissances faciles, rapides. Carpe diem, saisis le jour, jouis de l’heure présente, semble dire la fatalité, qui presse. Assurément cette observation ne s’applique que dans une certaine mesure à la révolution ; mais elle s’y vérifie assez pour que cette persistance d’un élément qui paraît réservé aux temps calmes et prospères mérite d’y être signalée. On peut suivre comme à la trace dans la vie privée ce goût, ces satisfactions de plaisir ou d’art, ces jouissances coûteuses, les unes délicates, les autres grossières dans leurs raffinemens mêmes. La spéculation, l’agiotage sur les assignats et d’autres valeurs se donnent carrière en pleine terreur : argent presque toujours aussi mal dépensé que mal acquis ! Nous faisons allusion à ces enrichis du parti des corrompus et du parti hébertiste, joueurs éhontés, pris en flagrant délit de manœuvres frauduleuses, mais avant tout désignés aux soupçons et comme trahis par l’imprudente profusion de leurs scandaleuses dépenses. À côté de ces témoignages d’une opulence insolente et d’une prodigalité du pire aloi, il ne manque pas de preuves d’un luxe plus avouable, et on pourrait citer, en s’aidant des mémoires du temps, telles maisons où se conservent les restes d’une hospitalité élégante et riche, tels salons qui, comme celui de l’acteur Talma, où se pressaient des célébrités de tout genre, présentaient encore les somptueux raffinemens de la vie, la coûteuse recherche des objets d’art, l’éclat de fêtes où se réunissaient la danse, la musique, le chant. C’est à une de ces fêtes brillantes que Marat, apparaissant soudainement sans être annoncé, vint faire un épouvantable esclandre, invectivant plusieurs des femmes présentes et apostrophant Dumouriez.

Si j’ai rappelé ces preuves, peu connues ou assez oubliées, du luxe privé pendant la révolution, c’est que les mêmes causes qui expliquent la persistance de cet élément dans la vie des particuliers agissent aussi sur les peuples. Malgré les épreuves des révolutions, et même quand le nécessaire manque ou est menacé, ils ne renoncent pas à tout superflu ; ils veulent encore des fêtes, des théâtres. La politique a beau multiplier ses tragédies, ses prodigieux changemens à vue, la réalité ne leur suffit pas. La révolution a donné une satisfaction étendue à ce besoin public. Non-seulement elle tint ouverts les théâtres, qui ne chômèrent point, comme on l’a remarqué, pendant la terreur, et qui même, grâce à une concurrence illimitée, se multiplièrent, — non-seulement le Théâtre-Français et l’Opéra réunirent le soir, pour entendre quelque œuvre célèbre et quelque acteur ou chanteur en renom, ces girondins et ces montagnards, plus tard ces dantonistes et ces partisans de Robespierre, qui y venaient chercher l’oubli du jour et peut-être du lendemain ; mais on sait quels furent le nombre et l’éclat des fêtes de cette période. La révolution songea aussi aux arts ; elle leur ouvrit des salles où ils exposèrent leurs œuvres, que tout le monde put visiter. Elle fonda, dota des écoles, des établissemens destinés à les enseigner, à les développer. Elle eut des encouragemens pour tout ce luxe national. Elle ne négligea presque aucune des satisfactions que l’état réserve aux besoins les plus élevés et les plus raffinés. En même temps qu’elle se montrait créatrice en ce genre ou qu’elle se livrait à des essais de réformes quant à certaines parties du luxe public, avec un succès d’ailleurs inégal, elle supprimait d’une main brutale, on ne le sait que trop, certains établissemens, elle ravageait les monumens qui rappelaient les plus grands souvenirs du luxe public de l’ancien régime. Elle était violemment destructive en un mot. Elle l’était même à ce point que la postérité, accusée aujourd’hui d’ingratitude par les écrivains qui aiment à relever les mérites de la révolution, a un peu oublié ce qu’elle a pu faire ou tenté de grand et d’utile, pour ne se souvenir que du mal.

La vérité est que le bien et le mal subsistent l’un et l’autre ; dans quelle proportion ? c’est une question à examiner. On ne recherche guère en général en quoi au juste ces ravages d’une part et de l’autre ces créations ou ces essais consistèrent. Quand on n’est pas tout à fait dans le faux, on s’en tient volontiers à des à-peu-près. Arriver sur ce point à la précision historique est une tâche qui nous tenterait, nous l’avouons, quand bien même nous ne nous proposerions pas d’autre but. Il s’attache toujours de l’intérêt à l’exactitude, même quand il s’agit de choses qui n’ont qu’une simple valeur de spéculation ou de curiosité, à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’ôter un peu de terrain à ces assertions vagues dont abuse en sens divers l’esprit de parti. Nous ne manquons pas heureusement de documens qui permettent à l’examen de trouver une base solide. Quant aux jugemens, ils abondent : aussi bien c’est toujours chez nous ce qui manque le moins. Il faut savoir gré aux écrivains qui se sont occupés de la révolution depuis quelques années d’avoir porté leur attention sur un sujet d’un intérêt si général. De quelque façon qu’on juge au point de vue politique et sous le rapport de l’appréciation historique les récits que M. Michelet et M. Louis Blanc ont consacrés à la révolution française, on doit reconnaître que ce coin du tableau prend avec eux un nouveau relief. Si, relativement aux ruines et aux dévastations, ils n’entrent pas toujours dans de très amples détails, ils s’attachent à décrire, à montrer les côtés civilisateurs de la révolution sous le rapport des arts comme des sciences. Ils le font avec l’accent enthousiaste qu’on peut attendre d’écrivains aussi favorables à la révolution française, et avec une vivacité de couleurs qui s’imprime fortement dans le souvenir. Ces tableaux, tracés avec un incontestable talent, ne sont-ils pas un peu idéalisés ? Les auteurs n’oublient-ils pas un peu trop, ou ne relèguent-ils pas trop dans l’ombre ce qui fait tache, terriblement tache à la même époque ? Sont-ils sévères comme il le faudrait quand il y a lieu ? Nous aurons sur ce point plus d’une réserve à faire.

C’est surtout au point de vue des destructions qu’un autre écrivain a envisagé le sujet. M. E. Despois a consacré un volume au Vandalisme révolutionnaire : non pas qu’il ne s’occupe que des ruines qui furent faites à cette époque, loin de là ; lui aussi jette un regard complaisant sur les divers encouragemens que les arts et le luxe public ont reçus de la révolution française. On se doute même de ce que, de la part d’un écrivain aussi plein d’admiration pour la révolution, ce mot de vandalisme peut cacher d’ironie. Qu’il y ait eu des actes de vandalisme, l’auteur ne le nie pas. Y en a-t-il eu autant qu’on le dit, et la révolution elle-même a-t-elle été véritablement vandale ? Voilà ce qu’examine M. Despois. Il n’est que juste de reconnaître sa modération, sa bonne foi, ce que son livre atteste de recherches, ce que même il rectifie d’erreurs sur quelques faits faux ou exagérés. Son plaidoyer est habile et bien fait, mais c’est un plaidoyer, et non des moins systématiques. La convention y est jugée sur ce point, comme sur tous les autres, avec sympathie, indulgence au moins, quand décidément il ne saurait y avoir lieu à sympathie. Au surplus, ce n’est pas ici une question de parti : c’est, il faut le répéter, une question d’histoire. Nous la discuterons d’autant plus volontiers avec l’auteur du Vandalisme révolutionnaire que son travail et les histoires plus générales de la révolution nous ont aidé et comme invité à nous reporter vers les sources si indispensables en pareille matière.

