Le manchot de Frontenac/02

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Éditions Édouard Garand (p. 10-16).

II

L’ANGE ET LE DIABLOTIN


Une accalmie se faisait à l’instant même, et sur toute la cité un court silence plana. Dans ce silence Cassoulet écouta avidement les bruits du logis. Nul bruit que ce même fredonnement qui avait charmé son ouïe l’instant d’avant.

Cassoulet frappa encore. Son cœur battait plus fort que ne cognait son poing. Et son faible heurt fut couvert par la voix gigantesque des canons qui recommençaient à tonner. Mais le heurt, tout léger qu’il avait été, fut entendu. Car un pas rapide marcha dans l’intérieur de la bicoque vers la porte qui s’ouvrit lentement. Cassoulet, saisi tout à coup d’une crainte respectueuse, recula. Mais il s’arrêta aussitôt en voyant dans le cadre de la porte éclairée la ravissante créature lui souriait.

— Entrez vite, monsieur, murmura la jeune fille en s’effaçant.

On entendait des boulets de fer siffler, hurler, tomber, fracasser quelque chose dans le voisinage.

Le sourire de la jeune fille, son calme et sa grâce candide produisirent un effet si frappant sur Cassoulet qu’il demeura comme statufié. Et, n’était-ce pas étonnant ?… il lui semblait que cette admirable jeune fille l’attendait… qu’elle l’avait attendu lui, Cassoulet ! Oui, il aurait juré que l’exquise créature attendait sa visite ! N’importe ! il se ressaisit et, ayant jeté un rapide coup d’œil dans le logis pour s’assurer que cette jeune fille était bien seule, il entra.

Elle, doucement, referma la porte et tira deux fois les verrous.

Ce qui grandit l’admiration de Cassoulet, ce fut de penser que cette frêle enfant, qui n’avait pas plus de 17 ans, demeurait seule, tout à fait seule, dans cette bicoque qu’un seul boulet de canon aurait pu démolir, et de voir que l’enfant ne paraissait nullement avoir peur.

Oui, elle était là souriante et tranquille.

Au jeune homme qui, gauche et confus, roulait entre ses doigts agités son feutre à plume blanche, elle indiqua un siège près d’une table placée au centre de la pièce. Elle-même s’assit dans une bergère entre la table et la fenêtre par laquelle Cassoulet avait vu la belle image, et elle reprit le travail de couture… un morceau de lingerie quelconque, mais une lingerie blanche comme un lys… Elle travaillait tranquille, légèrement souriante, sans regarder son visiteur, et elle demeurait muette, comme si elle avait attendu que le jeune homme expliquât sa visite nocturne.

Cassoulet, si intrépide dans les dangers de toutes sortes ; Cassoulet qui eût regardé la mort en face et sans frémir le moindrement, tremblait. Son regard vacillait. Ses doigts continuaient de tourner et de retourner le feutre percé de balles anglaises. Et alors seulement, à la clarté de la lampe à abat-jour qui éclairait le logis… oui à la clarté de cette lampe posée sur le milieu de la table le jeune homme vit son feutre percé et ses habits lacérés, tachés de sang et couverts de poussières. Il se troubla encore davantage. Ah ! dans son émoi, dans son désir ardent de revoir au plus tôt la gracieuse jeune fille, il n’avait pas songé à faire un bout de toilette. Il eut honte de sa personne ! Ah ! elle était là, elle, si propre, si soignée, si éblouissante dans sa robe modeste. Ce n’était qu’un corsage de velours bleu… mais un corsage qui emprisonnait un buste de nymphe ! Une jupe de toile rose qui allait jusqu’à la moitié d’une jambe que Cassoulet ne pouvait voir nettement, mais qu’il devinait magnifiquement tournée. Il voyait mieux le petit pied… le plus beau des petits pieds… le plus mignon petit pied… le plus délicat chaussé d’un soulier de satin rouge ! N’était-ce pas délicieux ? Cassoulet passa sa langue humide sur ses lèvres sèches. Puis ses yeux remontèrent à la tête auréolée d’un nimbe d’or. Tout à l’heure il avait aperçu un profil… maintenant il voyait l’autre, et il le voyait mieux dans la lumière pâle de la lampe. Des cheveux de soie, ondulés merveilleusement, avec la même natte dorée sur la nuque délicieuse. Une suave petite papillote cachait à demi la jolie oreille rose. Une petite fossette… oh ! toute petite dans la joue grasse et près du coin des lèvres… Puis encore son regard tomba sur les fines mains, les doigts délicats qui remuaient avec une grâce charmante, qui travaillaient avec une habileté remarquable.

