Le manchot de Frontenac/03

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Éditions Édouard Garand (p. 17-24).

III

L’AMOUR DE CASSOULET


Les gardes de M. de Frontenac, que le peuple surnommait « Les Gris » à cause de leur uniforme, se trouvaient casernés dans l’enceinte du Fort Saint-Louis. Une escouade de vingt gardes faisait au château la faction de nuit, elle était relevée au jour par une autre escouade du même nombre, vingt autres gardes étaient, selon les besoins, affectés au service de la maréchaussée et dix, enfin, étaient préposés au service des messages. C’étaient donc, au total, 70 gardes que commandait un lieutenant. Ce lieutenant, qui était notre héros Cassoulet, habitait au Château un appartement sous les combles : c’était une petite mansarde, rudimentairement meublée, avec fenêtre à tabatière qui regardait sur l’enceinte du fort. Dans un cas urgent, par cette fenêtre, le lieutenant pouvait jeter un appel à ses gardes, et vu que ceux-ci faisaient le service de faction au Château, il s’en suivait naturellement que Cassoulet pouvait ou sortir ou entrer à sa guise et à quelque heure du jour ou de la nuit que ce fût. Il était le seul habitant du Château qui eût ce privilège, en ce sens qu’il n’avait pas à donner le mot d’ordre pour entrer ou sortir ; tandis que la première tête du pays, M. de Frontenac, ne pouvait entrer ou sortir sans ce mot d’ordre. Comme on le voit, notre héros était donc un être privilégié, et, disons-le de suite, un personnage malgré sa petite taille, car après le gouverneur et le lieutenant de police il était le fonctionnaire le plus important. On pourrait même ajouter, sans blesser la vérité historique, que le lieutenant des gardes l’emportait en autorité sur Prévost, lieutenant de police et major du Château Saint-Louis.

Après avoir jeté Baralier sur la place de la cathédrale, Cassoulet se dirigea donc vers le Château. La nuit était tranquille, étoilée et tiède, la ville silencieuse et les rues noires et désertes. Cassoulet marchait lentement, sans presse, repassant dans son esprit les événements de ce jour-là, mais se plaisant surtout à caresser l’image de la charmante Hermine. Il sentait du feu courir dans ses veines, son cœur brûlait, sa tête éclatait. Il était saisi d’un fou désir de retourner à toute course vers l’impasse, d’y prendre Hermine et de l’emporter avec lui ! Mais où ?… Il ne le savait pas ! Et il pensa qu’il allait devenir malade ! Mais malade de quoi ? Il ne le savait pas non plus… peut-être d’amour !

Quoi qu’il en soit, il arriva bientôt sur la place du Château.

Dix heures sonnaient à l’Intendance.

Au dernier coup, une escorte de dix marins et de dix gardes sortait du fort et, commandée par Prévost, traversait la place du château pour aller examiner les différents postes de défense de la ville assiégée.

Cassoulet allait entrer au Château. Il s’arrêta et attendit l’escorte que deux porteurs de torches éclairaient. À la vue du lieutenant des gardes, Prévost arrêta sa troupe et demanda :

— Ah ! c’est vous, lieutenant ? Avez-vous quelques ordres à me communiquer de la part de Monsieur le Gouverneur ?

— Non, monsieur, pas de la part de M. de Frontenac, de la mienne seulement. Je désire vous informer qu’une bagarre a eu lieu sur la Place de la Cathédrale, et qu’un individu est demeuré sur le carreau. On pense que l’individu est le fils de l’épicier Baralier. Si donc vous relevez cet homme sur la place, vous saurez où le faire conduire.

— Bien, monsieur, répondit Prévost.

— Autre chose, monsieur, reprit Cassoulet. Lorsque vous aurez terminé votre ronde, voudrez-vous faire emporter aussi le cadavre de Diane ?

— De Diane ? fit Prévost avec surprise. La jument de Monsieur de Frontenac ?

— Précisément, un boulet anglais l’a atteinte en plein poitrail, au moment où, vers les huit heures, je traversais la Place de la Cathédrale.

— Et vous n’avez pas été blessé ?

— Non, heureusement, sourit Cassoulet.

— C’est bien, consentit Prévost, je ferai emporter le cadavre.

Les deux officiers échangèrent un salut et se séparèrent. L’escorte de Prévost s’enfonça dans les ténèbres de la ville, et Cassoulet pénétra dans le Château.

À quatre gardes apostés dans le vestibule le lieutenant demanda :

— Monsieur le Gouverneur m’a-t-il mandé ?