Et d’abord il y a un point sur lequel il paraît difficile que l’accord ne se fasse pas. Non, il n’est pas vrai que la convention ait été une assemblée d’iconoclastes. Elle n’a pas fait une guerre systématique aux arts, au luxe public. Si elle a eu des torts à cet égard, ce n’est pas le tort du moins d’une haine de parti-pris. Elle estimait à leur valeur ces décorations brillantes des sociétés civilisées, dans lesquelles elle vit même mieux que de simples décorations superflues. On fait à ce sujet plus d’une confusion. On croit trop souvent que la convention était hostile aux arts, tandis qu’elle ne l’était qu’au passé, qu’elle attaquait ou laissait attaquer sans ménagement, en dépit de certaines mesures spéciales à la conservation des objets d’art que nous examinerons. On confond en cela la convention avec ce qui n’en fut qu’un groupe, une fraction, une secte, — secte bizarrement éprise de l’austérité Spartiate, qu’elle prétendait faire revivre en pleine civilisation moderne. Eh bien ! même ce groupe dont Saint-Just est l’expression la plus systématique, tout en déclamant contre le luxe privé, l’opulence, n’étend guère ses proscriptions au luxe public. En cela encore, elle était conséquente avec son esprit imitateur de l’antiquité. Dans les anciennes républiques, la pauvreté des citoyens n’excluait pas une certaine magnificence dans l’état. La médiocrité régnait dans les demeures des particuliers : les temples, les monumens, les fêtes, manifestaient un luxe public plein de grandeur et d’éclat. Point de jouissances exclusives à l’usage du riche, un luxe collectif à l’usage du peuple, quoi de plus conforme au programme démocratique ?

Sur la question du luxe privé, de la latitude à laisser à l’usage et à l’abus de la richesse privée, la convention présente donc des oppositions d’idées qu’on ne retrouve pas pour le luxe public. Elle l’admet, tout comme l’ancienne monarchie, quoique sous des formes à plus d’un égard différentes. Qu’on ne fasse pas exception même pour les disciples de Rousseau, qui, bien que beaucoup plus nombreux et influons à la convention que dans la constituante, ne formèrent pas d’ailleurs la majorité dans cette assemblée, car ni les girondins ni même les dantonistes ne sauraient être enrôlés sous la bannière du Contrat social. La convention dans son immense majorité veut un luxe public et des arts très développés : elle en rêve, nous verrons comment, la régénération. Sous la forme des fêtes nationales, elle va même jusqu’à en abuser. Elle tend, ici comme partout, à centraliser à l’excès. Où était le roi, elle met l’état, protecteur des arts et des lettres. La convention aime les arts et les lettres un peu trop à sa manière ; mais les aimer même ainsi, ce n’est pas les détester et les proscrire.

La question au reste n’est pas purement historique. Elle nous touche de près en même temps qu’elle a une portée générale. Que doit être le luxe dans une société démocratique ? Cette question paraît digne de fixer l’attention des moralistes et des politiques en tout temps et plus que jamais aujourd’hui. Voilà ce dont s’est préoccupée la révolution avec un mélange d’idées justes et d’aberrations singulières. Est-il possible de croire que la même question ne se présente plus, et qu’elle ait reçu de tout point une solution satisfaisante ? On a beaucoup fait, depuis la révolution même, pour donner à ce luxe, autrefois privilège d’une élite dans la plupart de ses manifestations, un caractère moins exclusif ; nos expositions d’art et d’industrie en sont la preuve. Il ne manquerait pas d’autres témoignages de la même pensée. Beaucoup plus qu’autrefois la foule est admise à ces jouissances, auxquelles seuls la fortune et un certain rang donnaient accès. N’y a-t-il plus là pourtant aucun perfectionnement à introduire, aucun écueil à éviter ? Si nos fêtes, par exemple, n’ont pas l’emphase prétentieuse qu’on a reprochée à la plupart des fêtes de la révolution, ne sont-elles pas comme marquées d’une insignifiante banalité ? On ne saurait sans doute non plus prétendre que le théâtral a cessé parmi nous de faire école. Combien de questions qui tiennent au fond même de la civilisation, bien qu’elles ne paraissent en exprimer que les côtés tout extérieurs ! Combien d’enseignemens contenus, sans presque qu’on ait besoin de s’appliquer à les en dégager, dans cette grande expérience révolutionnaire !

C’est cette expérience qu’il convient de suivre sous ses deux faces, l’une toute destructive, l’autre qui se rapporte à des fondations ou à des tentatives de réforme. Nous commencerons par le vandalisme. Bien des faits y sont à éclaircir, bien des leçons aussi à en tirer. Nous allions dire, si la honte et la douleur ne nous retenaient, que le sujet est à l’ordre du jour ; les vandales de 1871 n’ont que trop remis en mémoire les vandales de 1793.


II

Quelles ont été les origines du vandalisme révolutionnaire ? Nous avons déjà répondu que ce ne furent point des ennemis systématiques du luxe public et des arts qui entreprirent ces destructions comme une sorte de campagne contre la civilisation. Certains esprits disposés à voir partout des complots et des mots d’ordre ont cru reconnaître dans cet entraînement la présence d’une main mystérieuse, les fils cachés d’une conspiration savamment ourdie. Les uns l’ont attribué à la direction d’un des partis qui dominaient la France, les autres à l’or de l’étranger poussant la révolution aux excès pour la mieux déshonorer. Rien ne justifie ces accusations, et tout nous paraît les démentir. Elles pouvaient bien retentir pendant la révolution, dans ces heures troublées où on veut à tout prix avoir devant soi un ennemi désigné, responsable. Tous les grands mouvemens populaires ont eu et ont leur source en eux-mêmes. Celui-là ne fait pas exception et s’explique suffisamment, selon nous, par les lois éternelles de la nature humaine. Un irrésistible instinct pousse les peuples à personnifier la foi religieuse ou politique dans des symboles ; ils les vénèrent tant que cette foi subsiste, et, par un instinct non moins irrésistible, on les voit se retourner contre eux avec une haine farouche dès que la même foi n’existe plus. Plus cette révolution dans les idées aura été soudaine dans ces masses qui ne reçoivent le contrecoup du changement opéré dans les idées que lorsqu’il s’est accompli lentement dans les classes supérieures, plus violent sera le mouvement qui précipitera contre ces symboles, la veille même trouvent l’objet d’un culte idolâtrique, les multitudes égarées. Ne cherchons pas ailleurs l’origine de ce souffle de destruction qui, passant sur les villes et les campagnes, traversa la France comme un vent de mort, emportant tout, brisant tout sur son passage.

Faut-il aller jusqu’à croire pourtant, comme on a un peu trop l’air de le dire, que cette fièvre se soit allumée toute seule ? Faut-il se ranger à cette thèse qui réduit à un simple emportement populaire cette guerre faite à la partie précieuse du luxe public exprimée par les monumens et les arts ? Ne faut-il pas en rendre responsables les clubs, les municipalités, et ce grand pouvoir qui absorbe tous les autres, la convention, n’y est-il absolument pour rien ? Comprendrait-on tout d’abord qu’un peuple, naguère soumis, surtout le peuple des campagnes, ait été pris de cette rage subite, s’il n’y avait pas eu d’excitations venant du dehors ? Et comment serait-il possible de ne pas voir l’action de ces sociétés populaires, jacobins et cordeliers à Paris, et de tant d’autres associations affiliées ou indépendantes, mais animées des mêmes passions en province ? Qu’on songe qu’il n’y avait pas moins de huit cents affiliations rien que jacobines réparties sur le territoire ! Là fut le foyer toujours brûlant ; de là partit le plus souvent le mot d’ordre. Où trouver ailleurs que dans les membres et les auditeurs de ces tumultueuses assemblées, toutes vibrantes des colères du jour, et suivant le courant avec une sorte d’émulation empressée, le contingent naturel de cette armée de la destruction, qui a laissé peu de points en France sans y porter ses ravages ? Les municipalités étaient malheureusement composées d’élémens analogues, si ce n’est les mêmes. En tout cas, quand elles ne donnèrent pas l’exemple, elles furent souvent dominées, entraînées.