Après avoir admiré la maîtresse de céans, la curiosité le porta à jeter un rapide coup d’œil sur le logis. Spacieux, propre et rempli d’un parfum qui le grisait, voilà la première impression qui frappa l’esprit du jeune homme. À l’extrémité opposée, un lit blanc et rose, entouré de dentelles, avec une petite table au chevet et deux livres sur la table. Puis un canapé le long du mur, deux fauteuils et la table où il se trouvait. À gauche, vers le centre, Cassoulet remarqua un grand foyer aux braises mortes depuis que le printemps était venu avec son soleil réchauffer la nature. Au fond, vis-à-vis de la porte se trouvait un fourneau bien frotté, luisant, puis une armoire, puis une table de toilette avec un miroir appendu au mur. Dans ce miroir Cassoulet aperçut pour la première fois l’image de la jeune fille. Celle-ci venait justement d’y lever ses yeux, et ses regards rencontrèrent sur la glace illuminée les regards de Cassoulet. Celui-ci rougit terriblement. Mais déjà les beaux yeux bleus et candides de la belle image s’étaient baissés.

Cassoulet, pour échapper à son nouveau trouble, à sa confusion, se mit à regarder les images accrochées aux murs : des images de saintes, un grand portrait de la Vierge, puis un grand crucifix de plâtre argenté. Ce crucifix était à l’autre bout, au pied du lit blanc, et Cassoulet n’avait pu voir dans l’ombre un prie-Dieu placé sous le crucifix. Mais ce qu’il vit bien, et à sa plus grande surprise, ce fut, entre le crucifix et le portrait de la Vierge, une petite panoplie d’armes diverses parmi lesquelles il remarqua surtout des épées, des mousquets et des pistolets. Il frémit… car la vue des armes le faisait toujours frémir, non de peur, mais, de vaillance !

Cassoulet avait-il tout vu dans ce rapide coup d’œil ? Certes, il lui avait bien fallu passer par-dessus quelques bibelots, notamment sur la tablette de la cheminée. Mais droit derrière lui, au mur, il n’avait pas regardé dans la crainte qu’en se retournant sa curiosité ne fût surprise. Après avoir tout vu, ou cru tout voir, il se décida à regarder discrètement autant que possible derrière lui. Il tourna la tête, tordit quelque peu sa taille, et frissonna en apercevant un grand tableau aux couleurs magiques qui représentait, assise dans une bergère, une belle jeune fille… une jeune fille si semblable à celle qu’une table séparait de lui, qu’il reconnut sur-le-champ la gracieuse Hermine. Hermine !… Ah ! quel nom… suave, délicieux, savoureux ! Cassoulet en avait à la bouche une salive débordante ! Ses yeux se trouvaient si éblouis par le riche coloris du tableau qu’ils papillotèrent, et lorsqu’il les ramena devant lui, il faillit s’évanouir en découvrant que la jeune fille le regardait doucement toujours avec son sourire charmeur.

— Mademoiselle, bredouilla-t-il en rougissant plus que jamais, en tremblant… à tel point qu’il échappa son feutre…, mademoiselle, je vous demande pardon d’être venu troubler votre tranquillité. Pardonnez-moi mon indiscrétion… pardonnez-moi, mademoiselle…

— Monsieur, interrompit la jeune fille d’une voix musicale et douce comme un son de lyre, je ne vous en veux nullement. Lorsque vous avez frappé à la porte tout à l’heure, j’ai pensé que c’était un passant égaré dans l’obscurité de la ville, ou en détresse sous la pluie de fer qui crépitait… j’ai ouvert.

