Le manoir de Villerai/017

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XVII


L’existence de Rose Lauzon sous le toit hospitalier de madame de Rochon était donc calme et heureuse ; et chaque jour, à chaque instant, pleine de reconnaissance, elle comparait son genre de vie actuel, si doux et si tranquille, avec les labeurs incessants et les misères sans nombre qui l’avaient accablée dans son ancienne demeure. Sa gratitude et son affection pour sa bonne bienfaitrice étaient sans bornes ; tandis que madame de Rochon sentait que le sentiment de simple bienveillance qu’elle avait d’abord éprouvé pour sa jeune compagne, se changeait peu à peu en un amour presque maternel.

Le seul contretemps qu’éprouvait Rose au milieu de son bonheur, était l’indifférence pleine de mépris avec laquelle mademoiselle de Nevers affectait invariablement de la traiter, ne lui accordant jamais même un salut, un mot bienveillant, et résistant à toutes les sollicitations de sa parente, qui la priait de montrer un peu plus d’amitié et de considération à la pauvre orpheline qu’elle avait reçue dans sa maison. Mais Rose avait été trop rudement élevée à l’école du malheur pour attacher une grande importance à une pareille bagatelle. Et quoiqu’elle soupirât quelquefois involontairement quand mademoiselle de Nevers, brillante de soiries et de dentelles, passait brusquement devant elle, sans lui accorder un regard, même après plusieurs mois de résidence chez madame de Rochon ; ou bien lorsqu’elle disait subitement à sa tante, en entrant dans le salon, qu’elle voulait être seule avec elle, faisant ainsi comprendre à Rose qu’elle était de trop, celle-ci, cependant, ne s’en fâchait pas et ne s’en plaignait jamais ; son bon sens naturel et sa douceur l’en empêchaient.

Un jour d’avril, Rose était assise près de sa fenêtre, son ouvrage à la main, regardant par moment la confusion et le désordre général que la pluie venait de causer parmi les promeneurs qui étaient sur la place, quand elle entendit tout à coup le bruit du marteau de la porte d’entrée, suivi aussitôt d’éclats de voix et de rires dans les escaliers.

— Là ! entrez dans cet appartement, ennuyeux que vous êtes, dit une voix qu’elle reconnut pour celle de mademoiselle de Nevers. Non, non, vous ne pouvez pas venir avec moi.

C’était évidemment là une réponse à une demande formulée par une voix masculine ; mais Rose n’en put saisir les paroles.

— Il faut que j’aille arranger mon chapeau et mes cheveux, qui sont tout défaits. C’est votre faute, aussi, vous qui prétendiez qu’il ne pleuvrait pas ; ainsi entrez là dedans et faites pénitence tout seul, jusqu’à ce que je redescende.

La porte s’ouvrit, et Rose hésitait encore sur ce qu’elle devait faire, quand le vicomte de Noraye entra dans la chambre.

En apercevant Rose, il s’excusa avec grâce, et ôta son chapeau avec cette aisance et cette courtoisie qui lui allaient si bien quand il voulait ; mais tout à coup l’expression de sa figure marqua un profond étonnement, et il dit à Rose, avec une certaine familiarité :

— Quoi, est-il possible ? oui, vraiment, mademoiselle, nous nous sommes déjà rencontrés. Oserais-je prendre la liberté de demander quel est votre nom ?

— Rose Lauzon, répondit-elle avec embarras.

— Oh ! je le pensais. Quel est celui qui, après avoir vu les traits enchanteurs de la belle de Villerai pourrait jamais les oublier ? quoique mademoiselle soit devenue encore dix fois plus jolie, depuis que j’eus le plaisir de la rencontrer pour la première fois près de la barrière du manoir.

La familiarité du vicomte et ses regards d’admiration déplurent à Rose au point de la faire sortir de sa douceur naturelle, et elle répondit fermement en se dirigeant vers la porte :

— Cette rencontre a été si désagréable pour moi, vicomte, que je n’aime pas à me la rappeler.

— Ah ! il est encourageant pour moi, belle enfant, que vous vous souveniez de tout cela ; mais je prendrai la liberté de faire ce que j’ai fait alors, c’est-à-dire que je vous retiendrai ici jusqu’à ce que j’obtienne de vous soit un petit sourire, soit une bonne parole de votre belle bouche.

— Vous ne prenez pas le bon moyen, vicomte, d’obtenir l’un ou l’autre, reprit Rose, la figure animée autant par la perplexité que par le déplaisir, car de Noraye s’était promptement placé en sentinelle au-devant de la porte, et il la regardait avec une admiration croissante.