— Non, lieutenant, répondit un garde. Monsieur le Gouverneur a ordonné que toutes les lumières fussent éteintes, et déclaré qu’il ne veut pas être dérangé parce qu’il a besoin de travailler.

Tout le château en effet était plongé dans l’obscurité, sauf le vestibule qu’éclairait vaguement une lanterne.

Cassoulet entra dans la salle des gardes pour gagner un escalier de service qui communiquait avec les étages supérieurs. Un domestique lui apporta un bougeoir allumé. L’instant d’après le jeune homme pénétrait dans la petite mansarde que nous avons tout à l’heure rapidement décrite. L’ameublement se composait d’un lit de sangle, d’une petite table avec une écritoire, un garde-robe, un lavabo et deux escabeaux.

Cassoulet enleva sa rapière et l’accrocha à un mur. Puis il retira ses bottes, souffla le bougeoir et, tout habillé, se jeta sur son lit.

Le sommeil ne vint pas. Une heure s’écoula durant laquelle le lieutenant se tourna et retourna vingt fois sur sa couche. Non, le sommeil ne venait pas encore ! Et pourtant Cassoulet était fatigué, morfondu, moulu presque, car il venait de vivre une rude journée. C’est après ces jours de dure besogne que d’habitude il dormait le mieux. Qu’avait-il donc que ce soir il ne pouvait passer dans le pays si doux des rêves ?

Ah ! c’est que, pour la première fois en sa vie, le cœur de Cassoulet était accaparé par un sentiment nouveau, et son esprit troublé par un portrait de jeune fille. Il se sentait amoureux de la belle Hermine ! Cela s’était fait comme par magie ! Cela l’avait surpris comme un coup de vent ! Un coup de foudre n’éclate pas plus vite que son cœur n’avait éclaté sous l’éclair de l’amour ! Mais s’il n’y avait eu encore que de l’amour… Mais non… Cassoulet était jaloux ! Oui, jaloux de ce Baralier ! Pourtant, être jaloux de Baralier… pourquoi ? Hermine ne l’aimait pas, elle ne l’avait jamais vu, elle ne l’aimerait jamais ! Oui, Cassoulet savait que la jolie Hermine n’aimerait jamais Baralier, quoi qu’il arrivât, après ce qui s’était passé dans l’impasse de la cathédrale ce soir-là ! Mais, tout en n’aimant pas Baralier, Hermine ne pouvait-elle pas devenir la femme de Baralier ? Certes, elle ne le voudrait pas ; mais Maître Turcot, lui, pourrait vouloir, d’autant plus que selon lui l’amour n’était pas absolument nécessaire en mariage ! Oui, Maître Turcot était homme, par vanité ou autrement, à donner sa fille, son ange de fille, à ce pédant de Baralier, ce gourgandin, ce riboteur !

Mais alors ce serait un malheur… un malheur affreux que cet ange qu’était Hermine Turcot devînt la femme de ce bélître de Baralier ! Oui, mais Cassoulet ne voudrait jamais que ce malheur arrivât ! Il ne voudrait jamais… mais comment par sa seule volonté pourrait-il empêcher Baralier d’épouser Hermine, ou Maître Turcot de donner Hermine à Baralier ? C’était là un rude problème. Il y avait bien un moyen facile et tout près : si Baralier n’était pas mort, le faire tuer ! Mieux que cela le tuer… ce serait encore plus sûr !…

Cassoulet frisonna à cette pensée.

Il n’était pas un meurtrier ! Il avait tué déjà, certes, mais pour défendre sa vie. Il tuait encore par ci par là, mais toujours pour protéger sa propre existence. Il avait tué des Anglais en quantité, des sauvages ennemis en grand nombre, des malandrins, des maraudeurs, mais il n’avait jamais tué soit par vengeance, soit par haine, soit par un intérêt quelconque. Il n’allait donc pas commencer maintenant à se faire assassin. Il ne restait donc plus qu’à faire tuer ce Baralier, en payant quelque bravi, comme il s’en trouvait souvent dans les tavernes de bas étage, toujours en quête d’un mauvais coup. Mais faire tuer Baralier, ce n’était guère mieux ; il était responsable autant que le bras qui frapperait ! Quoi ! ce serait encore pis de payer la consommation d’un crime que de l’accomplir soi-même ! Non, pas de ça ! Décidément, rien qu’à cause de quelques scrupules, Baralier s’en tirerait à bon marché !

