Le manchot de Frontenac/09

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Éditions Édouard Garand (p. 49-51).

IX

LA BATAILLE DE LA CANARDIÈRE


Toute la ville avait été mise en émoi par les coups de feu tirés par les miliciens au palais épiscopal. Et ces coups de feu avaient été emportés jusqu’en la campagne environnante. Au Fort Saint-Louis, on avait pensé que les Anglais venaient d’attaquer les positions de la rivière Saint-Charles et qu’ils marchaient contre les portes de la ville. En quelques minutes des bataillons de grenadiers et de marins avaient été envoyés en reconnaissance. Mais lorsqu’on fut mis au courant de l’incident de l’évêché, toute la cité reprit son calme et sa tranquillité. Seulement, une chose qui intriguait : on ne savait pas ce qu’était devenu Cassoulet. On eut beau fouiller la ville, on ne le découvrit nulle part.

Après la vive alerte qui avait dans la nuit précédente secoué la ville entière dans son sommeil, ce fut une joie immense pour toute la population lorsque le lendemain au matin, ce 20 octobre, elle vit que les vaisseaux anglais s’étaient retirés à l’Île d’Orléans où ils semblaient s’apprêter à reprendre le chemin de la mer.

On pensa que l’ennemi était découragé et que, croyant la ville mieux défendue qu’elle n’était en réalité, il se sentait incapable de la prendre ni par la force ni par la surprise.

Lorsque, quatre jours auparavant, l’escadre ennemie commandée par l’amiral Phipps était venue jeter l’ancre dans la rade de Québec, la capitale de la Nouvelle-France n’était guère en état de soutenir un siège. Cette escadre se composait de trente-cinq voiles, et cette masse de navires ennemis avait paru si formidable que la population de la capitale avait été bouleversée par l’effroi. Mais cet effroi fut de courte durée, car on savait que la petite armée de la Nouvelle-France et la garnison de Québec avaient pour les commander un militaire de belle renommée en même temps qu’un homme redoutable : le comte de Frontenac. On espéra que le comte saurait encore parer à cette menace, et cette espérance calma les esprits et leur fit regarder en face le danger.

Le danger ?… Il s’était montré plus menaçant que jamais dans l’Histoire du pays. Car les Anglais avaient, dès le printemps de cette année-là, fait des préparatifs formidables en vue de conquérir la colonie du roi de France. Dans une première expédition l’amiral Phipps s’était emparé de Port-Royal en Acadie. Il était retourné à Boston pour y préparer une nouvelle expédition que, cette fois, il dirigerait contre Québec.

Mais ce ne serait pas l’unique menace contre le pays : car pendant que Phipps conduirait sa flotte vers la capitale, un général anglais, Winthrop, avec trois mille hommes de troupes régulières, cinq cents miliciens de la Nouvelle-Angleterre et cinq cents sauvages marcherait, par la voie du lac Champlain, contre Montréal d’où il se rendrait ensuite faire sa jonction avec les troupes que portaient les navires de Phipps, et avec ces sept ou huit mille hommes réunis s’en serait fait de la Nouvelle-France. Ce chiffre égalait presque la population de la colonie qui n’était que de onze mille habitants environ, et celle-ci n’avait pour la défendre contre ses ennemis que deux mille cinq cents combattants, réguliers et miliciens, et environ cinq cents sauvages Abénaquis. Cette force militaire était d’autant plus insuffisante que le pays se trouvait attaqué par deux côtés à la fois et avec d’énormes distances à franchir. Il avait donc fallu diviser la petite armée : huit cents hommes étaient demeurés à Québec, et le reste avait été dirigé vers le lac Champlain pour arrêter la marche de Winthrop.

Mais là, la Providence vint au secours de la colonie en semant la maladie dans les troupes de Winthrop qui rebroussa chemin avant même d’avoir atteint le lac Champlain.

Frontenac s’était rendu au lac Champlain pour lui barrer la route. En apprenant que le général anglais arrêtait sa marche et retournait sur ses pas, il revint précipitamment à Québec pour faire face à l’autre danger : l’amiral Phipps et sa flotte de trente-cinq navires.

À cette époque Québec n’était protégée que par des murs de palissades armés de petits canons. Frontenac fit aussitôt renforcer ces palissades, en fit dresser à la basse-ville et fit élever çà et là des barricades. Puis sur la rivière Saint-Charles il ordonna des retranchement ! qui furent confiés à la garde des miliciens.