Rose n’avait jamais paru si jolie. Le vif carmin de ses joues ; ses yeux expressifs qui tantôt brillaient d’irritation, tantôt s’abaissaient délicieusement devant le regard hardi et ardent fixé sur elle, donnaient à toute sa physionomie une fascination que le blasé de Noraye trouva presque irrésistible.

Oubliant pour un moment son langage indolent et son affection ordinaire, il s’écria subitement avec énergie :

— Ma foi ! Rose Lauzon, vous êtes merveilleusement belle !

Ce compliment sincère irrita doublement celle qui en était l’objet, au lieu de l’adoucir, et elle reprit vivement :

— Merci, vicomte de Noraye, mais ce n’est pas la première fois que vous m’insultez ! Voulez-vous me laisser sortir de cette chambre ?

— Non, pas avant que nous nous soyons compris l’un l’autre. Prétendez-vous, ma belle, que dire à une femme qu’elle est jolie, ce soit l’insulter ? Si vous le croyez, vous connaissez moins le monde que je ne pensais. Mais dites-moi, petite, pourquoi donc êtes-vous si gentille, qu’un anachorète même ne pourrait vous laisser passer sans vous complimenter sur vos charmes ?

— Tout gentilhomme, monsieur, cesserait ses flatteries, quand il verrait qu’elles ne sont ni agréables ni bien accueillies.

— Mais, Rose, vous êtes aussi spirituelle que belle. Enfant, enfant, vous allez me mettre tout à fait hors de moi-même, si vous continuez ainsi à devenir de plus en plus charmante. Mais venez, nous allons discuter raisonnablement la chose. Tout dépend de ma propre magnanimité. Il n’y a pas ici de preux chevalier, de vaillant de Montarville, pour venir à la rescousse.

À ce nom, le sang monta à la figure de Rose, et elle ne put dissimuler son émotion à l’œil clairvoyant de son interlocuteur.

— Ah ! reprit-il sarcastiquement, pourquoi mademoiselle ne m’a-t-elle pas dit plus tôt qu’elle avait des préférences ; que les sourires si sévèrement refusés à l’un, sont réservés à un autre ? Assurément de Montarville est né sous une heureuse étoile ; car non seulement il réclame comme sienne la riche seigneuresse de Villerai, mais les sourires de la belle du village lui reviennent aussi ! Oh ! passez, maintenant, jeune fille ; Gaston de Noraye ne prétend nullement régner sur un cœur divisé ; et avec un profond salut plein d’une déférence affectée et complètement contredite par le rire moqueur dessiné sur sa bouche, le vicomte se rangea de côté, permettant à Rose de sortir.

Cela fut fait juste à temps, car au moment où Rose sortait, mademoiselle de Nevers entra dans la salle.

— Veuillez donc me dire avec qui le vicomte de Noraye passait son temps à converser si amicalement, fit-elle en souriant ironiquement.

— Avec une personne dont la beauté, quelque merveilleuse qu’elle soit, devient insignifiante quand elle est comparée à celle de mademoiselle de Nevers, reprit de Noraye, se sentant légèrement embarrassé pour la première fois de sa vie.

— Merci, vicomte, de votre prétendu compliment, reprit la jeune fille en se retirant en arrière avec un air de suprême hauteur. Mademoiselle de Nevers n’est pas habituée à se voir comparer avec les servantes de sa tante, quoiqu’il puisse en résulter pour elle-même un banal compliment.

— Ah ! ma charmante demoiselle de Nevers, répondit le jeune Français, en reprenant sans effort sa physionomie composée ordinaire, l’homme s’incline toujours devant la beauté, soit qu’il la rencontre dans une duchesse ou une servante, une reine ou une paysanne. Pensez-vous, par exemple, que si la nature avait injustement ordonné que vous, au lieu de porter un ancien et noble nom, fussiez née dans l’humble position de Rose, pensez-vous, je le répète, que j’aurais pu passer devant vous sans vous adresser un regard flatteur ou une parole bienveillante ?

Le compliment était adroitement tourné, et Pauline se mordit la lèvre pour arrêter le demi-sourire qui commençait à se répandre pour sa figure ; mais elle résolut de ne pas lui pardonner aussi facilement, et elle reprit :

— Vous n’avez pas mis de temps, vraiment, à connaître le nom de votre déesse. Dites donc, est-ce la première fois que vous la rencontrez ?

La question avait été faite sans intention. Mademoiselle de Nevers n’avait jamais songé à une réponse affirmative ; mais à sa grande surprise, de Noraye répondit avec indifférence qu’il croyait avoir rencontré cette jeune fille, mais qu’il ne se souvenait pas précisément où ni dans quelle circonstance.

