Le manoir de Villerai/018

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XVIII


Vers les quatre heures d’une belle après-midi, un jeune officier portant l’uniforme du Royal Roussillon, parcourait lentement la rue Notre-Dame, d’une démarche languissante qu’on aurait aussi bien pu attribuer à l’affectation et à l’ennui qu’à la maladie. Il semblait être un personnage de quelque importance, au moins pour le beau sexe, à en juger par les doux sourires et les gracieux saluts que lui prodiguaient les dames qu’il rencontrait. Mais assurément, le régiment Roussillon, renommé pour être aussi galant en amour que vaillant à la guerre, ne comptait pas d’officier plus stoïque et en apparence plus indifférent aux charmes féminins que notre héros.

En vain de jeunes beautés avec qui Gustave de Montarville (car c’était, lui) avait peut-être dansé la nuit précédente, levaient en passant leurs doux yeux noirs, comme pour l’inviter tacitement à venir les escorter ; en vain quelques coquettes lui prodiguaient leurs sourires ; en vain même la brillante, éblouissante demoiselle de Nevers rougit jusqu’aux tempes et lança un sourire irrésistible au jeune officier quand il porta la main à son chapeau pour la saluer. Ce jour-là au moins il était à l’épreuve de tout.

Depuis un an, Gustave avait beaucoup changé ; cependant, quoique amaigri par les effets de sa longue maladie, sa figure et toute sa personne avaient merveilleusement gagné en grâce et en beauté viriles. Ces remarques pourront peut-être excuser sinon justifier la grande admiration qu’il excitait parmi le beau sexe.

Après des demandes réitérées, il avait obtenu du chirurgien de l’armée, quelques jours auparavant, la permission d’aller rejoindre son régiment à Québec, et il attendait avec une impatience fiévreuse le jour du départ, depuis si longtemps désiré. Son engagement avec Blanche de Villerai existait toujours, mais elle avait reculé leur mariage d’une autre année, désir auquel il s’était rendu sans rien dire. Madame Dumont, à cette occasion-là, s’était beaucoup fâchée et avait beaucoup grondé ; mais Blanche était restée inflexible devant les reproches comme devant les prières.

Quelles que fussent les pensées de de Montarville durant cette après-midi, pendant qu’il se promenait sur le pavé inégal de la rue Notre-Dame, elles devaient certainement être bien tristes, à en juger par l’expression de sa figure.

Tout à coup, cependant, sa joue se colore, son œil s’anime, et toute sa contenance, comme par magie, se change entièrement… Quel événement extraordinaire et inattendu a pu causer ce changement subit ?

Son regard était accidentellement tombé sur le profil délicat d’une jeune fille mise en noir, qui, d’une démarche légère, le dépassa rapidement. L’objet qui attirait son attention était voilé avec soin, mais à travers les plis épais de son voile, il avait reconnu la beauté irréprochable de Rose Lauzon.

Sa première pensée fut de s’élancer vers elle et de lui adresser la parole ; mais se rappelant subitement sa fermeté et sa résolution dans ce qu’elle nommait le chemin du devoir, il résolut de ne pas l’aborder avant d’avoir connu, si c’était possible, le lieu de sa résidence. Il la suivit donc tranquillement à une distance considérable, jusqu’à ce qu’enfin elle s’arrêtât devant la porte de madame de Rochon.

Il ne connaissait cette dame que de réputation ; il savait qu’elle appartenait à une des plus anciennes familles du pays, et qu’elle s’était rendue remarquable par sa généreuse charité et son active bienfaisance. Supposant que Rose n’était entrée là que pour porter un message, il résolut d’attendre qu’elle sortît.

Pendant donc qu’il se tenait à son poste, il cherchait en lui-même les raisons probables qui avaient pu amener la jeune fille à Montréal ; et il bénissait l’heureux hasard qui lui avait procuré l’occasion de rencontrer celle qui, en dépit de tous les obstacles, régnait encore en souveraine sur son cœur.

Trouvant, après une demi-heure, que Rose retardait encore, il était sur le point de traverser le chemin pour entrer dans la maison, quand la porte s’ouvrit, et une vieille dame mise simplement, qu’il pensa justement être madame de Rochon, descendit les marches. Cette circonstance le décida à rester encore quelque temps à sa place, et il attendit que la dame eût traversé la rue et eût disparu sous le portique de l’église paroissiale[1].

Il monta aussitôt rapidement l’escalier et fit retentir le lourd marteau.