Mais la convention ! elle vandale, elle qui fit de si beaux décrets ! Elle sacrifiant le luxe public, les arts, à ses haines politiques ou philosophiques, quel blasphème ! Est-ce qu’elle n’a pas essayé de lutter contre le vandalisme ? Et ici on cite des textes. Tout cela est fort bien, et on doit faire une juste part à ces résistances. Quant à décharger la convention de toute responsabilité dans la destruction des monumens et des objets d’art, est-ce possible ? De quel droit supposer que tant de discours véhémens, respirant la haine furibonde de ce passé dont les emblèmes étaient partout, n’auraient pas eu d’écho dans ce peuple facile à émouvoir, à passionner ? Qu’on songe à ce qu’était aux yeux des populations la convention nationale ; elle leur représentait tout autre chose qu’un corps politique ordinaire. Qu’on veuille ne pas l’oublier : les peuples ont besoin de mettre l’autorité morale quelque part, dans un livre, dans un homme, dans une assemblée. Alors l’assemblée était tout. Elle était tout d’autant plus qu’on rompait violemment avec la grande autorité morale figurée par l’église. Pour ceux que le mouvement révolutionnaire entraînait, tout ce qui venait de l’assemblée se revêtait d’une sorte de consécration. Et que sera-ce si la bouche qui avait laissé tomber l’oracle était celle de quelqu’un des chefs populaires qui personnifiaient pour la foule les lumières et la vertu ! Ce serait un travail ingrat, auquel chacun peut d’ailleurs suppléer avec ses souvenirs, que d’aller rechercher tous ces discours qui, avidement lus, commentés par des hommes d’un tempérament exalté ou jetés par la violence des événemens hors de leur nature, pouvaient se traduire par des voies de fait.

Est-il besoin de mesurer la portée des discours quand il y a des actes ? Il y en a un surtout, le décret du 1er août 1793. Ce décret établit qu’à quelques jours de date on devra détruire, dans toutes les églises, d’un bout de la France à l’autre, tout ce qu’il y a de tombes royales. Ce fut comme un coup de tocsin. On désignait un objet spécial à la haine d’un peuple soulevé déjà. Et comment ne se serait-il jeté avec la même furie sur d’autres symboles non moins détestés et beaucoup plus multipliés ? On précipitait par là le peuple dans les églises. Mais, dit-on, il ne s’agissait que d’exhumer les personnes royales, et non de détruire les tombeaux. Pourquoi faut-il que cette interprétation, qui réduit le décret à une exhumation, ce qui n’est qu’une circonstance très médiocrement atténuante, ne soit pas conforme au texte ? Il porte : « Les tombes et les mausolées des ci-devant rois élevés dans l’église de Saint-Denis, dans les temples et autres lieux, dans toute l’étendue de la république, seront détruits le 10 août. » Quoi de plus formel ? Et quelles ne furent pas les conséquences immédiates de ce décret ! La municipalité de Saint-Denis, impatiente de mettre à exécution une mesure qui, outre ce qu’elle soulève d’objections générales, ôtait à cette localité ce qui en faisait la gloire devant le monde entier et la principale richesse, n’attendit même pas la date du 10 août assignée par la convention pour se mettre à l’œuvre. La présence d’un des membres de la convention n’empêcha pas les dévastations qui eurent lieu dans les journées du 6, du 7 et du 8 août. Même quand il eût été vrai qu’il ne se fût agi que d’une exhumation, elle ne pouvait se faire sans entraîner des dégradations inévitables. « On a été obligé, dit le commissaire de la convention dans son rapport, de briser la statue couchée de Dagobert, parce qu’elle faisait partie du massif du tombeau et du mur. » S’imaginer qu’il suffisait de prescrire par un décret ultérieur de ne pas endommager les objets d’art pour qu’il en fût tenu compte, c’est trop d’illusion. Exhumer, c’était saccager. Livrer au peuple des tombes royales renfermant des valeurs précieuses, c’était, quoi qu’on tentât pour s’y opposer, inviter au pillage. Nous n’en voudrions pour preuve que cette même destruction du tombeau de Dagobert. Faut-il croire le commissaire de la convention, plutôt intéressé à atténuer les faits, ou bien un témoin qui a pour être cru toute autorité et qui se tait sur ce fait ? Nous trouvons, dans la description des monumens du moyen âge qui avaient été transportés de Saint-Denis, due à Alexandre Lenoir, que le vol fut le mobile d’une telle dégradation. Les violateurs brisèrent la statue et le cercueil, croyant qu’il renfermait un trésor ; mais des ossemens enveloppés d’un suaire furent tout ce qui s’offrit à leur cupidité. Le même écrivain nous renseigne sur l’importance de ce tombeau : il datait du temps de saint Louis, l’ancien tombeau ayant été détruit à l’époque où les Normands ravagèrent une partie de la France. Louis IX avait élevé à son prédécesseur une chapelle sépulcrale à la suite des réparations qu’il fit faire dans l’abbaye de Saint-Denis, après la mort de l’abbé Suger, et à la sollicitation de Blanche, sa mère. Le corps de Dagobert, échappé à la destruction, avait été placé au milieu de la chapelle dans un sarcophage. Il y avait donc là sous le double rapport de l’archéologie et de l’art une valeur véritable.

On ne saurait, on le voit, exonérer la convention de toute responsabilité dans la destruction des objets d’art et de luxe. Elle demeure responsable de cette affaire des tombes royales, véritable attentat contre l’histoire, répudiation folle dans le fond, odieuse dans la forme, d’un passé qui n’avait pas été sans gloire. La royauté soumise à ces outrages posthumes représentait la France formée, agrandie, quelquefois même par la main de ceux qu’on nommait les mauvais princes. Cette responsabilité existe encore dans un autre acte, l’accueil fait aux adresses injurieuses pour la religion, aux offrandes burlesques de châsses, surplis, croix, dépouilles des églises. Les bandes qui les apportèrent reçurent les honneurs de la séance.

Voyons maintenant ce qu’il faut penser de ce qu’on appelle les mesures préservatrices des monumens et des arts. Nous consentons à en faire honneur à la convention, mais sous réserve ; le mérite en revient surtout à certains comités et à un petit nombre d’hommes auxquels l’histoire rendra justice plus encore qu’elle ne semble l’avoir fait. La masse de l’assemblée ne pouvait guère ressentir une grande douleur des injures qui s’adressaient à des souvenirs qu’elle détestait et à des monumens qu’elle n’appréciait guère. Les comités spéciaux, et d’abord le comité d’instruction publique, stimulèrent cette inaction et l’empêchèrent de tourner trop souvent en complicité. Ce fut leur mérite. Ce fut celui de l’assemblée de les avoir nommés et de faire droit à leurs réclamations. Eux seuls contenaient un assez grand nombre de ces hommes qui, sans aimer les rois, ressentent vivement les outrages faits aux monumens élevés même à la gloire de la monarchie, qui, sans être chrétiens, trouvent mauvais qu’on insulte aux symboles du christianisme. Qu’on veuille bien y songer, la disposition large, hospitalière aux idées, qui comprend du moins ce qu’elle n’admet pas, était fort rare à cette époque. Elle l’était même dans ces comités auxquels nous faisons allusion ; elle leur était pourtant moins étrangère. L’art du moyen âge était de même peu goûté ; l’idée plus générale que l’art doit être respecté, recueilli dans tous ses vestiges, sous toutes ses formes, ne rencontrait que peu d’adeptes. Elle en eut pourtant, et trouva même un apôtre dans Alexandre Lenoir. Avant tout, il fallait lutter contre les destructions. C’est ce que tentèrent, au nom des comités qu’ils animaient de leur zèle, un petit nombre de promoteurs. Il ne faut pas oublier ces hommes de bon vouloir qui en toute chose prennent sur eux les peines et les périls des difficiles entreprises, et ne recueillent le plus souvent qu’une part bien faible d’un honneur devenu en quelque sorte anonyme.