C’était là vraiment une grande découverte pour mademoiselle de Nevers. Quoi ! la simple, modeste et timide Rose, devant qui madame de Rochon lui avait presque défendu de parler, de crainte que son léger badinage ne blessât sa candeur, connaissait ce gai et brillant jeune Français, qui savait son nom, et louangeait sa beauté avec enthousiasme. C’était certainement une bonne occasion de triompher sur madame de Rochon, qui lui avait souvent reproché son manque de politesse envers cette même Rose. La satisfaction que lui causa cette pensée, lui rendit complètement ses sourires et sa bonne humeur.

Le lendemain matin, de meilleure heure que de coutume, Pauline de Nevers, dont la figure d’ordinaire nonchalamment élégante, était plus animée que d’ordinaire, faisait son entrée dans la chambre de madame de Rochon ; et la trouvant seule, elle commença immédiatement à lui raconter, avec plus d’une malicieuse remarque, l’incident de la veille.

L’hôtesse était sceptique, incrédule. Quelle valeur, disait-elle, faut-il attacher aux paroles d’un homme tel que Gaston de Noraye ?

— Eh bien ! vous lui demanderez au moins, ma tante, si elle ne l’a jamais rencontré auparavant ; et cela, de suite, en ma présence, à moins que vous ne craigniez que la réponse ne soit pas aussi satisfaisante que vous le désirez.

Cette remarque décida madame de Rochon immédiatement, et elle reprit avec un certain air de reproche :

— Prends patience, et ta curiosité peu charitable va être satisfaite. Rose sera ici dans l’instant. Celle-ci arriva bientôt après, son ouvrage à la main ; mais, en voyant Pauline, elle hésita, sachant bien que celle-ci tolérait rarement sa présence. Elle allait s’en retourner, quand sa bienfaitrice lui dit doucement :

— Asseyez-vous, Rose, ma nièce n’a pas de secrets à me communiquer ce matin.

Rose obéit, et pendant quelques minutes Pauline de Nevers, silencieuse, l’examina soigneusement. Rien n’échappa à ce regard perçant, et plus elle la considérait, plus elle s’étonnait de la rare beauté et de la grâce remarquable de la jeune villageoise. Il n’est pas étonnant, pensait-elle en elle-même, qu’une telle figure ait pu tourner la tête à de Noraye ; et comme une réflexion désagréable se présentait tout naturellement à son esprit, elle se mordit la lèvre de dépit.

— Voulez-vous me dire, demanda-t-elle tout à coup avec brusquerie, où vous avez fait la connaissance du vicomte de Noraye ?

C’était la première fois que la hautaine demoiselle de Nevers s’adressait ainsi directement à Rose ; et celle-ci, confondue autant par cette circonstance que par la question elle-même, rougit et dit :

— À Villerai, mademoiselle.

— Sans doute ; mais pourrais-je de plus vous demander dans quelles circonstances particulières une connaissance entre personnes de rangs aussi différents a d’abord été formée ?

Aussitôt se présenta à la mémoire de Rose le souvenir de cette rencontre avec de Noraye à la porte du manoir, quand de Montarville l’avait si généreusement délivrée des importunités insolentes du vicomte, et la pensée de cet événement, qui était si profondément gravée dans sa mémoire, couvrit sa joue d’une vive rougeur.

— Eh bien ! allez-vous satisfaire notre curiosité, mademoiselle ? persista la jeune fille en prononçant ce dernier mot avec une emphase remplie de mépris.

La répugnance que Rose éprouvait à rapporter cette rencontre, augmenta sa confusion ; cependant elle reprit à voix basse :

— Mademoiselle de Nevers devra m’excuser, car il m’est impossible de la satisfaire.

Pauline se rejeta en arrière sur sa chaise, et regarda la petite paysanne avec un mélange d’insolence et de moquerie qui aurait presque anéanti cette dernière, si elle l’eût remarqué. Heureusement, les yeux de Rose étaient baissés sur son ouvrage, et Pauline dut se contenter de cette exclamation sarcastique :

— Ainsi mademoiselle refuse de nous satisfaire ! Mon Dieu, que peut-il donc y avoir de si secret et de si important dans la première rencontre d’une pauvre paysanne et d’un gentilhomme comme le vicomte de Noraye ? Ah ! bonne tante, la vanité et l’intrigue ne demeurent pas toujours au milieu de la soie et de l’or ; on les rencontre aussi souvent sous la serge de laine et le calicot du paysan.

Madame de Rochon, prenant en pitié l’extrême détresse peinte sur la figure de Rose, dit doucement :

— Comme mademoiselle de Nevers est avec moi, vous pouvez aller vaquer aux devoirs du matin qui vous attendent ailleurs.

