Le manchot de Frontenac/08

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Éditions Édouard Garand (p. 44-49).

VIII

CHEZ MONSEIGNEUR L’ÉVÊQUE


C’était bien Cassoulet qui avait bousculé l’épicier Baralier sur la Place de la Cathédrale, le pauvre Cassoulet, le malheureux Cassoulet qui rôdait comme une âme en peine.

Il avait essayé de dormir dans sa mansarde, mais il avait été incapable de fermer l’œil, tant il était torturé par la pensée qu’Hermine souffrait, qu’Hermine pleurait, qu’Hermine l’appelait à son secours ! Il avait d’abord songé à prendre ses gardes et aller sommer Monseigneur ; puis il avait renoncé à ce projet téméraire et insensé. Ensuite il avait cherché un moyen de délivrer Hermine sans esclandre. Mais comment s’y prendre ? Or, pour bien concevoir un plan et l’exécuter avec succès, il importait de reconnaître les lieux, de savoir dans quelle partie du palais épiscopal habitait la jeune fille et, surtout, de découvrir son appartement. Ce n’était pas chose facile. Mais en comptant un peu sur le hasard, et mieux sur la divine Providence, que Cassoulet invoquait dans sa détresse, il y aurait peut-être moyen d’arriver à un résultat satisfaisant. Donc, ne pouvant dormir et la nuit étant très noire et propice à l’espionnage, Cassoulet quitta sa mansarde et résolut d’aller rôder autour du palais de Monseigneur l’évêque et d’étudier la place.

Il était près de neuf heures.

Sur la Place de la Cathédrale, Cassoulet heurta Baralier, le reconnut et prit la fuite vers l’impasse. Il traversa la cour du logis de Maître Turcot, sauta par-dessus le mur et tomba dans ce passage étroit qui longeait les murs d’enceinte de la ville. Il tourna vers la droite, traversa une ruelle, sauta par-dessus une palissade, franchit un jardin, traversa une autre ruelle et s’arrêta devant un mur qu’il reconnut pour entourer les jardins et les dépendances de l’évêché. Dans le mur et ouvrant sur la ruelle se trouvait une porte basse. Cette porte était fermée et, comme le pensa Cassoulet, elle devait être fermée au moyen de verrous et de cadenas à l’intérieur de la cour. Le mur était haut, mais Cassoulet se croyait assez agile pour l’escalader et sauter de l’autre côté. Mais avant d’entreprendre cette manœuvre, il leva les yeux sur l’édifice dont il découvrait vaguement la masse sombre. Il se trouvait à l’arrière du bâtiment et il n’en vit que deux fenêtres éclairées. L’une, au rez-de-chaussée, l’autre, au premier étage, et par bonheur les volets de ces deux fenêtres n’étaient pas fermés. Quant à celle du premier étage, il ne fallait pas y songer ; mais Cassoulet pensait qu’il pourrait arriver à celle du rez-de-chaussée et jeter un coup d’œil dans l’intérieur de la maison de Monseigneur l’évêque.

Certain que la porte du mur était verrouillée de l’intérieur, il ne la sonda pas ; il grimpa sur le mur aux aspérités des pierres, puis sauta dans la cour. La fenêtre éclairée du rez-de-chaussée y projetait un peu de clarté, et Cassoulet put voir une petite cour avec un hangar, des latrines et un puits. Une palissade avec grille au milieu barrait la cour, et de l’autre côté s’étendaient les jardins, plantés d’arbres, de l’évêché. Cassoulet regarda la fenêtre du rez-de-chaussée ; elle était trop haute pour l’atteindre. Il avisa un seau près du puits. Il le prit et alla le poser sous la fenêtre. Il lui fallut encore au moins trois pieds pour en atteindre le bord. Il fit un saut et s’agriffa de ses doigts à la pierre d’appui. À la force des bras il se tira jusqu’au niveau de la fenêtre. C’en était assez. Cassoulet jeta au travers d’un rideau de dentelle un regard ardent. Il fut saisi d’une telle émotion, qu’il manqua d’échapper la pierre à laquelle il était suspendu. Qu’avait-il vu ?… Hermine !… Oui, Hermine, assise dans un fauteuil, un livre à la main, lisant. Devant la jeune fille, et renversée sur une chaise-longue, il vit une vieille personne âgée, à l’air souffreteux, enveloppée dans un châle et qui semblait écouter la lecture de la jeune fille. Cassoulet devina que cette vieille personne, toute ridée, plissée, ratatinée, était la sœur de Monseigneur l’évêque. Le lieutenant entendit la voix d’Hermine arriver jusqu’à lui comme un murmure de rêve. Il sourit. Et, sachant ce qu’il voulait savoir, il se laissa retomber sur le sable de la cour.