— Alors… vous ne saviez donc pas que c’était moi qui…

Cassoulet s’arrêta en blêmissant cette fois. Il s’aperçut juste à temps qu’il allait dire une sottise.

— Non, je ne savais pas, monsieur, répondit placidement la jeune fille en reprenant sa couture.

Cassoulet ne sut plus que dire. Lui, l’audacieux, le hardi, le téméraire, devant cette jeune fille si calme, si candide, il se trouvait désemparé. Ah ! c’est qu’il avait toujours manqué de contenance devant les jeunes et belles créatures. La seule vue d’une jeune femme qui le regardait, d’une jeune fille qu’il croisait dans la rue le troublait énormément, et il devenait d’une timidité à faire gloser une gamine de dix ans. Que voulez-vous, ce n’était pas sa faute !

Mais enfin, là, ce soir, il commençait à s’apercevoir qu’il devenait stupide. Il décida de réagir. Il chercha des paroles quelconques.

— Mademoiselle, bégaya-t-il, vous me reconnaissez ?

— Oui… je vous ai vu ce soir pour la première fois.

— Pour la première fois !… Au fait, je viens rarement dans ces parages. Mais je savais que c’était ici l’habitation de Maître Turcot.

— Mon père n’habite pas ici, corrigea avec son sourire ineffable la jeune fille.

Cassoulet manqua de sauter en l’air.

— Vous restez seule ici ?

— Dans ce logis, oui. Mon père demeure dans la cour en arrière, il a là son logis. Il ne vient ici que pour prendre ses repas, ou pour causer quand il n’a rien à faire. Comme vous voyez, je ne suis pas tout à fait seule.

— Non, quand votre père est chez lui. Mais quand il est absent, vous n’avez pas peur ?

— Jamais. Je suis accoutumée. Et puis je suis bien gardée : derrière le logis de mon père il y a les murs de la ville. Cette impasse est protégée par la cathédrale, son ombre sainte, Jésus dans le tabernacle, les saints dans leurs niches me sont tous de grands protecteurs. Ici, voyez cette grande et puissante Vierge… voyez à cette croix notre divin Rédempteur… Pourquoi aurais-je peur !

— Mais s’il venait des maraudeurs ?

La jeune fille amplifia son sourire.

— N’avez-vous pas remarqué cette panoplie ? J’ai là plus qu’il est nécessaire pour me bien garder et me bien défendre !

De la panoplie le regard de Cassoulet ricocha sur la jeune fille, et ce regard déborda d’admiration.

— Quoi ! vous maniez toutes ces armes ? demanda-t-il sceptique.

— Un peu, monsieur, quand j’en ai l’occasion.

— Vous faites partir des mousquets ?

— Assez bien pour me protéger.

— Des pistolets aussi ?

— Mieux que les mousquets.

— Mais ces épées ? ces rapières ?…

— Je fais des armes quelquefois avec mon père.

— Ah ! votre père tire…

— Il est même très fort. C’est un capitaine reformé, mon père. Il fit plusieurs campagnes en France et en Europe. Un de ses amis était maître d’armes.

Cassoulet voguait de surprise en surprise.

Si petit qu’il était, et si petit qu’il se sentait devant la haute carrure de Maître Turcot, Cassoulet se sentait encore tout petit devant cette jeune fille si maître d’elle-même, surtout à cet instant alors que toute une population, sous le bombardement, était plongée dans l’épouvante.

Un silence se fit.

Au dehors le fracas de la canonnade semblait diminuer.

— J’espère bien, dit la jeune fille, que les Anglais en ont assez de gaspiller leur poudre et leurs projectiles.

— Je l’espère aussi, répliqua Cassoulet. Ce bombardement ne vous cause donc aucune peur ?

— Non, monsieur. Avoir peur, pourquoi ? Serais-je plus en sûreté ?

— Certainement non… fit Cassoulet dont la surprise devenait de la stupeur.