— Maintenant, ma tante, s’écria mademoiselle de Nevers d’un air de triomphe, quand elles furent seules, que pensez-vous de cette petite hypocrite à figure trompeuse ? N’est-ce pas justement comme je le pensais, comme je l’avais prédit ? Oh ! je savais bien qu’une beauté comme la sienne, chez une servante, ne produirait rien de bon.

— Elle n’est pas ma servante, Pauline, mais ma compagne, quoique elle soit de naissance obscure ; et quant à sa beauté, elle est ce que la Providence l’a faite. Vraiment, ma nièce, tu es trop sévère, trop soupçonneuse.

— Et vous, ma tante, vous êtes trop faible et trop indulgente. Oh ! vraiment, je perds toute patience avec vous ! Est-ce que la rougeur et l’embarras de cette fille, son refus insolent de répondre à la simple question que je lui posais, ne vous ont pas fait ouvrir les yeux à la vérité ?

— J’ai encore à apprendre, mon enfant, que la confusion accompagne toujours le crime. Pour ma part, je trouve qu’elle est très souvent une preuve d’innocence.

— Puisse-t-il en être ainsi, ma tante. Entretenez vos propres opinions aussi fermement que vous voudrez, jusqu’à ce qu’une preuve nouvelle et plus frappante de la duplicité de votre protégée vous oblige de reconnaître enfin la vérité de mes représentations et l’aveuglement de votre faiblesse et de votre incrédulité.

— Ma bonne nièce Pauline, tu commences à devenir trop animée dans la discussion ; mais je t’excuserai, en pensant charitablement que ton ardeur vient entièrement de l’intérêt que tu me portes, et non de ta haine pour Rose Lauzon. Mais laissons là ce sujet pour le présent, et prenons-en un plus gai… Comment est ton pauvre père, ce matin ?

— Appelez-vous cela un sujet plus gai ? demanda la jeune fille avec une certaine irritation. C’est justement le plus désagréable que vous puissiez choisir. Papa, avec un égoïsme et une obstination incroyables, persiste à me refuser sa permission de donner un grand bal ou un dîner, avant que les officiers du Roussillon ne partent pour Québec.

-— Mais ce n’est pas répondre à ma question, Pauline ; comment est réellement ton père ?

— Oh ! comme de raison, il souffre toujours de son rhumatisme ; mais ce n’est rien de nouveau. Ce n’est pas une excuse, certainement, pour se refuser à ma juste demande. Il pourrait s’asseoir dans son fauteuil, bien enveloppé.

— Pauline ! Pauline ! interrompit gravement sa compagne ; tu n’as jamais dû sentir par expérience ce que c’est qu’une douleur réelle, autrement tu ne parlerais pas ainsi. Comment ton pauvre père, brisé par les souffrances, pourrait-il reposer tranquille au milieu du bruit et de la gaieté d’une fête qui se prolongerait plusieurs heures ?

— Là, là, tante, c’est assez ! Je crois vraiment que vous vous êtes tous ligués contre moi depuis peu ; mais, réellement, vous n’avez pas besoin de prendre si chaudement la part de papa, car il disait l’autre jour que la manière dont vous prodiguiez vos richesses en vaines charités, encourageait la paresse, favorisait l’oisiveté, et était absurde et insensée au dernier degré. Mais, tenez, je me sens tellement impatientée et hors de moi-même, qu’il faut que je vous dise adieu de suite.

— Sans être fâchée, j’espère, Pauline.

— Non ; qui pourrait être fâchée contre vous ? vous êtes trop patiente pour en donner l’occasion, même au caractère le plus irascible : mais je reviendrai vous voir demain ; seulement tenez loin de cette chambre cette affreuse petite hypocrite, tant que je serai avec vous.

Madame de Rochon était accoutumée depuis l’enfance de Pauline à de telles conversations ; aussi reprit-elle avec calme ses occupations ordinaires. Rose vint la rejoindre, dès qu’elle se fut assurée du départ de mademoiselle de Nevers ; et après quelques moments de silence, la vieille dame lui dit avec tranquillité :

— Avez-vous aucune objection, Rose, à me donner les renseignements que vous avez peut-être refusés justement aux interrogations indiscrètes de ma nièce ?

La jeune fille rougit, mais immédiatement, quoique avec une légère hésitation dans le ton, elle raconta sa rencontre avec de Noraye près du manoir, et la généreuse intervention de M. de Montarville.

— Justement comme je pensais, ma chère enfant ; vous êtes parfaitement exempte de tout blâme, de sorte que nous éloignerons de nous le souvenir de ce fait et nous oublierons ceux qui l’ont accompli. Lisez-moi donc un chapitre dans notre livre de lecture ; ça fera une agréable diversion à nos pensées.