— Mademoiselle Lauzon est-elle ici ? demanda-t-il avec une certaine hésitation à la servante qui vint lui ouvrir.

— Oui, monsieur, elle est en haut ; et les yeux noirs et ronds de la fille examinèrent avec curiosité l’extérieur du bel officier qui s’informait de l’humble demoiselle de compagnie de sa maîtresse,

— Je désirerais la voir un instant, dit vivement de Montarville, qui sentait, en répondant, qu’il aurait volontiers sacrifié toutes ses espérances de gloire et d’avancement au plaisir de lui parler.

— Je vais le lui dire, monsieur, fit-elle avec le même air de profond étonnement, en le conduisant au salon. Qui annoncerai-je ?

— Dites seulement à mademoiselle Lauzon que l’on désire la voir.

Comme les moments semblèrent longs à de Montarville. Que ferait-il si Rose, soupçonnant, à la description que la servante ferait de lui, quel était ce visiteur, refusait de le recevoir, ou bien attendait le retour de sa protectrice avant d’entrer dans le salon ?

Ces doutes désagréables s’évanouirent bientôt, car la porte du salon s’ouvrit doucement, et Rose, dans toute sa fraîcheur et sa beauté, Rose, telle qu’il l’avait souvent vue dans ses rêves, non pas vêtue de sa pauvre robe de paysanne, mais mise d’un costume plus conforme à la délicatesse et à la douceur de ses traits, Rose était devant lui.

Sa joue devint plus pâle que le marbre, quand son regard tomba sur le visiteur, et, tremblante, agitée, elle se laissa tomber sur un siège, en prononçant son nom.

— Oui, Rose, c’est moi, moi qui vous ai demandée, qui vous ai cherchée pendant des mois, au point que j’avais presque perdu tout espoir de vous revoir.

— Et pourquoi désirez-vous qu’il en soit autrement ? demanda-t-elle d’une voix agitée. Qu’est-ce que Rose Lauzon peut jamais avoir de commun avec vous, capitaine de Montarville ?

— Ah ! vous êtes encore Rose Lauzon ! dit-il vivement. Dieu merci au moins pour cela.

— Ne vous ai-je pas dit, reprit-elle avec un certain air de reproche, que je ne changerais jamais ce nom ?

— Oh ! oui, Rose, s’écria-t-il avec impétuosité en saisissant sa petite main et la pressant dans la sienne. Vous l’échangerez contre le mien, contre celui de Montarville. Je vous dis qu’il est impossible d’en vouloir autrement ! J’ai fait tout en mon pouvoir pour vous oublier. J’ai cherché au milieu des occupations actives et nombreuses, au milieu des plaisirs, de bannir votre image de ce cœur sur lequel vous refusez si obstinément de régner ; et maintenant que vous voilà devant mol, je sens que vous y êtes plus fermement établie que jamais.

— Et votre fiancée ? vos promesses à mademoiselle de Villerai ?

— Je vous répéterai ce que je vous ai déjà dit, Blanche de Villerai ne m’aime pas. Si elle m’aimait, aurait-elle encore reculé notre mariage d’une année, quand il avait été fixé à ma prochaine promotion ?

— Et si elle l’a fait, M. de Montarville, à qui la faute ? Elle a dû remarquer de la froideur, du changement chez vous ; elle a dû entendre des propos indiscrets (oh ! comme ma joue brûle à cette pensée) touchant votre passion pour une inférieure, une créature de son ancienne bonté. Pensez-vous qu’une noble jeune dame comme mademoiselle de Villerai, qui peut choisir son époux parmi les plus nobles de ce pays, voudrait s’imposer à un fiancé froid et indifférent ?

— C’est inutile, Rose, c’est inutile ! murmura-t-il. Je sens la vérité de tout ce que vous dites, je respecte, j’estime mademoiselle de Villerai, mais je n’aime que vous, que vous seule. Ah ! la fermeté avec laquelle vous, ordinairement si douce, résistez à toutes mes raisons ; la noble générosité avec laquelle vous mettez de côté toute pensée d’intérêt personnel, toute idée d’avancement mondain, par dévouement pour une autre, ne fait que fortifier davantage les liens qui m’attachent à vous. Et vous aussi, vous avez à lutter contre cette influence à laquelle j’ai depuis longtemps cédé ; car vous m’aimez, Rose ! Ne vous étonnez pas tant, ne me regardez pas avec cette froideur factice ; car, je vous dis que si vous-même, de vos lèvres, vous vouliez me faire entendre cette douce vérité, je n’en serais pas plus persuadé que je le suis maintenant.