— Est-ce que ça vous fait peur, vous ?

— Oh ! non, pas du tout. Seulement… tout à l’heure…

— Je pensais que vous cherchiez un abri.

— Moi ? Non… je cherchais… votre logis.

— Mon logis ?

— Oui. Je voulais vous revoir pour vous remercier.

— Parce que j’ai…

— Oui, mademoiselle.

— Oh ! c’était tout naturel. À propos, mon père est un peu vif, emporté, mais il n’est pas méchant.

— Parbleu ! Et c’était ma faute si votre père…

— Aussi, n’ai-je qu’un mot à dire le plus souvent pour l’apaiser.

— Qui ne vous obéirait pas, mademoiselle ! fit Cassoulet avec un sourire engageant. Il commençait à s’enhardir.

La jeune fille, par crainte que ce jeune homme ne se laissât aller à quelque galanterie déplacée, changea le sujet de conversation.

— Monsieur est soldat ? demanda-t-elle.

— Un peu, mademoiselle.

— Vous êtes aux gardes de monsieur le gouverneur ?

— Je suis le lieutenant des gardes.

— Vraiment ?

— Vous ne me connaissez pas ?

— Non.

— Je suis Cassoulet… On me connaît aussi sous ce nom « Le Manchot de Frontenac ».

— Pourquoi… manchot ?

La jeune fille considéra curieusement le jeune homme.

— Vous n’avez donc pas entendu ce nom ? demanda Cassoulet.

— Oh ! monsieur, je ne sors jamais que pour aller à la cathédrale, ou chez l’épicier Baralier, ou encore et rarement chez une excellente femme de l’autre côté de la place, madame Benoît.

— Je vais vous expliquer pourquoi ce surnom qu’on me donne des fois, reprit Cassoulet. C’est un accident qui m’est arrivé trois ans passés. J’étais allé en exploration dans l’intérieur des terres. Un jour que je me trouvais dans un petit fort de palissade gardé par un détachement de grenadiers, une troupe de sauvages vint en faire le siège. À un moment, l’un de ces sauvages lança dans le fort un baril de poudre auquel attenait une mèche qui brûlait rapidement. Nous allions tous sauter. Je saisis le baril et le jetait à mon tour par-dessus la palissade… c’est-à-dire que je voulus le jeter, mais il m’éclata quasi dans les bras en m’emportant l’avant-bras gauche et faillit bien anéantir le reste de ma personne en même temps.

— C’est un miracle, en effet, que vous n’ayez pas été tué.

— Un miracle ? Vous le dites, mademoiselle.

— Pourtant, reprit la jeune fille avec surprise, je vous vois là avec votre bras et votre main gauches…

Cassoulet se mit à rire doucement.

— C’est artificiel, dit-il. Le bras est en ivoire et la main est de fer, et l’un et l’autre fonctionnent au moyen d’un mécanisme. Voyez ma main, elle est toujours gantée.

Il remuait le bras, la main et les doigts, et il sembla à Hermine que tout fonctionnait comme si le tout avait été naturel… la main s’ouvrait ou se fermait à volonté.

— C’est merveilleux, sourit la jeune fille.

— Oui, admit Cassoulet avec un soupir d’amertume. N’empêche que c’est une infirmité, car ce mécanisme, tout ingénieux qu’il est, ne vaut pas le bras et la main que j’avais auparavant.

Le silence s’établit de nouveau. La jeune fille continuait de travailler à sa couture paisiblement. Dehors, le plus grand silence s’était fait sur toute la ville, le bombardement avait complètement cessé.

— Je pense bien, reprit Cassoulet, que les Anglais sont fatigués de nous bombarder.

— Je le pense aussi. Et votre famille, monsieur Cassoulet… elle habite le pays ?

— Hélas ! mademoiselle, je n’ai plus de famille. Je suis orphelin et de père et de mère.

— Mais vos parents habitaient la France ?

— Oui, près de Viviers en Vivarais.

— Vous êtes venu seul au Canada ?