Lorsque la flotte anglaise parut le 16 octobre. la capitale venait de terminer ses apprêts de défense.

Phipps, qui ignorait la retraite de Winthrop, envoya le même jour un parlementaire pour sommer le comte de Frontenac de livrer la ville.

On sait les paroles mémorables que répondit le gouverneur :

— Monsieur, répliqua-t-il au parlementaire, allez dire à votre maître que je lui répondrai par la bouche de mes canons, et qu’il sache que ce n’est pas ainsi qu’on fait sommer un homme comme moi !

Ces paroles énergiques n’avaient pas manqué d’impressionner très fort l’amiral anglais, qui pensa que la ville était en bon état de soutenir un siège. Tout de même, il résolut de tâter le terrain, et deux jours après, le 18 octobre, il bombardait la capitale. Mais les canons de Frontenac causèrent plus de dommages aux navires anglais que ces derniers de leurs canons n’en avaient faits à la ville. Et le 19 au soir les vaisseaux fort avariés de Phipps retournaient à l’Île d’Orléans.

Mais Phipps n’était pas tout à fait découragé, il voulut faire une nouvelle tentative. Et ce même soir du 19 il transmettait au major Walley, retranché sur le rivage de Beauport, l’ordre de marcher le lendemain contre la ville et lui dépêchait dans la nuit de l’artillerie et une force de deux mille hommes.

Le 20 au matin, la population de la capitale s’était donc grandement réjouie en constatant que les vaisseaux ennemis s’étaient retirés. Mais sa joie fut de courte durée. Car dès le lever du soleil une formidable mousqueterie éclatait du côté de la rivière Saint-Charles : Walley attaquait avec près de quatre mille hommes. Le Moyne de Sainte-Hélène retranché sur la rive gauche de la rivière avec cinq cents Canadiens.

À cette nouvelle, Frontenac rassembla quelques bataillons et alla prendre position sur la rive droite, pour empêcher les Anglais d’y prendre pied au cas où Sainte-Hélène ne pourrait les refouler. Ce dernier avait pour le seconder son frère Le Moyne de Longueil, et tous deux ce jour-là allaient accomplir des prodiges de valeur à la tête de leurs Canadiens.

L’action avait été tout à fait inattendue. Les Canadiens étaient au repos dans leurs retranchements, lorsque deux sentinelles vinrent prévenir Sainte-Hélène que les Anglais traversaient les marais de Beauport. Sainte-Hélène décida d’aller à leur rencontre. Mais à quelques arpents de ses retranchements il fut assailli par une grêle de balles venant d’épais fourrés : il y avait là trois régiments anglais qui, à la faveur de la nuit précédente, s’y étaient dissimulés. Surpris, le jeune capitaine canadien retraita vers ses retranchements pour y demander l’appui de son frère de Longueil. Celui-ci par une marche rapide alla détourner les fourrés et prit les Anglais en flanc, tandis que Sainte-Hélène revenait à la charge et les attaquait de front. Les Anglais durent évacuer les fourrés et retraiter vers les marais pour y attendre une colonne de quinze cents hommes qui s’avançait avec de l’artillerie.

Ce que voyant et devant une force bien supérieure à la sienne, Sainte-Hélène plaça ses meilleurs tireurs dans les fourrés du voisinage avec ordre de servir à l’ennemi un feu meurtrier, puis il divisa sa bande de Canadiens et celle de son frère en petites escouades pour assaillir les Anglais par plusieurs côtés à la fois. Cette tactique était la meilleure à prendre, et elle fut couronnée de succès.

Lorsque la colonne anglaise parut, elle fut assaillie de balles si meurtrières qu’elle fut ébranlée. Mais, s’étant raffermie, elle dirigea le feu de son artillerie contre les fourrés qu’elle ravagea à ce point de les rendre intenables aux tireurs canadiens. Sainte-Hélène ordonna de feindre la retraite vers les retranchements pour inciter les Anglais à avancer encore.