La jeune fille écoutait en silence, sa joue variant tour à tour entre la rougeur la plus vive et la pâleur la plus profonde, et quand il eut fini, elle reprit :

— Eh bien ! c’est vrai, je l’avoue ; mais sachez que plus sera grande l’affection que j’aurai pour vous, plus aussi vous serez loin de l’accomplissement de vos désirs. Une carrière brillante et glorieuse comme celle qui s’ouvre maintenant devant vous, ne sera jamais anéantie par le froid égoïsme d’une pauvre et obscure villageoise. Pensez, M. de Montarville, aux conséquences de la mésalliance que vous voulez contracter ; pensez à tous vos amis, qui vous repousseront, et vous rejetteront ; pensez à vos ennemis qui riront et triompheront ; pensez au monde qui se moquera de vous ! Pensez enfin à l’alliance de votre fiancée avec ses nobles et puissantes familles que vous offenserez en l’offensant elle-même. Et Blanche de Villerai, cette belle et généreuse jeune personne, qui serait digne d’être l’épouse d’un prince, elle, être rejetée, mise de côté, à cause de moi ! — Oh ! non, jamais, jamais ! Et maintenant, capitaine de Montarville, nous devons nous séparer ; je ne suis déjà restée ici que trop longtemps. Que dirait, que penserait madame de Rochon, si elle revenait et me trouvait ici avec vous ?

— Une seule question, Rose, répondez à une seule question ; et ensuite je vous laisserai en paix. Demeurez-vous réellement ici, et en quelle qualité ?

— Humble compagne de la plus douce, de la meilleure des femmes.

— Ah ! comment pourrait-elle être autrement avec vous, ma bien-aimée ? dit-il en la regardant tendrement. Et pourtant j’oublie votre infâme belle-mère ! Ah ! combien je déteste, combien je hais cette femme ! Accordez-moi encore un instant, Rose, et je vous raconterai la dernière entrevue que j’ai eue avec elle. Le chirurgien m’ayant ordonné d’aller à la campagne dès que ma blessure me permettrait de faire le voyage, j’acceptai les pressantes et incessantes invitations de madame Dumont, et je me rendis à Villerai. Pendant que j’étais là, je fis des recherches indirectes sur votre sort, mais sans résultat. J’appris seulement que votre père était mort, et que la cruauté de votre belle-mère vous avait forcée, peu de temps après, à quitter la maison. Les gens à qui je m’adressai ne purent me dire où vous étiez allée ; mais ils m’assurèrent que monsieur le curé pourrait certainement m’en instruire. Je prévoyais bien la manière dont le bon prêtre recevrait probablement mes questions sur votre compte ; mais vu l’affreux état d’incertitude dans lequel je me trouvais, et ne sachant si vous n’étiez pas exposée aux épreuves et aux dangereuses tentations de la pauvreté, je devins presque insensé, et je me présentai courageusement au presbytère. M. Lapointe, quoique d’abord peut-être un peu froid, fut excessivement poli ; mais il refusa de me donner le moindre renseignement sur le lieu de votre résidence, et se contenta de m’assurer solennellement que vous étiez parfaitement à l’abri du besoin et des mauvais traitements. Cette certitude me suffit pendant quelque temps ; mais bientôt mon ancien désir de savoir où vous étiez, ou pour vous parler franchement, Rose, de vous voir encore une fois, se fit sentir plus fort que jamais, et, la veille de mon départ de Villerai, je me rendis à la résidence de votre belle-mère, résolu, soit en la flattant, soit en la menaçant, d’obtenir les renseignements que je désirais. Ah ! Rose, quelle entrevue ! quel aperçu j’ai eu de tout ce que vous avez souffert, souffrances, hélas ! que je vous ai causées, je le crains bien, par ma propre irréflexion. Vous, Rose, qui avez refusé de devenir ma femme aimée et honorée, vous décriée, accusée… Mais je ne blesserai pas votre délicatesse en vous répétant toutes les calomnies de cette femme infâme. Il suffira de dire que je revins à Montréal le découragement et le désespoir dans l’âme, abandonnant l’espérance de jamais découvrir le lieu de votre retraite ; quand, si heureusement et contre toute attente, je vous rencontrai aujourd’hui, et vous suivis. Mais vous paraissez agitée, inquiète ; êtes-vous fatiguée de moi ? Bien, je vais partir, et c’est probablement notre dernière entrevue d’ici à longtemps. Dans deux jours je vais rejoindre mon régiment à Québec, où peut-être nous ne tarderons pas à avoir de l’ouvrage. Mais ne devenez pas si pâle, Rose. Parce que je dois rejoindre mon régiment, il ne s’en suit pas que je cours du danger.