— Avec un oncle mort en Louisiane. Il avait été compagnon d’armes de Monsieur de Frontenac. Avant de mourir il me recommanda à Monsieur le Gouverneur, c’était l’année avant que celui-ci repassât en France. M. de Frontenac à son tour me recommanda à M. de Denonville. Puis M. de Frontenac me reprit à son service en revenant au pays l’an passé et me fit lieutenant de ses gardes.

— C’est un beau poste, sourit la jeune fille.

— Mieux que ça, monsieur le comte est comme un père pour moi.

— C’est un brave gentilhomme, et j’ai pour lui beaucoup…

La jeune fille s’interrompit net en entendant heurter rudement la porte de l’impasse.

Elle sursauta, pâlit, puis d’une voix tremblante souffla à Cassoulet :

— C’est mon père, monsieur, et je ne savais pas qu’il viendrait, car il n’a pas l’habitude de venir à cette heure.

Elle regarda une pendule sur la tablette de la cheminée.

— Voyez, il est neuf heures et demie !…

— Vous êtes sûre que c’est votre père ?

La jeune fille n’eut pas le temps de répondre ; à l’extérieur une voix rogue commandait :

— Allons, Hermine, c’est moi, ouvre !

Cassoulet reconnut bien la voix de Maître Turcot, le gros suisse de la cathédrale.

— Oui, c’est votre père, mademoiselle, dit-il en souriant.

— Vite, monsieur Cassoulet, cria Hermine, cachez-vous !

— Me cacher !

— Oui… car si mon père vous trouve ici, c’en est fait de votre vie !

— Mais… je peux me défendre !

La jeune fille rougit violemment.

Cassoulet comprit. Il expliqua de suite en rougissant lui-même :

— C’est que de vous trouver seule avec moi et à pareille heure… Oui, oui, je vous comprends, mademoiselle. Mais où voulez-vous que je me cache ?

— Là, sous ce canapé… Il ne vous verra pas.

Cassoulet se glissa rapidement sous le canapé, il était si petit !

La jeune fille, avec un accent simulant la surprise, s’écria en allant vers la porte :

— Ah ! c’est vous, père ? J’étais loin de m’attendre…

— N’importe, ouvre ! fit la voix moins rude de Maître Turcot.

Hermine tira lentement les verrous, disant :

— J’avais verrouillé la porte, père, pensant que vous ne viendriez pas.

Elle ouvrit l’huis.

Le colosse entra en jetant autour du logis un regard inquisiteur.

— Je croyais que tu avais de la visite, dit-il.

— Mais vous savez bien qu’il ne vient jamais personne, sauf et rarement la brave madame Benoit.

— Et elle ne vient jamais le soir. Aussi, aurais-je été bien étonné de trouver un visiteur… et, cependant, je ne l’aurais pas été, attendu que le sieur… Ah ! fit-il tout à coup, je pense que j’ai oublié une affaire.

Il se gratta le front, tout en laissant errer son regard perçant autour de la pièce, méfiant qu’il était et comme s’il avait flairé de la viande fraîche.

— Tout de même, reprit-il avec un regard aigu vers Hermine qui venait de se rasseoir dans sa bergère, que j’ai cru entendre parler.

— Ici ? fit la jeune fille avec un calme prodigieux.

— Oui.

— Vous m’avez entendu fredonner, je l’avoue. Mais si j’ai parlé, ce que je ne me rappelle guère, je parlais certainement avec moi-même.

Elle égrena un rire ingénu.

Maître Turcot se gratta encore le front et alla s’asseoir sur le canapé qui craqua terriblement. Nul doute que Cassoulet à ce craquement se sentit perdu, éreinté, écrasé à mort par le canapé et le lourd poids du géant. Mais le canapé résista.

Un silence se fit durant une minute ou deux.

Hermine cousait toujours en fredonnant.

Le suisse méditait tout en faisant entendre de temps à autre des « hem » enroués, et en décochant vers sa fille des coups d’œil qui ressemblaient à des dards.

— Les Anglais ont-ils fait beaucoup de dégâts avec leurs canons ? interrogea la jeune fille au bout d’un moment.