Cassoulet se mit à ricaner sourdement, la tête dans son oreiller ! Mais c’était un ricanement de douleur, de souffrance atroce… car il aimait, il aimait à la folie, et sans espoir de faire partager à une autre son amour pour la vie ! Mais avait-il eu cet espoir, le pauvre insensé ? Quoi ! avait-il été assez fou de penser pour une minute seulement que la divine Hermine pourrait l’aimer, lui ! Mais quel attrait aurait-il pu produire sur la fille de Maître Turcot ? Lui, Cassoulet, un pauvre lieutenant des gardes, un étranger, sans père ni mère, un être malingre et chétif, produire un effet sur la séduisante Hermine ? Non, ce n’était pas possible ! Avec ça qu’il était infirme… oui manchot ! Avec ça encore qu’il n’était pas beau… oh ! pas beau du tout ! Ah ! comme il était loin de posséder la belle et élégante taille du jeune sieur Baralier ! Oui, il en était loin, rachitique comme il était, un morveux, un gnome, un freluquet, comme l’avait traité Maître Turcot ! Oui, il avait l’air d’une marionnette ridicule, d’un farfadet risible qu’on méprise ! Il ne lui manquait plus que d’être lépreux… Et pourtant, malgré tous ces désavantages, n’était-il pas lieutenant des gardes de Monsieur le Gouverneur ? Un beau poste, comme avait dit Hermine ? Oh ! Cassoulet savait bien qu’il y avait mieux que ça encore dans le monde ! Mais enfin, qui sait, si avec ce poste il n’y aurait pas moyen de conquérir « la belle ange » ?

Notre héros, qui pensait ainsi, sentit cette fois son cœur tressaillir d’un petit espoir.

— Oh ! murmura-t-il, si, seulement, j’étais beau !

Il se leva brusquement, courut à sa table, ralluma la bougie et, pâle sous son bistre, troublé, tremblant, il alla regarder sa figure maigre, longue et maintenant blafarde dans un petit miroir accroché au mur au-dessus du lavabo.

Il recula aussitôt comme avec horreur.

— Oh ! gémit-il, je me demande comment je ne lui ai pas fait peur !

Pauvre Cassoulet ! voulant se persuader qu’il n’était pas si laid qu’on pouvait penser, il venait d’apercevoir dans la petite glace une figure, Oh ! mais une figure effroyable !… oui, une figure toute sale et noire de poudre ! Ah ! il avait oublié, le malheureux qu’il s’était battu contre les Anglais ce soir-là !

Il s’assit à sa table, mit les coudes dessus, prit sa tête dans les mains et demeura longtemps méditatif.

Après un quart d’heure de cette rêverie, ses lèvres ébauchèrent un rictus amer, et il murmura :

— Que faire pour me guérir de cet amour extravagant, stupide, fou ? On conseille de confier à quelqu’un une peine dont on veut se décharger… est-ce qu’on ne peut pas confier un amour impossible qui est bien la plus terrible des peines ? Oui… si je pouvais confier ma peine, mon amour, il me semble que je ne souffrirais pas autant ! Oui, je sens le besoin de décharger mon esprit, d’alléger mon cœur ! Car mon amour est un secret, et il n’est pas de plus lourd fardeau à porter que le secret qui veut tomber des lèvres ! Il faut que je rejette ce fardeau, sinon il m’écrasera ! Ô supplice ! aimer tout bas, et ne pouvoir aimer tout haut ! Quelle torture !… Mais à qui me confier ? À qui demander une consolation ?… À elle, peut-être ? Oui, à elle-même ? Et pourquoi pas ? Est-ce que ce secret ne lui appartient pas la première ? Ne lui ferais-je pas injure d’aller confier à autrui un chagrin qui me vient d’elle ? Oui, mais elle rira… oh ! si elle rira de ce fou de Cassoulet ! N’importe ! quand elle rira, une chose certaine, je ne serai plus de ce monde ! Non, je ne serai plus de ce monde, ajouta le jeune homme avec une farouche énergie… car demain, oui demain, je veux me faire tuer par les Anglais !

Et rudement le lieutenant saisit une plume qui trempait dans l’écritoire, attira une feuille de papier et se mit à écrire, d’une grosse écriture irrégulière et malhabile, ceci :

« Mademoiselle, pardonnez-moi mon audace et ma sottise… mais je ne peux plus garder un secret qui me fait souffrir atrocement : je vous aime !… Oh ! ça vous fait rire et ça vous fait me mépriser… et vous avez bien raison ! Mais j’aime votre mépris, puisque c’est le vôtre, et je l’emporte dans ma tombe comme j’emporterais un aveu d’amour tombé de vos lèvres divines… »

Cassoulet.