Il se mit à réfléchir.

— Je pense, murmura-t-il au bout d’un moment, que le mieux à faire pour cette nuit, c’est de laisser un message à Hermine pour l’informer que je viendrai demain soir la chercher. Mais avec quoi écrire ce message ?

Il eut une idée.

De suite il se dirigea vers la porte basse du mur, en poussa les verrous, l’ouvrit et sortit sur la ruelle. Il longea les murs de l’évêché, traversa la rue qui aboutissait à la Place de la Cathédrale et s’engagea dans une ruelle étroite, sombre et déserte. Il venait de voir un réverbère éclairant une enseigne de cabaret. Le cabaret semblait désert, nul bruit ne partait de l’intérieur. Cassoulet ouvrit la porte. À l’instant même il crut voir plusieurs ombres diffuses descendre la ruelle du côté de l’évêché. Il referma la porte. Il aperçut le tavernier, seul, dormant dans un fauteuil devant la cheminée. Le tavernier ronflait doucement comme le plus heureux des hommes. Cassoulet s’approcha et leva une main pour le toucher à l’épaule. Il se ravisa.

— Bah ! se dit-il, pour ce que j’en ai besoin… Non. Laissons-le dormir !

Il jeta les yeux sur un comptoir où était posée une lampe qui éclairait très mal la taverne. À un bout de ce comptoir il aperçut une écritoire, une plume qui y trempait et deux ou trois feuillets de papier à côté. Non loin de l’écritoire le lieutenant vit une carafe remplie d’un vin rouge qui lui parut excellent. À côté de la carafe il y avait deux coupes de cristal.

— Tiens ! se dit-il, j’avais soif tout à l’heure…

Ce disant, il se versa tranquillement une rasade qu’il avala goulûment.

— Voilà qui va me faire du bien !…

Puis il alla à l’écritoire, prit la plume, attira un feuillet de papier sous sa main et se mit à écrire ceci :


« Mademoiselle Hermine, le bon Dieu m’a fait vous découvrir. Je viendrai demain soir vous chercher. Soyez prête !… Cassoulet ».


Le tavernier n’avait pas bougé.

Cassoulet glissa le billet dans une de ses poches, tira un écu qu’il déposa sur le comptoir à côté de la carafe et s’en alla.

Et chemin faisant Cassoulet se disait :

— Un de ces jours j’expliquerai à ce brave tavernier qu’est Maître Lebrun ma petite intrusion de ce soir, et je suis sûr qu’il en rira tout autant que moi !

Et il riait doucement déjà, il riait en songeant que demain soir il serait réuni à la belle Hermine !… Il regagnait la cour de l’évêché fort distrait par des rêves d’avenir et de bonheur, et il ne remarqua pas que devant lui plusieurs ombres humaines s’étaient vivement effacées pour se dissimuler dans des enfoncements de la ruelle.

La nuit était toujours noire. Le vent mugissait au-dessus des toits de la cité, faisait balancer les enseignes des boutiques, s’engouffrait dans les ruelles et soulevait un nuage de poussière. Parfois quelque rafale plus violente secouait rudement les volets, et Cassoulet levait la tête dans la crainte de recevoir un projectile quelconque lancé par la bourrasque. Il se vit de nouveau à l’évêché et bientôt dans la petite cour où le vent n’arrivait que par faibles bouffées.