— Je ne sais pas, répondit brusquement Maître Turcot.

Le silence se rétablit.

Le suisse n’avait pas l’air dans son assiette. Ses gros sourcils ne cessaient de se rapprocher, si bien qu’ils finissaient par se toucher. C’était mauvais signe chez Maître Turcot. Comme nous l’avons dit, le suisse de Monseigneur l’évêque était un colosse. Il mesurait au delà de six pieds et il était d’une remarquable corpulence. Au bout de bras d’une longueur démesurée pendaient des mains énormes. Ses poings étaient de fer. Sa force herculéenne. Sa tête avait la grosseur d’une tête de lion, encadrée d’une longue crinière rousse. Sa face était grasse, large, épaisse et rouge avec un nez cramoisi, signe évident que Maître Turcot faisait bonne chère et qu’il aimait le vin et l’eau-de-vie. Avec ses cinquante-huit ans il jouissait encore d’une vigueur et d’une agilité remarquables. Sous deux touffes de sourcils rouges et fort touffus roulaient deux petits yeux gris, qui parfois devenaient énormes en se chargeant d’éclairs. Assurément, comme l’avait déclaré Hermine à Cassoulet, il n’avait pas l’air méchant, mais on devinait que c’était un tempérament très vif et très emporté, violent même à en juger par la brusquerie de ses gestes et la rudesse de sa voix.

Il se leva tout à coup et marcha pesamment vers la porte.

— Vous partez déjà ? interrogea la jeune fille.

— Oui, je vais me coucher. Vois-tu, je pensais que tu avais de la visite, Hermine, et j’étais curieux de savoir qui était venu te voir.

La jeune fille se mit à rire placidement pour demander :

— Je parie que vous pensiez que j’avais un cavalier ?

— Pardi ! ne t’ai-je pas informée que le garçon de Maître Baralier, qui étudie la loi en France, voulait faire de toi sa femme ?

— Maître Baralier… l’épicier ?

— Oui, tu sais bien.

— Mais je ne connais pas son fils, je ne l’ai jamais vu !

— Eh bien ! voilà que tu allais le connaître, puisque le jeune Pierre avait promis de te venir rendre visite avant de repartir pour la France le mois prochain.

— Et vous pensiez qu’il était ici ce soir ?

— Dame ! Et puis, tu le devines bien, ça me ferait plaisir de te voir devenir la femme de ce jeune homme qui a de l’avenir devant lui.

— Vous avez donc hâte de me marier ?

Maître Turcot s’assit lourdement sur le siège où s’était assis Cassoulet près de la table, et reprit :

— Ma fille, faut bien que ça se fasse un jour ou l’autre, tu n’es pas pour demeurer seule toute ta vie.

— Mais je suis encore jeune, j’ai du temps.

— C’est quand on est jeune qu’on trouve mieux à son goût.

— Mais aussi faut-il connaître notre futur… et je ne connais pas le moindrement le jeune sieur Baralier.

— Je te garantis que c’est le meilleur garçon de la ville.

— Je vous crois, se mit à rire la jeune fille. Mais il faudra bien que je sache si je pourrai l’aimer.

— Bah ! je t’assure que c’est pas bien nécessaire d’aimer. Ça vient d’ordinaire avec le mariage. Vois-tu, je n’aimais pas ta mère, quand je l’ai mariée, et tu sais si on a fait un bon ménage. Pauvre femme ! c’est ce pays qui l’a tuée.

— Pauvre mère !… soupira la jeune fille dont les yeux s’humectèrent rapidement en évoquant le souvenir d’une femme qui l’avait bien aimée.

— Vois-tu encore, Hermine, je ne l’avais vue qu’une fois avant de me marier. C’est mon père qui m’avait découvert cette jeune fille. Il est vrai que je l’avais de suite trouvée de mon goût. Eh bien ! je peux te garantir encore que tu trouveras le jeune Baralier de ton goût. C’est un beau garçon, bon et brave. Tu le trouveras peut-être un peu hautain, précieux, astiqué… Mais songe qu’il va devenir un homme de loi, c’est à considérer.