Il relut attentivement ces lignes et sourit.

— Le sieur Baralier aurait fait mieux que cela, je le sais bien ; tout de même je suis content, je me sens déjà soulagé. Allons ! je vais de suite aller glisser ce billet sous sa porte pour qu’elle l’ait demain matin à son lever.

Cassoulet reprit sa rapière et son chapeau, s’enveloppa d’un manteau sombre et quitta sa mansarde.

Après vingt minutes de marche il était arrivé à l’impasse de la cathédrale. Tout était sombre et silencieux.

— Elle dort… pensa Cassoulet.

Il se baissa et doucement fit glisser son message sous la porte. La minute d’après il reprenait le chemin du Château.

Ah ! mais de quel fardeau monstrueux il se sentait allégé ! Et son cœur ne faisait plus mal ! Et son esprit était en fête sans pouvoir en expliquer la cause ! Il marchait allègrement, gaiement ! Il humait avec une jouissance exquise l’air frais et embaumé de la nuit ! La vie lui paraissait belle et bonne… comme un rêve ! La vie ?… Ah ! tout à l’heure il avait juré de se faire tuer le lendemain par les Anglais, mais il avait oublié son serment ! Il ne songeait plus à la mort ! La mort ?… Quand on porte la vie en soi ? Allons donc ! Et quelle vie encore ! Car Cassoulet entendait résonner au plus profond de son cœur une musique céleste, tout son être tressaillait d’allégresse à ces divins accords, son âme exultait ! Ses oreilles éclataient sous des chants d’amour qui les remplissaient ! Et il avait devant lui la magnifique vision d’une belle jeune fille qui lui souriait… un ange ! Il croyait entendre encore une bouche toute rose, une bouche de fée ou de déesse murmurer à son oreille…

« Cassoulet, je vous aime aussi… »

Ah ! à voir une telle vision, à entendre de tels chants, à sentir une telle allégresse, à écouter de telles paroles, est-ce qu’on peut songer à la mort ? Jamais ! c’est la vie dans toute sa puissance qui s’offre, qui sourit, qui console, qui guérit !

Et ce fut dans cet état d’esprit que Cassoulet tomba bientôt sur son lit de sangle pour s’endormir d’un sommeil éblouissant !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hermine se levait de bonne heure… avec le soleil. Elle faisait le déjeuner, puis le petit ménage et à sept heures et demie elle se trouvait à la cathédrale pour entendre la messe. Elle se levait toujours, tous les matins, gaie et heureuse.

Mais ce matin-là, elle avait un air plus heureux, car elle souriait largement : elle pensait à Cassoulet. Elle se jeta sur son prie-Dieu et fit une courte prière. Mais il faisait sombre dans le logis : elle alla pousser le volet de la fenêtre. Le soleil se levait au loin, ses premiers rayons doraient le clocher à demi démoli de la cathédrale. C’est tout ce qu’elle pouvait voir de son impasse, avec un morceau de ciel bleu au-dessus de sa tête. Elle se pencha hors de sa fenêtre. Tout était tranquille. Une brise fraîche et parfumée fit voltiger les mèches de ses cheveux d’or. De toutes parts partaient des chants d’oiseaux. Que la vie était belle !… Puis son regard se promena dans l’impasse… Ne se rappelait-elle pas que son père la veille au soir lui avait dit qu’un homme avait été tué dans l’impasse ? Oui… mais elle ne vit nul corps inanimé… nul cadavre… pas même du sang ! Est-ce que Maître Turcot n’avait pas rêvé ? Tout ce que son regard curieux rencontra, ce fut un boulet de fer… un boulet anglais, sans doute, qui avait dû rouler jusque-là ! Sa pensée, un peu distraite par les derniers événements du soir précédent, retrouva l’image de Cassoulet. Le sourire à ses lèvres demeurait. Elle quitta sa fenêtre. Son regard perçut alors quelque chose de blanc sous la porte. Un papier ?… Elle y courut. Oui, c’était un papier soigneusement plié. Elle le releva, d’une main tremblante le déplia, et soupçonnant déjà de qui lui venait ce message, et souriant davantage, elle lut, frémissante de tout son être, l’épître du lieutenant.

— Brave Cassoulet ! murmura-t-elle.