Au premier rang de ces promoteurs comment ne pas placer Lakanal ? Une véritable reconnaissance est due à ce modeste et énergique défenseur de% lumières et des arts. Plusieurs de nos contemporains l’ont connu ; il recevait même, il y a quelques années, au sein de l’Institut, qu’il avait contribué à organiser, et où il était venu en quelque sorte terminer sa longue carrière, l’hommage le plus éclatant et le plus mérité[1]. On le voit mêlé à tout ce qu’il y eut de créations grandes, utiles. Il défendit avec courage les académies près de succomber, et particulièrement l’Académie des Sciences, qui comptait alors plusieurs hommes de génie, et qui rendait dans ce moment même tant de services au pays en perfectionnant divers moyens de guerre nécessaires à la défense du territoire. Il réussit à sauver le Jardin des Plantes. Il fit adopter le télégraphe de Chappe contre l’indifférence des uns et les doutes des autres. Il fut enfin l’auteur d’une loi importante sur la propriété intellectuelle et de grands projets sur l’enseignement en partie appliqués. Lakanal est le premier qui mit en circulation dans la langue officielle le mot de vandalisme. Peu importe qu’il l’ait recueilli de la voix publique ou qu’il l’ait choisi pour désigner ces destructions qui rappelaient les ravages des vrais Vandales. Ce fléau, qu’il osait alors attaquer de front, il le dénonçait dès le commencement de 1793. « Des chefs-d’œuvre sans prix, dit-il, sont chaque jour brisés ou mutilés ; les arts pleurent des pertes irréparables. Il est temps que la convention arrête ces funestes excès. » Où sont pourtant les traces de cette résistance pendant cinq mois ? Nous les cherchons en vain. C’est encore Lakanal qui revient sur la brèche. Il insiste, il fait accepter le décret du 6 juin qui porte « la peine de deux ans de fers contre quiconque dégraderait les monumens des arts dépendans des propriétés nationales. » Deux ans de fers ! certes la peine était sévère ; ne l’étaifc-elle pas trop dans certains cas, pour certains individus ? Fut-elle exécutée ? C’est bien douteux. Les pouvoirs restés debout étaient désarmés devant la multitude, et les municipalités paraissaient, nous l’avons dit, plus fréquemment mêlées à ces désordres qu’occupées pu résolues à y mettre de sérieux obstacles.

Achevons de montrer ce que fit la convention pour modérer du moins l’étendue des dégradations. Outre les monumens, il y avait les dépôts. Ces dépôts étaient remplis de livres, de meubles, d’objets d’art. Il fallait prendre des précautions contre les pertes qui pouvaient résulter de la confusion de ces dépôts, où s’entassaient tous ces trésors provenant de la suppression des monastères et des biens des émigrés. C’est à cela que travaillèrent diverses commissions. La première fut la commission des monumens, nommée dès le 18 octobre 1792, confirmée le 17 août 1793. Elle, était chargée de dresser l’inventaire de tous les objets précieux, livres, tableaux, statues, etc. Son président, le célèbre philanthrope Larochefoucauld, s’adjoignit lui-même plusieurs savans et artistes qu’il réunit pour procéder au choix des monumens et des livres que ce comité voulait conserver plus particulièrement. La municipalité de Paris, qu’on trouve mêlée à des actes par trop peu en rapport avec cette mesure, nommait aussi des artistes et des savans qui apportèrent leur concours à la commission des monumens. Qu’advint-il de cette commission ? Après avoir fait preuve à ses débuts d’un zèle sans doute mal secondé, elle tombe dans une incurie qui finit par exciter les murmures. Le 18 décembre 1793, le rapporteur Mathieu, parlant au nom du comité d’instruction publique, constate une masse de dévastations, de pertes, de méventes dont il rendait hautement la commission responsable. Elle fut remplacée, sur la proposition du rapporteur, par la commission temporaire des arts, à laquelle s’attache une juste célébrité. Cette commission en effet se composait d’hommes spéciaux, quelques-uns illustres, tels que Berthollet, Monge, Lamarck, Brongniart, Corvisart, Vicq-d’Azir. Elle était divisée en douze sections, selon la nature des objets qui appelaient ses soins. Le même conventionnel Mathieu en saluait l’entrée en fonction dans des termes qu’il suffit de rappeler. « C’est à la convention nationale, disait-il, de faire aujourd’hui pour les arts, pour les sciences, pour les progrès de la philosophie, ce que les arts, la science et la philosophie ont fait pour amener le règne de la liberté : ce sont aussi des créanciers de la révolution, et pour qui la révolution doit tout faire. Les ténèbres sont une servitude. »

Cette commission devait rendre en effet de très réels services. Elle arracha quantité d’œuvres d’art à la destruction. On lui doit aussi une instruction remarquable rédigée dès les premiers jours de 1794, œuvre principalement de Vicq-d’Azir et de dom Poirier, sur la manière d’inventorier et de conserver, dans toute l’étendue de la république, tous les objets qui peuvent servir aux arts, aux sciences et à l’enseignement. Les indications exactes sur les moyens de sauver de la dégradation les tableaux, gravures, statues, objets de physique, livres, etc., y sont multipliées, classées de manière à former un traité complet. L’envoi de cette pièce patriotique et savante fut fait aux agens nationaux et aux sociétés populaires. Il est permis de garder des doutes sur leur volonté constante et sur leur pouvoir de respecter et de faire exécuter ces prescriptions salutaires. Le succès des efforts de la commission resta très limité, tout le démontre. Comment d’ailleurs, au milieu de tant de préoccupations ardentes et de soins absorbans, faire ce qu’il n’eût pas été facile d’accomplir en des temps plus calmes, c’est-à-dire improviser l’ordre dans des dépôts énormes, entassés à la hâte ? Quant à suspendre les coups de la hache populaire, cela était-il au pouvoir d’une commission ? En fait, les pertes, les détournemens ne cessent pas. Les destructions violentes continuent pendant les six premiers mois de 1794. Elles persistent dans plusieurs provinces même après le 9 thermidor. Le premier rapport de l’abbé Grégoire, lu un mois après cette date fameuse, a pour titre le Vandalisme et les moyens de le réprimer. Il en parle comme d’un mal encore existant et même dans toute sa force.

Voilà quelles furent les mesures prises. La convention les adopta ; les soutint-elle avec une énergie suffisante ? Quoi qu’il en soit, les dégradations et les pertes sont telles qu’il y a bien de l’illusion à vouloir atténuer aujourd’hui la portée du terme de vandalisme révolutionnaire. C’est par trop aussi oublier la notoriété publique. Quoi qu’on puisse dire, la mémoire de ces dévastations est vivante encore. La pierre en garde le stigmate. La façade, l’intérieur des monumens mutilés, en portent témoignage dans presque toutes les localités. Quel commentaire plus irréfragable de tant de rapports écrits ? Quelle réfutation plus concluante de trop indulgens plaidoyers ? Et à quoi sert-il d’alléguer que de pareils exemples auraient été légués par le passé, précédens qui ne seraient pas des excuses, alors même qu’ils ne reposeraient pas sur de trompeuses analogies ? Non sans doute, le passé n’est pas pur de tout excès de ce genre. Toutes les fois qu’on voudra, on trouvera à tous les désordres, à tous les crimes, des précédens dans l’histoire ; mais, je le demande, comment ces exemples tirés de l’ancien régime, tels que l’exhumation des corps enterrés à Port-Royal, ordonnée par un caprice de despotisme monarchique, tels que les ravages commis dans les églises par les fureurs sectaires au temps des guerres de religion, s’appliqueraient-ils à cet emportement systématique, général, ici capricieux et désordonné, là organisé, discipliné, de presque tout un peuple soulevé contre les monumens de son passé ? Comment deviendraient-ils des circonstances atténuantes pour la révolution notamment ? Contre qui se faisait-elle ? N’était-ce pas contre ces temps mêmes dont elle maudissait le fanatisme barbare, qu’elle se vantait de remplacer par des mœurs plus douces ? Que l’on dise que la réaction contre un fanatisme amenait un autre fanatisme, cette explication, très discutable en elle-même, n’ôte rien à l’objection qui reproche à la révolution comme une inconséquence criminelle d’avoir déchaîné une barbarie plus destructive que la France n’en avait connu à aucune époque.


III

Sans essayer d’entrer dans le dernier détail des dégradations et des pertes, qui serait infini, nous désirons ne pas rester dans les termes d’une trop grande généralité. L’exactitude, qui est de devoir en histoire, l’est ici d’autant plus que la question reste encore livrée aux controverses des partis. N’y a-t-il d’autre moyen de combattre certaines légendes royalistes que de leur opposer une légende révolutionnaire, tantôt environnant d’une auréole des héros peu intéressans, tantôt atténuant, adoucissant le mal amnistié dans ses intentions et amoindri quant à l’étendue qu’on lui attribue ? À en croire de nouveaux apologistes, la réfutation semble contenue dans ces mots : on a exagéré ! Ainsi on n’a pas tant guillotiné, on n’a pas tant détruit, on n’a été ni tellement septembriseur ni tellement iconoclaste que l’ont prétendu des gens malintentionnés. Nous voulons bien ; mais examinons.