Cassoulet monta sur le seau et se hissa de nouveau à la fenêtre d’Hermine. Il vit la jeune fille dans la même pose que l’instant d’avant. Vivement il glissa sous la fenêtre un coin de son billet, suffisamment pour que le vent ne l’emportât pas. Puis il regarda une seconde Hermine avec admiration et amour et sauta dans la cour.

— À demain soir, chère Hermine ! murmura-t-il.

Mais avant de s’éloigner il voulut remettre le seau près du puits, mais à l’instant même une voix terrible rugit près de là :

— Sus ! sus !…

Et Cassoulet, à sa grande stupéfaction, reconnut la voix de Maître Turcot.

Il venait de se redresser avec son seau à la main. Au même moment l’obscurité fut déchirée par des éclairs, et plusieurs coups de pistolets éclatèrent. Une dizaine de balles sifflèrent en allant s’aplatir contre les murs de l’évêché. Cassoulet, à la même minute et à la clarté des éclairs des pistolets, perçut un groupe d’hommes dans la porte de la cour… des hommes qui envahissaient la propriété de Monseigneur l’évêque.

Au bruit des coups de feu un cri de femme s’était élevé de l’intérieur de l’édifice…

Mais Cassoulet n’eut pas le temps de reconnaître la voix de la femme que vingt, trente, quarante rapières le menaçaient de toutes parts. Il lança son seau à la tête de ces inconnus qu’il pensa une bande d’assassins soudoyés par Maître Turcot, tira rapidement sa lame et se mit en garde. Dix lames choquaient déjà la sienne… Mais trois hommes déjà tombaient sous ses coups !

Cassoulet s’était appuyé du dos au mur de l’évêché, afin de ne pas être surpris par derrière, et il se trouvait juste sous la fenêtre éclairée, de sorte que par le rayon qui tombait dans la cour il pouvait voir un peu ses adversaires, tandis que lui avait l’avantage de demeurer dans l’ombre.

Puis un plus grand flot de lumière éclaira la scène, lorsqu’une main rapidement écarta les rideaux de la fenêtre et en tira les battants. Et dans cette profusion de lumière la tête dorée d’une jeune fille se pencha.

C’était Hermine.

Un papier venait de tomber à ses pieds, elle se baissa.

— Hermine ! Hermine ! cria à cet instant la voix de Maître Turcot, ferme la fenêtre !…

Hermine n’entendit pas… Hâtivement elle dépliait le papier et lisait le message de Cassoulet. Elle poussa un cri de joie. Mais son cri se perdit dans le bruit des rapières qui claquaient dans la cour et sous la fenêtre.

Sur sa chaise longue Mlle de Saint-Vallier s’agitait et criait avec épouvante :

— Fermez la fenêtre, Hermine… fermez la fenêtre !

La jeune fille ne prêta pas attention à cet ordre. Elle se pencha de nouveau par la fenêtre, regarda la troupe des combattants et, devinant que son amoureux était sous sa fenêtre et dans l’obscurité qui y régnait, elle demanda :

— Êtes-vous là, Monsieur Cassoulet ?

— Oui. Hermine, je suis là ! répondit le lieutenant qui, de sa seule rapière, tenait en respect une quarantaine d’assaillants Ceux-ci rugissaient de rage dans leur vaine tentative d’attirer le lieutenant des gardes dans le rayon de lumière et de l’envelopper. De temps en temps la lame du jeune homme jetait un éclair et un homme tombait.

— Tiens, maraud, meurs ! disait Cassoulet.

Puis il se mettait à rire en apostrophant toute la bande :

— Ah ! ah ! vous êtes les meurtriers à gages de Maître Turcot ! Nous allons rire. Tiens, toi, butor !