Et ses beaux yeux bleus, mais des yeux de pervenche, se mouillèrent. Son sein s’agita faiblement en parcourant une deuxième fois la dernière ligne, là où Cassoulet disait qu’il emporterait son mépris, à elle Hermine, dans la tombe !…

Elle le mépriser ? Où avait-il donc pris cette idée ? Parce qu’il l’aimait et qu’il le lui disait ? Mais c’était tout naturel !

Mais encore que voulait-il dire par « emporter son mépris dans la tombe » ?…

La jeune fille eut peur de deviner la pensée de son amoureux ! Elle perdit tout à coup son sourire. Son sein devint plus agité. Dans son corsage bleu, mais plus bleu que ses yeux, elle glissa le billet, jeta un regard vers la pendule et vit qu’il était déjà six heures. Six heures ! et son lit qui n’était pas encore fait ! Et le fourneau qui n’était pas encore allumé ! Et le déjeuner de Maître Turcot qui n’était pas encore fait !

Vivement elle se mit à l’œuvre, oubliant un peu Cassoulet et le reste du monde, si bien qu’une demi-heure après tout était prêt. Frais, dispos, jovial, Maître Turcot fit son apparition. Il frottait l’une contre l’autre ses grosses mains qu’il essayait de tenir aussi blanches que celles de Monseigneur l’évêque.

— Beau jour, Hermine, fit-il en entrant. Un grand soleil. Une brise de printemps. Des oiseaux qui gazouillent. On ne dirait pas qu’on est au mois d’octobre. On se croirait en juillet. C’est magnifique !

— Un vrai matin d’été, père, sourit la jeune fille.

— Oui, oui, un vrai matin d’été. Et tu as fait une bonne nuit, Hermine ? Je vois que tu es reposée. Une chose que je veux te dire : tu travailles trop, le soir. Tu abîmes tes doigts et tu brises tes yeux. Tiens ! c’est drôle, j’allais oublier cette histoire d’hier soir… cet homme qu’on a abattu sur l’impasse…

— Je ne l’ai pas vu non plus, dit la jeune fille, quand j’ai regardé ce matin en me levant.

— Il faut croire qu’il n’était qu’assommé, et qu’il a pu se lever et regagner son domicile. Voyons… déjeunons ! Il me semble que j’ai une faim…

Il s’assit à la table couverte d’une nappe de toile blanche, sur laquelle Hermine avait disposé un potage, des œufs et du fromage. Elle alla à l’armoire et en rapporta une coupe de beau cristal et une carafe d’un vin rouge à l’air pétillant.

Maître Turcot prit la carafe, se vida une rasade et dit, heureux :

— Décidément, on ne peut dire que la vie est désagréable… à ta santé, Hermine !

Mais Maître Turcot n’avait pas vidé à moitié sa coupe, qu’une main frappa rudement dans la porte.

— Oh ! oh ! fit le suisse avec surprise en regardant sa fille, voici une visite un peu matinale !…

Il se leva et alla ouvrir.

Un homme, enveloppé dans un manteau d’étoffe brune, se précipita à l’intérieur du logis, gémissant d’une voix nasillante :

— Ah ! Maître Turcot… quel malheur ! quel malheur !…

— Oh ! mais, c’est maître Baralier ! s’écria le suisse avec étonnement.

— Hélas !… fit l’épicier.

Et, ayant jeté cette parole de désespoir, il jeta son manteau sur un siège et se laissa choir dessus.

— Que se passe-t-il donc ? interrogea Maître Turcot.

— Ah ! si vous saviez, mon ami !

— Un malheur ?

— Un grand malheur… quasi un assassinat !

— Un assassinat !

Maître Turcot tremblait.

Hermine, non moins émue et tremblante, supplia :

— Parlez vite, monsieur Baralier !

— Ah ! parler, mademoiselle… est-ce que je le pourrai seulement ? Voyez, je frissonne de tout mon pauvre corps ! Voyez mes mains comme elles tremblent !… Oh ! mademoiselle… de l’essence de menthe pour frotter mes mains…

— Vite, de l’essence de menthe ! cria Maître Turcot.

La jeune fille alla vivement chercher une petite fiole dans l’armoire.

— Ah ! ça, de quel assassinat voulez-vous parler, Maître Baralier ? interrogea le suisse, tout blême.

— Mon fils… mon pauvre fils… hoqueta l’épicier.

Et en même temps que ces paroles et ce hoquet il renversa sa tête à cheveux blancs sur le dossier du fauteuil et demeura immobile, comme frappé de mort.

— L’essence… l’essence de menthe ! clama Maître Turcot.