C’est particulièrement sur les dévastations commises dans la basilique de Saint-Denis que portent ces réclamations. C’est à croire que nous sommes dupes d’une illusion. Nous avons été trompés là-dessus par Chateaubriand et par quelques poètes élégiaques : le premier a écrit à ce sujet un chapitre fort emphatique et fort peu concluant dans le Génie du christianisme ; les autres ont pleuré des larmes politiques que la réaction royaliste savait apprécier à leur juste valeur. Qu’il y ait quelque chose de fondé dans ces remarques, d’accord ; mais donnent-elles le droit de conclure que les ruines sont imaginaires ? Non, les ruines restent, et les larmes aussi, non pas celles que répand une sentimentalité de commande, mais celles dont le poète a dit avec une vérité immortelle : Sunt lacrymœ rerum ! On a tort de ne s’attacher qu’au nombre des statues brisées et des bras endommagés. N’y eût-il que la statue de Dagobert et les deux statues de Charles VII et de la reine sa femme mises en pièces, que la tête de la statue de Marie, fille de Charles le Bel, séparée du corps et qui fut volée, que les deux doigts cassés de l’une des statues du mausolée de François Ier, il nous serait encore impossible de déclarer que les tombeaux de Saint-Denis n’ont pas été saccagés, détruits ; oui, détruits, quoique la plupart des pierres aient été replacées sous la restauration. Il nous semble qu’on se serait donné moins de peine pour réduire les proportions de ce désastre, que l’on considère presque comme fictif, si on s’était dit que cette destruction consistait dans l’exhumation même des corps, dans la fonte des cercueils, dans la disparition de tout ce qui constituait une nécropole royale. Faut-il en prendre son parti avec indifférence ? À ce compte, la mémoire et l’imagination des peuples ne sont plus rien uniquement parce que nous sommes une démocratie. Il est difficile de prendre son parti de cette indifférence. On confond à tort avec un superstitieux fétichisme le respect du passé historique. L’enlèvement des statues pouvait bien s’appeler aussi une destruction quand elle fut accomplie, puisqu’elle faisait disparaître l’intégrité du monument. Il fallut qu’Alexandre Lenoir allât les déterrer sous l’herbe qui les recouvrait dans un champ voisin.

Nous éviterons de pousser trop loin l’investigation ; nous n’irons pas avec un soin trop minutieux fouiller dans les cercueils des rois de France pour y chercher un à un quels objets précieux, quels témoignages de luxe des sépultures tout un passé monarchique y avait entassés. On trouve ce travail accompli avec la plus tranquille indifférence par un des témoins délégués, par le rapporteur principal de l’opération d’extraction des cercueils, le bénédictin dom Poirier. N’approuvant ni ne blâmant rien, républicain ou royaliste, on ne peut le deviner, il décrit, il suppute, avec la simple curiosité d’un antiquaire. Il raconte comment on a trouvé des restes de diadème et point de couronnes dans deux tombeaux, l’un du commencement du XIIIe siècle, l’autre du commencement du XIVe. Si les tombeaux intermédiaires n’offrent ni diadèmes ni couronnes, c’est que les cadavres ont été bouillis et désossés, et les ossemens rassemblés dans de petits cercueils. Ils n’ont donc pu être revêtus des ornemens de la dignité cruels avaient possédée pendant leur vie. Dans les tombeaux des XIVe et XVe siècles, on a trouvé neuf couronnes tant de vermeil que de cuivre doré. Le cercueil de Charles V renfermait une couronne de vermeil, une main de justice d’argent, un sceptre de cinq pieds de long, surmonté de feuilles d’acanthe d’argent bien doré, celui de Jeanne de Bourbon un anneau d’or, des fragmens de bracelets, des souliers d’une forme très pointue, brodés d’or et d’argent. On a trouvé dans le cercueil de Louis VIII un reste de sceptre de bois pourri, un diadème qui n’était qu’une bande d’étoffe tissue en or, avec une grande calotte d’une étoffe satinée assez bien conservée : le corps avait été enveloppé dans un drap ou suaire tissu d’or ; on en trouva des morceaux. On voit, par là qu’en somme les matières précieuses et les objets d’art ensevelis dans le cercueil des vieux rois n’étaient pas aussi prodigués qu’on l’a cru par nos aïeux. Dom Poirier ajoute même qu’on finit par sentir le ridicule d’enfouir l’or et l’argent dans le sein de la terre avec la pourriture des cadavres. Cet usage cessa au XVIe siècle. La révolution fit plus : elle porta à la Monnaie ces matières précieuses restées inutiles dans des tombes, et les fit fondre.

Les détails que nous transmet dom Poirier sont instructifs, mais accompagnés d’une expression dont la crudité choque. Sommes-nous devenus trop délicats sur le chapitre des laideurs physiques de la mort, dans lesquelles avait paru pendant des siècles se complaire à l’excès un spiritualisme ascétique ? Pour l’impassible bénédictin, l’exhumation des restes des rois de France se réduit à, deux questions, une question d’archéologie, une question d’anatomie et d’embaumement, qui ne l’intéresse pas moins, et qui lui paraît trouver dans l’opération qui s’accomplit une circonstance unique pour être résolue. Ce sont ses termes mêmes. Il regrette que les citoyens Tourette et Pinson, très versés dans l’étude de la composition et de la décomposition des ossemens, malheureusement invités trop tard, aient manqué l’occasion unique, dit-il, d’observer des sujets de tout âge et de tout sexe qui se sont succédé pendant l’espace de douze siècles, c’est-à-dire députe le squelette de Dagobert, mort en 638, jusqu’à celui du dauphin mort en 1789. Des sujets, voilà l’expression que continue à employer, en parlant des restes des personnes royales, ce pieux et sévère écrivain, qui, se renfermant dans sa probité rigide d’érudit, sans laisser percer jamais la moindre émotion, même historique, décrit tout en conscience, et pour qui les cercueils de Henri IV et de Louis XIV ne sont que des coffres de chêne ou de métal, mesurant telles dimensions et renfermant des curiosités dignes d’être constatées avec soin, y compris les os et le cadavre des rois défunts !