Un autre s’affaissait ensanglanté et en poussant un cri de douleur.

— Allons ! où est votre maître ? reprenait Cassoulet sans perdre un coup de lame. Où est Maître Turcot que je l’étripe ?

Maître Turcot n’eut garde de répondre à cet appel. Il se tenait depuis un moment dans la porte basse surveillant le combat. Mais en voyant que ses hommes ne parvenaient pas à abattre Cassoulet et voyant celui-ci semer la mort autour de lui, il s’élança dans la ruelle pour courir sur la rue devant l’évêché et appeler à la rescousse Maître Baralier, qui y était aposté avec une trentaine d’hommes.

Et les rapières continuaient de claquer avec un bruit terrible…

Craignant que Cassoulet n’eût à la fin le dessous, Hermine lui cria :

— Tenez bon, Monsieur Cassoulet, je vais vous prêter main forte !

Elle enjamba la fenêtre et hardiment se laissa tomber dans la cour. Les assaillants furent si stupéfaits qu’ils reculèrent un moment et lâchèrent pied. Cassoulet fonça sur eux.

— Hardi ! cria Hermine, qui ramassa vivement l’épée d’un combattant tombé sous les coups du lieutenant et se plaça à côté de celui-ci. Et son premier coup blessa grièvement un des assaillants.

Ceux-ci maintenant reculaient vers la porte basse. Cassoulet disait avec triomphe :

— Mademoiselle, vous êtes sauvée… nous allons leur passer sur le ventre !

Il se réjouissait trop vite.

Un nouveau venu arrivait dans la porte du mur et clamait d’une voix aigre et nasillante :

— À mort ! à mort le marmouset d’enfer !

Et c’était la voix de Baralier que Cassoulet reconnut.

Au même instant trente nouveaux combattants faisaient irruption dans la cour et, cette fois, Cassoulet allait se voir enveloppé avec Hermine.

Celle-ci comprenait d’ailleurs que la partie devenait trop inégale pour la gagner, et puis elle venait d’être blessée à sa main droite. Et Cassoulet à son tour éprouvait une malchance : ayant voulu protéger Hermine contre des assaillants qui se glissaient le long du mur de l’évêché pour prendre le lieutenant par derrière, il exécuta une fausse manœuvre, et sa rapière heurta violemment la pierre du mur et se cassa. Il se trouvait désarmé.

— Sauvez-vous ! lui dit Hermine. Moi, je me rendrai !

— C’est bon, répondit Cassoulet. Je viendrai vous chercher un autre jour !

Mais par où se sauver ?

Il vit le seau à quelques pas de lui. Il le ramassa, alla le poser sous la fenêtre d’Hermine et en moins de dix secondes il disparaissait dans l’intérieur de l’édifice.

Un hurlement de rage partit d’une poitrine de géant.

— Il fuit ! Il fuit !… vociféra Maître Turcot qui venait d’apparaître dans la porte du mur.

À ce moment Hermine jetait son épée…

Maître Turcot se précipita sur elle, l’enleva dans ses bras et la jeta par la fenêtre ouverte du rez-de-chaussée où elle alla rouler sur un épais tapis.

Puis le suisse jetait un ordre :

— Le maudit farfadet est pénétré chez Monseigneur, qu’on garde toutes les issues ! Holà, Maître Baralier !

— Voilà ! voilà ! Maître Turcot !…

De suite la troupe entourait tout l’édifice pour guetter la sortie de Cassoulet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Cassoulet sauta dans la pièce où se trouvait, seule, Mlle de Saint-Vallier, celle-ci, en voyant apparaître ce lutin tout déchiré et ensanglanté, poussa un cri perçant et perdit tout à fait connaissance.

Le lieutenant n’y prit pas garde. Il traversa la pièce en courant, ouvrit une porte et s’élança dans un corridor sombre, mais au bout duquel il voyait un autre corridor éclairé. Bientôt il se trouva dans le vestibule. Mais à cet instant tous les serviteurs de la maison accouraient, les uns armés de couteaux, les autres d’ustensiles quelconques qu’ils brandissaient en hurlant.