La jeune fille se précipita avec un linge qu’elle venait d’imbiber et se mit à frotter activement les tempes de l’épicier. Hermine n’était plus aussi maîtresse d’elle-même que la veille de ce jour. Cette nouvelle d’un assassinat, ce malheur dont parlait diffusément Baralier, lui donnait la vision d’une scène terrible et sanglante qui avait pu se passer la veille au soir ou dans l’impasse ou sur la place de la cathédrale… Et une scène dans laquelle Cassoulet et le fils de Baralier avaient dû jouer un rôle. Alors, Hermine redoutait d’entendre à tout moment le sieur Baralier proférer une accusation contre le lieutenant des gardes.

Mais là… le vieux était-il donc trépassé qu’il ne remuait plus ? Pourtant, il respirait !

Tout effaré Maître Turcot ne cessait d’appeler :

— Maître Baralier, revenez à vous !… Maître Baralier, reprenez vos sens !…

Il frictionnait les mains blêmes et sèches du vieux négociant.

Hermine tamponnait toujours de son linge imbibé d’essence les tempes de l’épicier. Parfois elle posait le linge sous les narines du vieillard.

Lui, demeurait rigide, les jambes allongées. Avec ses traits livides, ridés, il ressemblait à un cadavre. Pour riche que passait Maître Baralier, il était assez pauvrement vêtu. Outre son manteau d’étoffe brune, effiloché, il portait une sorte de redingote d’un velours jaune et sale, usée, rapiécée aux coudes. Sa culotte d’étoffe grise était également usée, rapiécée et taché de graisse. Ses bas noirs étaient sales, ses gros souliers ferrés à boucles d’acier étaient couverts de poussière. Jusqu’à son bicorne, tombé par terre, qui avait un aspect plus que défraîchi.

Ah ! c’est que Maître Baralier n’avait pas gagné et amassé son argent à faire des prodigalités ! Ah ! non ! On disait même qu’il était joliment pignouf. Et le sachant tel, on se demandait comment il pouvait supporter les dépenses extravagantes et les folies que se permettait son excellent fils. Mais c’est qu’on ne connaissait pas les quatre faces de Maître Baralier ! Pensez-vous en bonne vérité qu’il était homme à payer de sa bourse les folies de son fils ? Que non pas ! Maître Baralier était un commerçant retors, il avait passé sa vie dans le commerce, il s’y connaissait. Aussi avait-il faux poids et fausses mesures, et vous comprenez que ses clients se chargeaient généreusement de payer les folies de son fils ! Oui, mais à la fin on n’était pas si bête que de ne pas s’apercevoir que Maître Baralier trichait ! Aussi, depuis quelque temps de fort mauvais propos couraient et trottaient sur le compte de l’épicier, sur son honnêteté en particulier. Or, si donc de tels propos allaient leur train, c’est que Maître Baralier n’était pas accusé à tort. Quand le chien aboie, c’est qu’il flaire ! Oui, le fils Baralier se pavanait, s’amusait, gourgandait, libertinait avec la monnaie des clients de son père. Oh ! ce n’est pas à lui qu’il fallait jeter la pierre, il n’en savait rien. Il se contentait de piger dans la caisse paternelle, sans s’inquiéter de quelle façon la caisse s’emplissait et se remplissait.

Toujours est-il que Maître Baralier, à force de subir les frictions de Maître Turcot, à force de se faire tamponner les tempes par Hermine et de respirer les parfums capiteux de la menthe, reprit ses sens et se raffermit sur son siège.

Il tapota sa tête, pinça son nez long, puis regarda avec une sorte d’effarement Maître Turcot et sa fille. On eût dit qu’il revenait d’un autre monde. Il avait l’air fort déséquilibré. Et tout à coup il ramassa son bicorne, l’enfonça sur ses yeux, se leva et saisit un bras de Maître Turcot criant de sa voix plus nasillante que jamais :

— Venez ! venez ! mon fils veut vous parler !

— Ah ! ça, il n’est donc pas mort, votre fils ? s’écria le suisse ahuri.

— Ah ! Maître Turcot, il n’en vaut guère mieux, je vous assure. Le médecin est là…

— Mais que lui est-il arrivé ?

— Est-ce que je sais seulement ? Il venait rendre visite à mademoiselle, et tout à coup… pan ! Il a reçu un coup dans l’estomac et il est tombé.

— Mais où cela ?

— Est-ce que je sais, Maître Turcot ?