La jeune fille hocha la tête et dit :

— S’il vient me voir, mon père, je tâcherai de le trouver de mon goût.

— Oh ! il va venir, Hermine, il va venir, il l’a promis.

Et maître Turcot, s’étant levé et dirigé de nouveau vers la porte, sortit.

— Bonsoir, Hermine ! dit-il en refermant la porte sur lui.

La jeune fille alla tirer les verrous.

Dehors, la voix du suisse demanda :

— Vas-tu te coucher bientôt, Hermine ?

— Oui, bientôt.

— C’est bon. On va pouvoir dormir tranquille, car les Anglais n’ont pas l’air de vouloir nous cannonner toute la nuit.

Maître Turcot, cette fois, s’en alla. Hermine, derrière la porte, écouta le bruit de ses pas qui s’éloignaient vers le fond de l’impasse. Puis les pas se firent entendre sourdement à l’arrière du logis, puis encore le bruit d’une porte ouverte et refermée rudement parvint aux oreilles d’Hermine.

Souriante, elle se tourna vers le canapé. et elle aperçut Cassoulet qui, debout, la regardait avec extase.

— Mademoiselle, dit-il, vous possédez un sang-froid admirable.

— Vous allez bien dire que je suis une effrontée menteuse ?

— Non… ce n’est pas mentir que de dire un pieux mensonge !

— Vous avez compris que j’avais le devoir de protéger votre vie et de sauvegarder ma réputation ?

— J’ai compris surtout que vous vouliez ménager votre réputation, vous avez bien fait.

— Et vous avez entendu tout ce qu’a dit mon père au sujet de ce monsieur… Ah ! si j’avais pu l’empêcher de parler !

— Ah ! mademoiselle, je suis bien content d’avoir entendu Maître Turcot, et je commence à penser que c’est le bon Dieu qui m’a conduit chez vous ce soir.

— Vous pensez que c’est le bon Dieu ? fit Hermine surprise.

— Oui… votre père n’a-t-il pas parlé de ce jeune sieur Baralier ?

— Vous le connaissez ? fit la jeune fille rougissante.

— Mademoiselle, je n’aime pas médire de mon prochain, mais il est des fois nécessaire de dire certaines vérités pour empêcher un malheur. Eh bien ! je vais vous le dire carrément, vous êtes trop bonne pour être la femme de ce Baralier. Ah ! votre père ne le connaît certainement pas.

— C’est donc un mauvais garnement ?

— Ah ! mademoiselle, défiez-vous, je ne vous dis que ça !

— J’en veux savoir davantage, monsieur Cassoulet.

— Eh bien ! c’est un terrible gourgandin !

— Oh ! oh !

— Quand il revient de France pour passer ses vacances dans sa famille, il ne fait que courir les cabarets et les estaminets. On assure qu’il est en train de ruiner son père.

— Je me défierai, monsieur Cassoulet, je vous le promets.

— Et je veux vous dire encore, mademoiselle, que si quelque danger vous menaçait…

Il se tut tout à coup et tressaillit. Hermine elle-même, si tranquille d’ordinaire, sursauta. Non loin de l’impasse, un long éclat de rire… mais un rire aviné, venait de retentir dans la nuit tranquille. Puis un chœur de rires, comme si plusieurs personnes avaient fait chorus au premier éclat de rire, s’éleva. Une voix sonore clama :

— Hé ! mes amis… n’est-ce pas ici cette impasse d’enfer où domicilie ce trésor d’amour qu’y tient caché ce vil cachottier de Maître Turcot, honorable suisse de sa Grandeur Monseigneur l’évêque ? Allons, suivez-moi !

— Ce doit être une fée ravissante ! fit une autre voix.

— Oui, fit encore une autre voix, peut-être plus moqueuse et sarcastique, je me doute bien que c’est une déesse qui nous ouvrira les portes d’un Paradis. Conduis-nous, Baralier, car je sens que je donnerai cette nuit mon cœur à la première fée venue, cette fée fût-elle vieille de cent ans, ridée comme le lac sous le vent, voûté comme une mendiante sur sa canne, tremblotante comme une feuille roussie et près de se détacher de la branche !