Sur les pertes d’objets d’art et de luxe, comme sur la dégradation des monumens, il n’existe pas de documens plus instructifs que les rapports de l’abbé Grégoire. Le premier fut lu le 14 fructidor an III. Les pertes les plus étendues y sont signalées. « Les lois conservatrices des monumens sont inexécutées et inefficaces, » dit le rapporteur, qui ajoute ces paroles remarquables, si l’on se reporte à cette date déjà avancée, car nous sommes en pleine année 1794 : « Le vandalisme redouble ses efforts. Il n’est pas de jour où le récit de quelque destruction nouvelle ne vienne nous affliger… C’est dans le domaine des arts que les plus grandes dilapidations ont été commises. Ne croyez pas qu’on exagère en vous disant que la seule nomenclature des objets enlevés, détruits ou dégradés, formerait plusieurs volumes. » On s’explique peu que ces mémoires si substantiels soient frappés de suspicion, non pas que l’auteur soit dans ses écrits une autorité infaillible : esprit honnête et courageux, mais passionné, parfois crédule, Grégoire porte la peine de son caractère ardent et de sa position fausse de prêtre convaincu et de montagnard déclaré ; mais la lecture de ces rapports ne justifie pas, à ce qu’il nous semble, l’accusation de vague adressée à des rapports qui offrent en général le caractère d’une assez grande précision. Grégoire parlerait le plus souvent d’objets qui ont failli être détruits. Il se sert quelquefois de cette expression, mais à propos d’objets qui ont échappé à une destruction imminente, qu’il n’a pas tenu au vandalisme de ne pas consommer. Il fallait bien signaler aussi ces attentats. Les assertions de Grégoire seraient souvent hasardées. Qu’on lise le rapport du 7 brumaire an III, époque où encore « les destructions continuent ; » on y verra que les faits allégués par le célèbre conventionnel dans ses différens rapports n’ont pas été recueillis par lui ; il ne fait que résumer la correspondance des comités de l’instruction publique et des arts. On ajoute que l’auteur lui-même a reconnu des exagérations, les a rectifiées dans son troisième rapport du 24 frimaire. Sans doute, il a donné cette preuve de sa bonne foi ; mais outre que les faits, en très petit nombre, qui se trouvaient exagérés gardent en général une gravité réelle, presque toujours les rectifications du rapporteur portent moins sur les dégradations en elles-mêmes que sur la participation des administrations. Bien loin d’atténuer les résultats des précédens rapports sur le vandalisme, ce troisième mémoire ajoute encore aux révélations contenues dans les premiers ; il constitue un acte d’accusation des mieux motivés, et dont on essaierait en vain de diminuer l’importance. Qu’en effet il y ait eu moins qu’on ne l’avait cru de dégâts à Coutances et dans la petite ville de Thorigny, il n’y a pas de quoi beaucoup triompher. Grégoire cite vingt autres endroits où le mal est plus grave qu’on ne l’avait dit d’abord. Parmi ces faits, il en est qui méritent d’être rappelés. À Verdun, les tableaux, les tapisseries, les livres et autres objets provenant de la cathédrale ont été transportés sur la place La Roche ; les officiers municipaux, décorés du ruban tricolore, le district, deux membres du département, ont assisté à cette glorieuse expédition. On a battu la générale, on a fait prendre les armes aux citoyens, et les destructeurs se sont livrés à ces excès de boissons par lesquels ce genre de scène finit d’ordinaire quand ce n’est pas par là qu’il commence. Après la cérémonie, ces mêmes hommes ont forcé l’évêque constitutionnel à danser autour du bûcher. Il nous semble pourtant que cela ne laisse pas d’être assez complet comme scène de vandalisme. Le mal n’avait pas été connu non plus tout entier pour Nîmes, Morfontaine, Bourges, Gisors, Mayenne, pour d’autres localités, comme Meudon, comme Sens, où le monument du chancelier Duprat avait été dégradé. Combien d’autres faits ajoutés à ceux qui avaient été dénoncés ! En voici quelques échantillons : à Mont-de-Marsan, deux statues de Mazetti ont été mutilées ; à Reims, on a mutilé un tombeau d’un beau travail, précipité d’une hauteur de 20 pieds un tableau de Zuccharo. À Melun, une belle statue de marbre blanc a été cassée. À Fontainebleau, un tableau magnifique est en cendres. Sans doute Grégoire fait allusion au portrait de Louis XIII par Philippe de Champagne. Dans la même ville, on a brisé une statue de fleuve en bronze qui avait été exécutée sous la direction de Léonard de Vinci. À Étain, nombre de livres volés. À Saint-Serge, près d’Angers, dans l’église des Bénédictins, des groupes précieux, sont brisés. Deux belles statues, le saint Jérôme et le saint Sébastien, qui avaient échappé à cette rage dévastatrice, ont été détruites. À Verdun, où nous venons de voir la municipalité se signaler par ses hauts faits, les arts regrettent surtout une Vierge de Houdon, et un Christ mort de grandeur naturelle. À Versailles, c’est une magnifique tête de Jupiter qui subit le même sort. Un vandale s’est amusé à tirer à balle sur ce monument, qui avait orné les jardins de Médicis, et qui, depuis plusieurs siècles, n’avait subi aucune avarie. Ailleurs, comme à Carpentras, des parties entières de monumens tombent sous le marteau. Dans plusieurs villes, on détruit jusqu’aux orangers. À Paris même, aux Invalides, des statues mutilées en grand nombre jonchent le sol de leurs débris ; il faut citer beaucoup de sculptures dues à Coisevox, à Houdon, à Bouchardon. Vous ne trouverez pas mentionnée là une autre perte, avérée pourtant, deux figures de Germain Pilon ornant l’horloge du Palais de Justice, qui furent brisées. Quel remède, outre l’appel aux bons citoyens, invoque Grégoire contre ces destructions qu’il signale avec la plus honorable indignation ? L’instruction du peuple ! Sans doute le remède a sa valeur, quoiqu’on ne puisse s’empêcher de remarquer qu’il nous a été donné de voir des révolutionnaires fort lettrés n’avoir pas plus de respect pour les monumens. En tout cas, il faut avouer que le remède indiqué par l’abbé Grégoire était un peu lent, comparé au mal.

Une des parties les plus curieuses et plus incontestables des pertes causées par le vandalisme se rapporte aux bibliothèques. Ces grands établissemens, outre leur caractère d’utilité publique, représentent un des côtés du luxe national. Les richesses qu’elles renfermaient, et dont la dégradation constitue une double atteinte portée à l’art et à la fortune publique, ont à l’époque révolutionnaire souffert au-delà de ce qu’où suppose habituellement. On en a la preuve dans un assez grand nombre de documens du temps, parmi lesquels les recherches de Grégoire tiennent encore une place des plus notables. Il parle des livres avec un véritable enthousiasme. Il demande qu’on remette en lumière beaucoup d’ouvrages remarquables par la beauté de l’exécution, tenus dans l’ombre systématiquement, à ce qu’il croit, par l’ancien régime, parce qu’ils accusaient les vices ou les crimes des princes, ou parce qu’ils racontent les glorieux exploits de la liberté. Au reste, l’évêque de Blois, en bon républicain, ne veut pas que les beaux volumes, c’est-à-dire les livres magnifiquement habillés, absorbent seuls l’attention ; il pense à la plèbe, aux bouquins. Il veut qu’on les catalogue avec soin. Ils valent mieux parfois que les livres reliés en maroquin et dorés sur tranches. Qu’il y ait d’ailleurs des livres de luxe, soit ; mais que la lecture ne soit pas un luxe, que les bibliothèques s’ouvrent à tous ! Et ainsi des statues et des tableaux. Tous ces dépôts allaient s’accroître de magnifiques envois faits par nos armées victorieuses. Le rapporteur les célèbre dans un langage presque lyrique. « Outre les planches de la magnifique carte de Perrari, dit-il, vingt-deux caisses de livres et cinq voitures d’objets scientifiques sont arrivés de la Belgique ; on y trouve les manuscrits enlevés à Bruxelles dans la guerre de 1742, et qui avaient été rendus par stipulation expresse du traité de paix en 1769. La république acquiert par son courage ce qu’avec des sommes immenses Louis XIV ne put jamais obtenir. Crayer, Van Dyck et Rubens sont en route pour Paris, et l’école flamande se lève en masse pour venir orner nos musées. » Le beau joue un rôle, on le voit, à côté de l’utile dans les préoccupations du savant évêque de Blois. Il n’est pas tellement égalitaire en fait de livres qu’il n’attache un juste prix à tout ce qui représente une valeur d’art. C’est ainsi, dit-il encore, que le missel de Capet à Versailles allait être livré pour faire des gargousses lorsque la Bibliothèque nationale s’empara de ce livre, dont la matière, le travail, les vignettes et les lettres historiées sont des chefs-d’œuvre.