Celui-ci se souvient alors de la soi-disant bagarre qui avait eu lieu la nuit précédente dans l’impasse, et il pensa :

— Ah ! diable ! si c’était le fils de Maître Baralier, ce corps contre lequel j’ai buté ! Oui, s’il avait été attaqué par des maraudeurs !…

Vivement il prit son chapeau et son manteau et dit :

— C’est bon, je vous suis, Maitre Baralier. Hermine, ajouta-t-il, remets le potage au feu pour qu’il ne refroidisse pas !

— Ah ! mademoiselle, mademoiselle… se lamenta le vieil épicier au moment de sortir, priez bien le bon Dieu pour qu’il en réchappe ! Ah ! quel malheur… quel malheur… mon unique enfant !

Les deux amis sortirent sur l’impasse et gagnèrent la Place de la Cathédrale.

Hermine les suivit du regard. Quand ils eurent disparu, elle rentra précipitamment, se laissa choir sur un siège et tira de son corsage la lettre de Cassoulet. Et très pâle, très agitée, elle relut la missive. Puis elle pencha sa tête blonde sur le papier blanc pour demeurer ainsi pensive un bon moment. Mais quand elle releva sa tête elle vit sur le papier une larme… oui, une larme à elle… qui brillait comme une goutte de rosée limpide. Elle s’en étonna. Vivement elle frotta ses yeux de son tablier. Et mue par une pensée nouvelle, elle alla à la tablette de la cheminée, y prit une écritoire et une plume qu’elle vint poser sur la table. Cela fait, elle alla à l’armoire d’où elle tira une feuille de papier et une enveloppe. L’instant d’après elle écrivait l’épître suivante :

« Monsieur Cassoulet… ne mourez pas avec mon mépris, mais avec mon amitié ! Mais vous ne mourrez pas, parce que je ne veux pas, parce que je vous le défends, parce que j’aurai peut-être besoin de vous, parce que je sens que votre bras me sera utile ! Non, non, ne mourez pas… mais vivez… vivez… vivez… Hermine. »

Sur l’enveloppe elle écrivit d’une fort belle main :

Pour Monsieur Cassoulet.
Lieutenant aux Gardes de
Monsieur de Frontenac.

Mais il s’agissait à présent de faire parvenir le message à son adresse, ce n’était pas facile. Comment s’y prendrait-elle ?… Tiens ! une idée… le gamin de la mère Benoit !…

Hermine jeta une capeline sur sa tête, une mante sur ses épaules et sortit sur l’impasse. Elle jeta devant elle un regard perçant pour voir si Maître Turcot n’apparaissait pas tout à coup. Non, l’impasse était déserte. D’un pas léger et rapide la jeune fille gagna la Place de la Cathédrale qu’elle traversa pour s’engager dans une ruelle avoisinante. Dans cette ruelle, bientôt, elle s’arrêta pour frapper à la porte d’une pauvre maison.

Une femme d’une quarantaine d’années, accorte et souriante, vint ouvrir.

— Ah ! c’est vous, mademoiselle Hermine ? dit la femme avec un air accueillant.

— Je vous demande bien de me pardonner, madame Benoit, pour vous déranger de si matin. Je désire confier à votre petit garçon une missive pour une personne que je connais.

— Mais certainement, mademoiselle. Seulement, il est encore couché mon petit Paul. Ah ! je dois vous dire qu’il est un peu fainéant, le galopin. Mais ça fait rien, je vais le réveiller.

— Oh ! madame Benoit, ça ne presse pas beaucoup. Tenez ! voici la missive qu’il devra aller porter au Château Saint-Louis ; c’est pour Monsieur le lieutenant des gardes. Et voici un écu pour votre petit Paul.

— Merci bien, mademoiselle, merci beaucoup, dit la brave femme en prenant la missive et le bel écu d’argent. Je vais mettre le vaurien sur pattes en un temps. Soyez tranquille, votre missive sera à son adresse dans un tantôt. Mais vous n’entrez pas une petite minute ?

— Non, madame Benoit, il faut que je retourne à mon logis de suite. Mais je viendrai vous rendre visite un de ces jours.

Hermine regagna rapidement son logis sans rencontrer âme qui vive.

Elle raviva le feu du fourneau et s’apprêta à prendre son déjeuner.

La porte s’ouvrit soudain poussée par une main dure, et Maître Turcot parut. Mais pas le Maître Turcot qu’on connaissait comme le suisse digne, serein, béat de la cathédrale, non ; le Maître Turcot qui entrait là avait l’air d’une bête sauvage. Il soufflait comme un fauve épuisé d’haleine, il râlait, il hoquetait, il jurait, il rugissait, il grimaçait et faisait des gestes à pourfendre ciel et terre.