À la vue de Cassoulet ils poussèrent un cri effrayant et se ruèrent contre lui en clamant :

— Le bandit ! Le bandit !…

Cassoulet vit le grand escalier qui montait à l’étage supérieur… il s’y jeta.

La bande des domestiques accourait derrière lui.

Là-haut, le jeune homme vit une porte ouverte, une chambre éclairée et déserte… il s’y rua. Il aperçut la porte close d’un garde-robe… il se jeta dedans. Il était temps : la meute des serviteurs passait dans le corridor comme un ouragan, puis elle montait à l’autre étage croyant que le bandit était monté sous les combles.

Dans son garde-robe Cassoulet vit une robe violette… Il eut une idée qu’il ne prit pas le temps de peser : il se vêtit de la robe violette.

— Bon ! sourit-il, on va penser que je suis Monseigneur l’évêque !

Il quitta le garde-robe, sortit de la chambre et comprit que les serviteurs faisaient des recherches là-haut au-dessus de sa tête. Rapidement il redescendit au rez-de-chaussée dans le vestibule. Là, il se trouva face à face avec le brave Norbert qui hurlait à tous poumons :

— Monseigneur, au secours !… Au secours, Monseigneur !

Cassoulet l’étendit à terre d’un coup de tête, puis l’enleva et le jeta dans un appartement voisin. Il éteignit les deux torchères qui éclairaient le vestibule et courut ouvrir la porte de sortie. Mais là, une vingtaine d’hommes se présentaient pour entrer.

À la vue de Monseigneur ils reculèrent avec respect et s’effacèrent.

— Vite, souffla Cassoulet en imitant la voix de Monseigneur, il est là… venez !…

Les hommes pénétrèrent vivement dans le vestibule, mais à la même minute, Norbert, revenu à lui, rallumait les torchères, et les hommes de Baralier apercevaient Monseigneur l’évêque qui descendait l’escalier et qui les regardait avec une grande sévérité.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il en s’arrêtant devant ces hommes armés.

À cet instant entrait Maître Turcot, la figure plus écarlate que la bande rouge qui lui entourait le cou.

— Ah ! Monseigneur, s’écria-t-il, c’était ce bandit…

— Non, ce n’est pas un bandit ! cria tout à coup une voix frémissante de femme.

Tous les spectateurs de cette scène demeurèrent figés de surprise, en voyant Hermine, la robe et le corsage déchirés et sa main droite ensanglantée, paraître par une porte latérale.

— Ah ! ah ! fit l’évêque en essayant de sourire, ce n’était pas un bandit, dites-vous ?

— C’était Cassoulet, Monseigneur, répondit la jeune fille en rougissant.

— Cassoulet !…

— Il était venu me donner de ses nouvelles à ma fenêtre !

— À votre fenêtre ?

— Et ces hommes, Monseigneur, voulaient l’assassiner.

— Oh ! oh ! fit l’évêque en promenant des regards terribles sur les hommes de Baralier.

— Monseigneur, dit humblement l’un d’eux, nous ne voulions pas assassiner Monsieur Cassoulet ! C’est Maître Baralier qui nous a embauchés pour tuer un bandit !…

— Maître Baralier ? Et où est-il, Maître Baralier ?

— Il s’est sauvé, Monseigneur, déclara Maître Turcot.

— Et vous, Maître Turcot, que faites-vous

— Il était avec Maître Baralier, dit un milicien.

— Ah ! ah ! Maître Turcot, c’est ainsi que vous conduisez des bandes de miliciens à l’enfer ! Et qui vous a ouvert la porte ? interrogea l’évêque en regardant les miliciens, Norbert, je suppose ?

— Non, Monseigneur… c’était Cassoulet !

— Cassoulet ? Mais il était donc dans ma maison !