Pendant ce temps Le Moyne de Longueil et les miliciens de Beauport allaient reformer leurs détachements plus loin, puis se glissaient dans la broussaille pour attendre l’avance de l’ennemi. Le major Walley, qui commandait la colonne anglaise, crut avoir jeté le désordre dans les rangs de la petite troupe canadienne. Il marcha hardiment contre les retranchements de la rivière Saint-Charles, lançant au pas accéléré deux bataillons de marins et un régiment de fusiliers. Le reste de la colonne suivait à petite distance. Sainte-Hélène comprit qu’il pourrait gagner un grand avantage contre l’ennemi en attaquant brusquement les marins et les fusiliers et les séparant du reste de l’armée ennemie. Il dépêcha à son frère de Longueil l’ordre de prendre, si possible, les fusiliers en queue, tandis que lui-même se jetterait à la tête des marins. Cette tactique fut bien comprise et merveilleusement exécutée, si bien que soudainement assaillis de front et de queue les marins et les fusiliers se débandèrent après quelques minutes de combat et prirent la fuite vers le fleuve, laissant sur le terrain plusieurs de leurs morts et de leurs blessés. Mais aussi, dans cette rencontre qui avait été un choc formidable, Le Moyne de Sainte-Hélène fut atteint de plusieurs balles et percé de deux coups de baïonnette dont les blessures allaient emporter à la tombe ce jeune héros canadien.

Walley, voyant sa première colonne d’attaque mise en déroute, s’élança à son tour contre les Canadiens. Durant une heure il se passa une série d’escarmouches au cours desquelles ni les Canadiens ni les Anglais ne semblaient avoir l’avantage. Mais les fusiliers et les marins, s’étant reformés plus loin, revinrent prêter main-forte au reste de la colonne ennemie. Alors les Canadiens, déjà affaiblis et trop peu nombreux pour combattre avec avantage, retraitèrent vers leurs retranchements où Frontenac apparaissait avec des bataillons de secours. Les Anglais profitèrent de l’opportunité pour faire essuyer aux Canadiens un feu terrible. Durant un quart d’heure le crépitement continu de la mousqueterie se mêla au fracas des canons. Tous les bois, bosquets, fourrés et brousses du voisinage furent hachés, et les Anglais, voyant leur chemin libre vers les retranchements canadiens, s’élancèrent au pas de course.

Au même moment sur les bords de la rivière Saint-Charles apparurent cinquante cavaliers qu’on reconnut bien à leurs uniformes gris.

— Les Gris ! Les Gris !… crièrent les Canadiens avec joie.

À la tête des gardes à cheval et monté sur un vigoureux coursier noir, on reconnaissait également Cassoulet à la plume blanche de son feutre.

D’autres cris jaillirent parmi les Canadiens :

— Cassoulet ! Cassoulet !…

Les Gris, armés de leurs rapières et de pistolets, franchirent dans un galop d’enfer la distance entre la rivière et l’armée ennemie.

On entendit la voix rugissante de Cassoulet :

— Mort ! Mort !…

Au même instant Walley ordonnait le feu contre la cavalcade. Une détonation terrible emplit l’espace, et aux yeux des Canadiens médusés tout disparut dans un nuage de fumée. Mais déjà le nuage se dissipait, et l’on vit Cassoulet et ses gardes se ruer contre la masse ennemie et s’ouvrir un chemin large et sanglant. Ce fut un tonnerre de cris et de vociférations, puis une clameur d’épouvante retentit. L’armée anglaise, sous les coups de ces démons gris, était désemparée. Le Moyne de Longueil lança ses Canadiens à la rescousse. Le court combat qui suivit ne fut qu’une boucherie ; puis l’on vit les Anglais s’enfuir dans toutes les directions par bandes éperdues.

La victoire canadienne éclatait aussi rayonnante que les feux resplendissants du soleil.

Cassoulet et ses gardes poursuivirent l’ennemi jusqu’au delà des marais dans lesquels Walley avait abandonné ses canons et ses munitions, pour courir avec ses troupes en désordre vers les embarcations et gagner à toutes rames les navires de Phipps.

Un grand chant de victoire salua le magnifique exploit de Cassoulet et de ses gardes.

Frontenac accourut pour embrasser son lieutenant des gardes et le féliciter… les Canadiens voulurent le porter en triomphe jusque dans l’enceinte de la ville… mais on ne le vit nulle part !

Avait-il été frappé à mort ?

Non ! assurèrent des gardes…

Où était-il allé ? Personne ne le savait !

Cassoulet avait disparu tout à coup comme par enchantement.