— Misérable ! hurla-t-il en s’affaissant sur un siège.

Il foudroya sa fille d’un regard sanglant.

— Mon père… balbutia la jeune fille saisie d’angoisse, que veut dire…

Maître Turcot bondit.

— Tu raisonnes, malheureuse ? Ah ! gare à toi, sinon je te maudis !

Hermine s’écroula dans sa bergère et se mit à pleurer. Ah ! c’est qu’elle devinait tout : oui, son père avait dû apprendre par le vieux Baralier ou son fils la visite que lui avait faite Cassoulet le soir précédent. C’était l’unique chose qui pouvait faire enrager ainsi Maître Turcot. Et quand il enrageait de la sorte, il était dangereux. Hermine, le connaissant, s’apprêta à subir courageusement son sort.

Le suisse regarda sa fille un moment, et parut s’étonner. À voir pleurer ainsi cette enfant, on eût dit qu’il allait s’apaiser. Mais non. Il poussa tout à coup un long ricanement, saisit la jeune fille par un bras, la secoua violemment et rugit :

— Je sais tout, entends-tu ? je sais tout, gueuse !

Hermine sanglota lourdement.

Maître Turcot, dans toute sa fureur, se mit à marcher de long en large, bousculant les sièges, sacrant, jurant.

— Par le ciel ! qui aurait pensé que ma fille, qu’on dit un ange, recevait, à la nuit venue, des malandrins, des gnomes, des farfadets, des diablotins qui lui viennent faire l’amour… oui qui l’aurait pensé ? Par l’enfer ! qu’est la vertu de nos jours ? Hypocrisie ! hypocrisie !… Ah ! les filles… race de vipères ! Allez donc vous fier à votre fille maintenant ! Vous buvez à leurs lèvres le poison qu’y ont distillé des lèvres de mâles empoisonnés ! Horreur ! Ma fille à moi… oui ma fille, une ribaude ! Est-ce possible ? Par la mitre et la crosse ! suis-je encore son père ? Par le saint tabernacle ! lui ai-je donné le jour ? Par la messe ! si cela est ainsi, je confesse que je ne suis plus qu’une brute !

Hermine continuait de pleurer doucement.

Maître Turcot s’arrêta près d’elle, frémissant, grinçant des dents, et de nouveau la secoua rudement par un bras.

— Avoue, avoue, misérable ! hurla-t-il. Avoue que Cassoulet est venu et qu’il a failli tuer le fils de mon ami Baralier !

— J’avoue… soupira Hermine, croyant ainsi désarmer son terrible père.

— Malheureuse ! Avoue aussi qu’il t’a fait l’amour, le gredin !

— Non, non, père… il a été bien sage et bien poli !

— Sage et poli, ricana Maître Turcot, voyez-vous ça ! Tu mens, Hermine ! Tu m’as menti hier ! Qu’on me dise à présent ce qu’il faut penser d’une fille qui ment ainsi à son père ! Hein ! dis… que veux-tu que je pense de toi ! Ah ! je te dompterai, vilaine !

Il saisit la pauvre enfant, la souleva au bout de ses bras puissants et la serra avec force. Sa face rouge devenue blanche était si effrayante à voir, et il y avait une telle menace de mort dans ses yeux ensanglantés, qu’Hermine ferma les siens.

Lui, tout à coup, poussa un cri strident suivi d’un rire affreux : il venait de voir surgir hors du corsage de la jeune fille un papier… le message de Cassoulet. Il laissa retomber Hermine sur la bergère, enleva le papier et se mit à le lire en jurant et en blasphémant.

— Ah ! oui, c’était bien lui ce Cassoulet, ce manchot, ce nain de satan d’enfer ! Oh ! il emporte ton mépris dans la tombe, hein ? Eh bien, si demain il ne l’a pas encore emporté, crois-moi, il l’emportera et avec mon souvenir à moi !

Il déchira le papier, le froissa, le jeta par terre et le piétina avec rage. Il avait l’air fou. Puis, repris d’une nouvelle sorte de rage, il se jeta sur le canapé pour rugir, pleurer, mordre…

Durant un long moment et au travers de jurons, de paroles indistinctes, de cris, de vociférations, on pouvait saisir ces mots proférés avec une haine farouche :

— Je le tuerai ton Cassoulet maudit… je le tuerai…