— Mais, vous êtes encore malade.

— Ah ! Rose, si j’étais à moitié aussi bien de cœur que je le suis de corps, il n’y aurait pas de plus fort et de plus gai soldat que moi sous les drapeaux du roi Louis ; mais il faut que je vous dise adieu. Je ne sais si nous devons bénir ou regretter le jour où nous nous sommes d’abord rencontrés, mais assurément que nous n’avons apporté l’un à l’autre que du chagrin et de la peine. Dites-moi, Rose, dites-moi seulement un mot. Si c’était en votre pouvoir, effaceriez-vous ce jour de votre vie et de votre mémoire ?

Penché vers elle, il contemplait avec anxiété sa douce figure rougissante ; et quand elle murmura : — Non ! il pressa sa main avec passion.

— Merci, mille fois merci, même pour ce seul mot ! Ah ! quoiqu’il arrive maintenant, ce jour a été le plus beau, le plus cher de mon existence !

Encore une ardente parole d’adieu, mille baisers sur ses mains, puis il avait disparu. Il était parti, laissant un vide profond dans ce jeune cœur, qui même avec la persuasion d’un devoir accompli, ne fut jamais rempli par l’enthousiasme de la reconnaissance et du sacrifice de soi-même.

Madame de Rochon rentra environ une demi-heure après, et ne trouvant pas Rose dans le salon, elle alla la chercher dans sa chambre. Elle la trouva couchée sur un sofa, le visage très pâle, tandis que ses yeux étaient rouges et gonflés de larmes.

— Êtes-vous malade, petite ? demanda-t-elle avec bienveillance, en prenant dans ses mains les mains brûlantes de la jeune fille, négligemment jointes ensemble, contre son habitude. Voyons, dites-moi, Rose, si c’est une douleur mentale ou physique.

Celle-ci ne répondit que par un sanglot étouffé, et madame de Rochon la regarda un instant avec un intérêt rempli d’une anxiété chagrine.

— Ma chère enfant, dit-elle enfin en prenant sa main, je ne veux pas vous forcer à me faire vos confidences ; mais puis-je vous demander le nom de ce jeune officier qui est venu vous voir il y a un instant ?

— Gustave de Montarville, répondit Rose en hésitant ; et en même temps, la pensée de tous les soupçons que ce nom exciterait dans l’esprit de madame de Rochon, la fit profondément rougir.

Malgré sa théorie, que la rougeur est souvent une preuve d’innocence, théorie développée quelques jours auparavant à Pauline de Nevers, nous devons avouer qu’en cette occasion madame de Rochon parut presque aussi incrédule que sa nièce elle-même ; car d’un ton de froide surprise, elle répéta :

— Le capitaine de Montarville, le fiancé de mademoiselle de Villerai ?

Un sanglot fut la seule réponse de Rose.

— Rose ! Rose ! continua gravement madame de Rochon, je n’aime pas cela. Qu’est-ce que le capitaine de Montarville peut-il avoir d’assez important à vous communiquer pour vous retenir avec lui pendant presque une heure, et vous quitter ensuite tout émue, toute sanglotante ? Assurément, mon enfant, les soupçons de Pauline de Nevers ne peuvent être vrais : vous n’êtes pas une coquette intrigante, une hypocrite pleine d’artifices, comme elle voudrait me le faire croire. Et pourtant, que dois-je penser ? Quant à de Noraye, je n’y ai pas même songé une seconde fois ; car je ne doutais pas qu’il ne se fût présenté à vous que par accident ou dans une circonstance analogue. Mais le capitaine de Montarville, en venant aujourd’hui vous voir, vous a demandée par votre nom, et vous l’avez reçu. Je renouvelle la question que ma nièce vous a posée l’autre jour, à propos du vicomte de Noraye : où avez-vous rencontré Gustave de Montarville ? À Villerai, dites-vous. Oh ! Rose, Rose, si vous ne voulez pas être mal jugée, si vous voulez dissiper le trouble de mon esprit, dites-moi ce que vous a communiqué ce brillant homme du monde, qui vous a tant émue, jusqu’à quel point s’étendent vos relations ensemble.