— Rassure-toi, mon ami, reprit la première voix, il paraît que c’est une jeune feuille d’un beau vert, tendre et veloutée. Mon excellent père, qui s’y connaît, me l’a dit cent fois.

Des pas s’étaient approchés pour s’arrêter devant la porte du logis.

Hermine, livide et tremblante, et Cassoulet très pâle se regardaient.

— C’est ce Baralier ! murmura le jeune homme.

La jeune fille jeta un rapide coup d’œil vers la panoplie ; Cassoulet mit la main au pommeau de sa rapière.

Un heurt violent ébranla la porte.

— Holà ! la belle Hermine, clama une voix forte, viens ouvrir à ton futur fiancé, le sieur Pierre Baralier, étudiant en loi, à qui tu es promise par ton noble père !

Un trio de rires éclata.

— Soufflez la lampe, murmura Cassoulet à la jeune fille, et laissez-moi faire.

La jeune fille obéit.

Dans l’obscurité qui régna soudain, Cassoulet marcha vers la porte.

— Mademoiselle, dit-il encore, apprêtez-vous à refermer rapidement la porte et à tirer les verrous !

— Je ferai comme vous dites, monsieur Cassoulet.

Le jeune homme déjà poussait les deux verrous. Puis il tira rudement la porte à lui et dans les ténèbres distingua vaguement trois silhouettes humaines. Il fonça tête baissée contre la première qu’il envoya rouler, d’un coup de tête à la poitrine, à six pas plus loin. Cet homme, qui n’était autre que le sieur Baralier, demeura étendu sans mouvement sur le pavé de l’impasse.

Hermine avait vivement refermé sa porte et l’avait verrouillée.

Cassoulet s’était jeté contre les deux autres personnages qu’il malmena durement à coups de pied, à coups de poing et à coups de tête, si bien que les deux pauvres diables, croyant avoir affaire à quelque démon sorti de l’enfer, prirent la fuite poliment éclopés et poursuivis par le terrible Cassoulet jusque sur la place de la cathédrale.

Mais Maître Turcot avait entendu les éclats de rire et les cris de fureur et d’épouvante. Il sortit vivement. Mais quand il arriva dans l’impasse, tout était silence. Seulement, en approchant de la porte de sa fille, il buta contre un corps humain inanimé.

— Qu’est-ce cela ? cria-t-il. Hermine ! Hermine ! apporte de la lumière.

— Eh ! mais, père, je suis couchée !

— N’as-tu pas entendu tout ce vacarme ?

— Oui, ce n’est rien.

— Ce n’est rien ?… Mais on a assassiné un homme en plein devant ta porte !

— Bah ! père, c’était une bagarre entre pochards qui se sont pris de querelle pour un rien… laissez-donc faire !

— C’est bon. D’ailleurs, tant pis pour celui-là, il se relèvera comme il pourra.

Et maître Turcot, n’ayant pu reconnaître l’homme inanimé, reprit le chemin de son logis, grommelant :

— De ces pochards on en a toujours plein les jambes, si bien qu’on n’est plus en sûreté avec ces gueux-là !

Cassoulet s’était arrêté sur la place de la cathédrale, après avoir perdu de vue les deux autres noctambules. Il entendit la la voix de Maître Turcot partir de l’impasse, puis il comprit que le suisse regagnait son logis. Alors il se dirigea vers l’impasse, avança doucement jusqu’à la porte d’Hermine. ramassa le corps inanimé de Baralier et alla le jeter sur le milieu de la place de la cathédrale.

— Ainsi, se dit-il, on ne fera pas de suppositions sur le compte de mademoiselle Hermine. On dira que cet animal a reçu son compte dans une bagarre sur la place de la cathédrale, et tout sera dit.

Satisfait, le jeune homme prit le chemin du château et du fort Saint-Louis.