Loin de trouver ces documens exagérés, n’y aurait-il pas lieu de se demander s’ils ont tenu compte de toutes les dégradations et de toutes les pertes ? Pour les monumens, non évidemment. On dit qu’il n’y a pas eu beaucoup de chefs-d’œuvre détruits : il nous semble que nous en avons cité quelques-uns. Et combien d’œuvres distinguées et rares ont été mutilées ! Combien de fragmens détachés de monumens dont ils étaient comme une partie vivante, et qui par là, comme par leur antiquité et leur caractère, restent à jamais regrettables ! Quant aux bibliothèques, nous soutenons que Grégoire n’a pas tout dit ; les preuves qu’il apporte du vandalisme s’attaquant aux bibliothèques, aux collections, aux cabinets scientifiques, sont loin d’équivaloir à la réalité. Coupé (de l’Oise) lui-même, dans un rapport détaillé du 21 janvier 1794 (4 pluviôse an II) sur les bibliothèques, n’a pu tout dire par la raison que beaucoup de faits éclaircis aujourd’hui restaient obscurs alors, et que beaucoup plus encore probablement demeureront toujours inconnus. La révolution assurément mit un grand zèle à répandre dans une foule de bibliothèques, non-seulement à Paris, où les richesses existantes déjà augmentèrent dans une proportion très grande, mais dans les départemens, les ouvrages provenant des maisons religieuses et des biens confisqués des émigrés. Néanmoins entre le moment où ces volumes, dont beaucoup étaient fort précieux, vinrent s’entasser au nombre de plus de quinze cent mille dans divers dépôts du département de la Seine et à Versailles, et l’instant où ils trouvèrent leur place définitive, il s’écoula un temps que le vandalisme devait mettre à profit. La convention avait eu beau nommer une section de bibliographie ; le travail était loin d’être fini en 1798, quand le directoire faisait chercher dans les dépôts les élémens de sa propre bibliothèque et de celle du conseil d’état. Longtemps après ces rapports de Grégoire le désordre continuait dans ces fonds, destinés à former les bibliothèques départementales, presque toujours livrés à des administrations peu compétentes. On ne sait pas tout ce qui fut perdu, vendu à vil prix, emporté à l’étranger, de livres remarquables par la beauté de la reliure, la rareté de l’édition, de manuscrits d’une grande valeur sous le rapport de l’art ou de l’érudition. Les plus beaux parchemins, les ouvrages les plus curieux, furent vendus au poids à des débitans qui en enveloppaient leurs denrées.

À Paris, les dilapidations persistent dans certains dépôts malgré les plaintes des rapporteurs et les soins du comité. Dans sa sollicitude ingénieuse, la commission des arts avait décrit avec soin, cherché à prévenir tous les dangers que peuvent courir les livres, l’humidité, les insectes ; elle n’avait pas prévu les bibliophiles ! Ils s’abattirent sur cette curée. Un fin connaisseur, d’Ambreville, avait été autorisé à faire pour les bibliothèques un choix dans le dépôt dit Culture Sainte-Catherine. Il fut accusé de l’avoir fait pour lui, de s’être composé une bibliothèque de superbes volumes, magnifiquement reliés. Sans doute, on ne saurait donner le nom de vandales à ces amateurs distingués et instruits, mais peu scrupuleux, ni même à ces spéculateurs qui firent des fortunes en achetant et en revendant des livres et des objets d’art ; ces dispersions des collections importantes, ces achats clandestins qui dépouillaient la France de vrais trésors, n’en constituent pas moins une variété de vandalisme. On cite dès 1791 beaucoup de livres dérobés dans les anciens monastères de Saint-Jean de Laon, de Saint-Faron de Meaux, vendus à Paris, à l’hôtel de Bullion, d’après un catalogue supposé d’un certain abbé pour écarter les soupçons. Les malversations, les friponneries dénoncées par ces documens, purent être pratiquées sur une large échelle dans beaucoup de localités où les volumes étaient accumulés par grande masse. D’adroits voleurs dépareillaient les ouvrages, les rachetaient incomplets presque pour rien, les recomposaient ; on faisait subir le même traitement aux machines, instrumens de physique ; on achetait séparément les pièces à vil prix, on en reformait l’ensemble pour le revendre cher au bon moment. Et, chose plus grave, n’y eut-il pas un vandalisme officiel ? Ce ne serait pas du vandalisme, le décret par lequel la législature avait ordonné, le 19 juin 1792, que tous les titres de noblesse existant dans les dépôts publics seraient brûlés ! Et l’homme qui proposa et fit adopter cette résolution, dont la conséquence fut la destruction de nombre de pièces importantes pour l’histoire, était qui ? un savant de premier ordre, un philosophe poussant l’enthousiasme des lumières et de la civilisation jusqu’aux limites de l’utopie, qu’il a franchies plus d’une fois, l’auteur du Tableau des progrès de l’esprit humain, Condorcet lui-même ! À l’auto-da-fé d’un grand nombre de ces pièces qui furent brûlées, au milieu des transports de joie, dans beaucoup de localités où existaient des archives, s’en joignit un autre également regrettable. Ordre était donné, le 19 août 1792, de brûler aussi les pièces des ci-devant chambres des comptes, remontant à plus de trente ans, et tous les titres relatifs aux droits seigneuriaux. On voulait couper court à tout retour au privilège : mesure aussi peu efficace à ce point de vue qu’elle était désastreuse sous le rapport de l’érudition et de la vraie science historique ! La convention, il faut le reconnaître, mit dans cette affaire plus de modération et d’intelligence que l’assemblée législative. On doit ici encore savoir un gré particulier à ces comités spéciaux qui, en consacrant le principe de la séparation des travaux, empêchèrent bien de mauvaises choses et en produisirent d’excellentes. Il y aurait pourtant à distinguer entre les premières mesures et celles qui suivirent. Y a-t-il une différence bien notable entre le décret de la législative qui fait brûler les archives et celui de la convention du 3 octobre 1792 qui les destine à servir à la confection des gargousses de l’artillerie ? On trouvait encore en 1853 (le fait a été relaté par M. Vallet de Viriville), dans les magasins de l’artillerie, des parchemins qui avaient été destinés à faire des gargousses, et qui contenaient des débris de comptes relatifs au règne de Charles VII ! Les deux décrets, l’un ordonnant la réunion des archives dans un local commun, l’autre décidant que ce local serait le Louvre, donnaient satisfaction à ceux qui attachent du prix à la conservation des monumens. Cette satisfaction devenait plus complète avec l’organisation successive des archives nationales par des mains savantes de plus en plus expérimentées.

Tous les vandales, on le voit trop, ne furent pas des plébéiens ignorans et fanatiques. L’histoire dans ses documens fut plus d’une fois sacrifiée par des hommes de science. Des bibliophiles dilapidèrent les livres ; des artistes voulurent abandonner à la destruction les produits de l’art du moyen âge. Il fallut que d’autres artistes, plus sympathiques ou plus respectueux pour ces débris d’une époque alors dépréciée, fissent les plus grands efforts pour en recueillir les monumens. Enfin on vit des lettrés pousser à la mutilation des beaux livres de luxe qui portaient sur leur couverture les emblèmes de la royauté. Qui pourrait le croire, si on n’en avait les preuves trop authentiques ? Un membre de cette Académie française qu’un décret sans excuse avait supprimée, un critique célèbre, malheureusement connu par d’autres emportemens d’un zèle révolutionnaire trop soudain pour n’être pas soupçonné d’un calcul inspiré par la peur, La Harpe lui-même, dans un article du Mercure du 15 février 1794, demandait la suppression des armoiries royales des livres de la Bibliothèque nationale. On objectait qu’un tel travail ne coûterait pas moins de 4 millions. La Harpe, tout en contestant le chiffre, ne s’en effrayait pas. « Nous n’en sommes pas, écrivait-il, à 4 millions près quand il s’agit d’une opération vraiment républicaine. » Singularité d’une époque féconde en contrastes inattendus, tandis que cet écrivain d’un caractère faible et irritable, mais inoffensif, commentait les tragédies de Racine, coiffé d’un bonnet rouge, et dénonçait aux proscripteurs les reliures de l’ancien régime, un homme tout autrement redoutable, un approbateur, un complice des massacres des prisons, un signataire des affreuses circulaires du 2 septembre, déployait en faveur des objets d’art, même catholiques et monarchiques, l’ardeur la plus conservatrice ! Sergent, dans ses rapports, par le des tableaux, avec sensibilité, et verse à propos de statues des larmes sincères. Sergent, artiste par profession, aimait tout, ce qui tient à l’art. Laissons à la biographie anecdotique le soin de rechercher si son goût pour les objets d’art et précieux, ne fut pas porté jusqu’au point de se les approprier parfois d’une manière illégitime. Ce qui est certain, c’est que, de gré ou de force il rendit à la convention, sous forme d’hommage, la fameuse agate tombée dans ses mains aux Tuileries pendant la nuit du 10 août, agate qui présentait le phénomène singulier d’offrir aux yeux les reflets des trois couleurs nationales, — attrait auquel s’en joignait un autre : elle valait cent mille francs, d’après l’évaluation du détenteur lui-même, à qui le sobriquet de Sergent-agate en resta. Ni ces accusations, contre lesquelles il cherche à se défendre dans plusieurs brochures, ni sa complicité trop démontrée dans les massacres, ne sauraient empêcher qu’il n’ait fait preuve du plus actif et du plus efficace dévouement dans la commission des arts. Il arracha, aux fureurs révolutionnaires les chevaux de Marly, l’horloge de Lepaute, un grand nombre de statues placées à Versailles, qu’il fit transporter à Paris et mettre sous bonne garde ; il établit à l’hôtel de Nesle le dépôt de tout ce qui put être soustrait au vandalisme ; enfin il fit remplacer dans le jardin des Tuileries, par des fleurs et des arbustes, les pommes de terre que ses collègues de la commune y avaient fait planter.