— En effet, Monseigneur, dit Maître Turcot qui voulut détourner l’orage qu’il sentait venir. Le vilain farfadet a sauté par une fenêtre dans votre maison.

À cette minute les domestiques revenaient des étages supérieurs et entouraient l’évêque et les miliciens.

Alors Monseigneur regarda sévèrement Maître Turcot et dit sur un ton grave et imposant :

— Approchez, Maître Turcot… bien ! Maintenant écoutez : devant ces hommes que vous avez, avec le concours de Maître Baralier, embauchés pour faire assassiner un pauvre jeune homme qui ne vous a fait aucun mal, oui devant ces hommes et devant mes serviteurs je vous dis que vous êtes un pervers, un misérable, et je vous le dis encore devant votre fille. Maître Turcot, vous faites la traite clandestine de l’eau-de-vie et en dépit de mes sermons et de mes mandements, oui, vous que j’ai choisi comme mon suisse ! N’est-ce pas une honte ? Allons ! vous autres qui m’entendez, cria l’évêque aux miliciens, n’est-ce pas honteux que cet homme ait ainsi trompé ma confiance en se livrant à cet odieux commerce ?

De son regard terrible il foudroyait Maître Turcot. Et lui, confus, terrifié, tremblait tant qu’on entendait ses dents claquer dans sa bouche.

Et Monseigneur allait continuer ses remontrances, lorsque tout à coup un des domestiques s’écria en indiquant la porte ouverte du vestibule :

— Là, Monseigneur, là, voyez le bandit avec votre robe violette sur son dos !

Il y eut une stupeur générale.

Dehors, vers la rue, et dans l’obscurité que blanchissaient les lumières du vestibule, on pouvait apercevoir, en effet, une forme quelconque revêtue d’une robe violette.

Les miliciens s’élancèrent en armant leurs fusils.

— Arrêtez ! arrêtez ! cria l’évêque.

Mais il était trop tard : dans leur zèle les miliciens firent partir leurs fusils. Une vibrante détonation éclata et tout le vestibule s’emplit d’une fumée âcre de poudre.

Mais chose curieuse, lorsque la fumée se fut dissipée, on put voir encore la robe violette à la même place.

L’étonnement était devenu de l’hébétement.

L’évêque sortit suivi des miliciens et de la valetaille.

Il s’arrêta près d’un poteau de pierre, et reconnut que ce poteau avait été par quelque malin revêtu de l’une de ses robes violettes. Il retira la robe et l’examina : elle était trouée à plusieurs endroits par les balles des miliciens.

Il se mit à rire.

— Heureusement, dit-il, que je n’étais pas dedans !

Puis il rentra dans le vestibule où étaient demeurés Maître Turcot et sa fille.

Il se tourna vers les miliciens et dit :

— Vous autres, regagnez vos foyers, et à l’avenir n’écoutez plus les perfides paroles de la canaille ! Quant à vous, Maître Turcot, emmenez votre fille. À l’avenir vous ne serez plus mon suisse, je vous retire votre charge ! Allez !

— Monseigneur ! gémit le suisse en tombant à genoux, pardon ! pardon !…

— Allez ! commanda l’évêque sur un ton glacial.

Et il tourna le dos.

Déjà les miliciens se retiraient penauds et tête basse.

Maître Turcot allait les suivre, quand il frémit violemment et s’arrêta net : il ne voyait plus sa fille.

— Monseigneur ! Monseigneur ! appela-t-il, où est ma fille ?

— Je ne suis plus le gardien de votre fille, Maître Turcot, allez ! riposta durement l’évêque.

Un domestique, alors, tira le suisse par sa manche et lui murmura à l’oreille :

— Maître Turcot, j’ai vu tout à l’heure mademoiselle Hermine s’esquiver par là !…

Et il montra la porte de sortie demeurée ouverte.

Maître Turcot poussa un grondement impossible à traduire et s’en alla en titubant