Cette émotion secrète qui l’avait si cruellement saisie, lorsque dans une autre occasion Blanche de Villerai elle-même l’avait si instamment conjurée de parler et de prouver son innocence, lui perça de nouveau le cœur. Pourquoi, pourquoi fallait-il qu’elle, si irréprochable dans ses actions comme dans ses pensées, parût toujours coupable à ceux à l’estime et à l’affection desquels elle tenait le plus ? Pourtant, que pouvait-elle dire ? Même pour Blanche, même pour celui qu’elle aime plus tendrement que jamais, elle doit garder le silence.

— Vous ne voulez pas, ou n’osez pas parler ? fit madame de Rochon d’une voix plus sévère qu’auparavant.

— Oh ! ma douce, ma noble bienfaitrice ! s’écria tout à coup la jeune fille en larmes, prenant la main de madame de Rochon dans les siennes avec un regard suppliant, je sais que les apparences sont contre moi ! je sais qu’il y en a assez pour attirer sur moi des soupçons et du blâme ! mais, oh ! croyez-moi, je suis innocente même de l’ombre d’une faute. Je vous dirais volontiers tout ; je vous ouvrirais volontiers mon cœur ; mais, hélas ! je possède aussi les secrets d’un autre, et je dois les tenir pour sacrés.

Madame de Rochon garda un instant le silence. L’excuse, si toutefois elle méritait ce nom, était moins que satisfaisante ; mais le ton en était si éloquent, la voix si touchante, et le cœur de la dame si bon et si tendre, qu’elle reprit enfin :

— Bien, qu’il en soit comme vous désirez, Rose. Je ne vous interrogerai plus sur le passé, et j’oublierai les événements de ce jour ; mais à condition que vous me promettiez solennellement, en retour, de ne jamais rencontrer ni recevoir le capitaine de Montarville.

— Je vous fais volontiers cette promesse, et si jamais j’y manque, ma bienveillante protectrice, je ne ferai pas entendre le moindre murmure, même si vous me chassez de ce toit, sous lequel se sont écoulés les plus heureux jours de ma vie.

— Pauvre enfant, reprit madame de Rochon en caressant de la main la chevelure soyeuse de sa jeune compagne, cette rare beauté qu’une miséricordieuse Providence, pour accomplir sans doute ses vues très sages, vous a accordée, semble ne vous avoir apporté jusqu’ici que bien peu de bonheur, mais, au contraire, vous avoir exposée à beaucoup de dangers et à beaucoup de périls. C’est cette beauté qui attire près de vous des hommes tels que de Noraye et de Montarville, gens qui, demain, ne vous jetteraient pas même un regard, si la douceur de votre peau ou l’éclat de vos yeux vous abandonnaient. Éloignez-les, mon enfant, chassez-les loin de vous ! Ils ne veulent cueillir la fleur que pour la fouler aux pieds, saisir le bijou que pour le briser et le détruire.

Rose écouta dans un silence respectueux. Elle fut bien affligée pourtant d’entendre le chevaleresque de Montarville placé au même rang qu’un homme comme Gaston de Noraye ; mais à cause de lui-même elle n’osa pas parler en sa faveur. Et quand madame de Rochon lui conseilla d’aller se coucher jusqu’à l’heure du souper, elle accepta cette permission avec reconnaissance et en silence.

Ce fut la physionomie troublée que cette digne femme se remit à son ouvrage ; une fois elle s’arrêta, et déposant son tricot, elle dit d’un air pensif :

— Oui, je suppose que ce jeune de Montarville l’aime à sa manière, l’aime pour le quart d’heure, à cause de sa merveilleuse beauté. La meilleure protection, par conséquent, contre ses dangereux hommages, c’est ma vigilance, l’abri de mon toit ; et si elle l’aime, elle a encore plus besoin de mes soins et de mes conseils. Oh ! l’envoyer de chez moi, ce serait la jeter dans ses bras !

Et ainsi pensait et raisonnait cette bonne Samaritaine. Si son jugement n’était pas d’accord avec les maximes du monde, au moins il était plein de charité chrétienne.


  1. L’édifice dont il est ici question, simple construction en pierres brutes, était situé sur la Place d’Armes, vis-à-vis le lieu maintenant occupé par la magnifique église Notre-Dame. Il fut détruit en 1830, mais la tour resta jusqu’en 1843, époque à laquelle elle fut aussi démolie, pour ajouter à la beauté et à la symétrie du carré.