Nous nous sommes posé en commençant cette question de savoir qui fut coupable du vandalisme et s’il faut l’imputer à un parti. La question s’agite avec une singulière passion en 1793 et en 1794. Robespierre en accuse à diverses reprises, Pitt et les aristocrates, les thermidoriens en accusent Robespierre. Erreur des deux parts. Pitt n’eut pas besoin de solder des hommes qui trouvaient leur plaisir à détruire, et la contre-révolution, ne mit pas la main dans la dévastation de tous les souvenirs qu’elle honorait. Grégoire, Lakanal, Fréron, Fourcroy, Marie-Joseph Chénier, s’accordent, tous à comparer le dictateur déchu au farouche conquérant Omar. Ils répètent à l’envi qu’il avait comploté de plonger la France dans la barbarie. Ce complot contre les arts et les lumières, ce dessein suivi d’en anéantir jusqu’aux derniers restes ne repose sur aucun fait, et l’étude du caractère de l’homme le dément. Quel que juste répulsion qu’il inspire, et bien qu’il pût obéir à un sentiment d’envie en proscrivant de brillans orateurs, Robespierre ne saurait être accusé de ce projet, qui n’est en rapport ni avec ses théories, ni même avec ses actes. Ce défenseur de l’instruction primaire n’était pas un conspirateur en faveur des ténèbres ; ce rhéteur étudié ne saurait être pris pour un ennemi des lettres ; cet adversaire de l’hébertisme, qui protestait contre les scènes impies dont la convention était le théâtre, n’était pas un partisan des profanations et du pillage des églises ; ce héros de fêtes pompeuses dont il était le prêtre et le dieu n’était pas le systématique adversaire du luxe public. Justice à chacun, même à Robespierre, puisque le parti thermidorien a trouvé moyen de calomnier même Robespierre. C’est le tort des partis vainqueurs de croire que les crimes réels ne suffisent pas, s’ils n’en ajoutent d’imaginaires. Le parti victorieux paraissait craindre que la mémoire du tyran tombé ne restât pas écrasée sous d’assez sûrs et d’assez terribles griefs. C’est une crainte que nous n’avons plus, et cela doit nous rendre du moins l’impartialité facile.

Le coupable, il faut le redire quand on a jeté un coup d’œil sur ces tristes excès, ce n’est personne et c’est tout le monde, ce n’est aucun parti et ce sont tous les partis qui encouragèrent de leurs paroles enflammées ou de leur faiblesse devant la foule, des passions qui ne sont pas seulement celles d’un temps, mais qui couvent au fond de toutes les sociétés humaines, même alors que les révolutions ne les agitent pas. L’auteur direct, immédiat, du vandalisme, pour l’appeler par son nom, c’est la démagogie, fléau de la civilisation comme de la liberté, qui se modifie, mais ne meurt pas. Elle ne quitte la hache que pour saisir la torche. 1793, ce que personne n’eût pu croire, revit par certains côtés, en 1871. Les monumens sont proscrits par des passions à quelques égards différentes, mais non moins destructives, et armées de procédés plus savans et plus rapides. À l’époque révolutionnaire, l’homme démolit à ciel ouvert et sans se cacher derrière l’élément irresponsable. L’outil est simple comme la pensée, et ne va ni au-delà ni en-deçà de ce qu’elle a résolu. Jeu terrible, jeu où l’homme s’anime, s’exalte, où la destruction pour elle-même finit par tenir plus de place que la haine de ce qu’on détruit, et où l’on continue à frapper sans pouvoir s’arrêter par cette raison surtout qu’on a commencé à frapper !

À ces ennemis farouches du luxe public, qui en attaquent tous les monumens par le fer et le feu, se joint enfin un autre ennemi d’une nature toute différente, prudent et habile, qu’on a vu se glisser déjà dans les ventes, s’introduire dans les dépôts, tour à tour rusé ou hardi, c’est la spéculation sans scrupule. La révolution n’était pas terminée, et la spéculation déjà organisait la bande noire. Nous ne confondons pas cette spéculation, après tout légitime, en elle-même, mais parfois peu scrupuleuse, avec le vandalisme. La bande noire eut pourtant plusieurs de ses effets, et acheva son œuvre. On la vit, ou plutôt on vit ces bandes noires répandues, partout, pendant près de quarante ans, agissant au grand jour, achetant les domaines, les dépeçant, faisant aux châteaux, aux monumens de la vieille France une guerre sans haine, mais non moins destructive. Un vif et caustique esprit, un rare écrivain, Paul-Louis Courier, a fait des bandes noires le plus spirituel éloge. Oui, il avait raison de le dire, la petite propriété gagnait à cette division du sol, la classe rurale en profitait ; mais Courier, qui en Italie écrivait avec un crayon sur la base d’une jolie statue de Cupidon brisée par la guerre : Lugete, Veneres Cupidinesque, ne retrouvait plus la même émotion en faveur des arts de l’ancien régime. C’était la tâche exclusive du parti royaliste d’en déplorer les pertes en prose et en vers. L’agriculture et la politique réunies ne désarmeront pourtant pas les arts de leurs légitimes griefs, et ne les consoleront pas de leurs pertes en leur montrant un champ de blé à la place où s’élevait le château qui renfermait encore de précieuses merveilles.

Ainsi devait périr, sous l’empire des mobiles les plus différens et par les moyens les plus divers, une partie de ce qui avait constitué le luxe du passé. Ces ruines ont été un des griefs qui ont le plus nui à la révolution. Les sociétés civilisées sont ainsi faites : plus encore que le sang qui coule dans les discordes civiles, la destruction des monumens et des arts laisse un souvenir profond, une plaie vive et durable ; sentiment qui peut paraître exagéré au premier abord, mais dont la réflexion se rend compte aisément. Ce n’est pas seulement, si puissans que soient ces motifs, parce que la pierre est désarmée, innocente en quelque sorte des griefs des partis, et parce qu’il est impie de faire disparaître en un instant ce qui a coûté tant de longs et pénibles travaux ; ce n’est pas non plus toujours en. raison de la beauté des choses détruites que ce sentiment se manifeste et se développe. Il y a de cette douleur un motif plus profond encore, c’est que tout ce qui porte la trace de la vie morale est sacré, et que rien n’en peut périr sans que l’humanité se sente atteinte dans quelque partie de son âme, religion, loi, science ou art, représentés par ces monumens ! En autre sentiment, moral encore, c’est le respect des générations passées qui les ont élevés, aimés. Voilà ce qui souffre en nous quand tombent ces édifices de pierre et ce qui se souvient quand ils sont tombés. Lorsque la destruction s’est faite par la lente action du temps ou par quelque soudain désastre de la nature, on se borne à des regrets résignés. Lorsqu’il a plu à l’homme de s’en rendre le libre instrument, le regret se change en ressentiment amer et trouve un suprême écho dans l’histoire.

Ce que la révolution a fait contre le luxe public, on vient de le voir ; nous rechercherons ce qu’elle a créé ou essayé pour l’encourager.


HENRI BAUDRILLART.

  1. Notice historique sur Lakanal, par M. Mignet, lue à la séance publique de l’Académie des Sciences morales et politiques le 2 mai 1857.