Le manoir de Villerai/020

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XX


Un jour, madame de Rochon était à coudre dans sa chambre, et Rose se tenait près d’elle, occupée à tailler des vêtements grossiers mais confortables, destinés aux pauvres que cette dame entretenait. Rose était pâle et indisposée, et ses doigts travaillaient avec une nonchalance tout à fait inaccoutumée.

Pauvre Rose ! son sacrifice avait été noblement, généreusement accompli ; mais le souvenir commençait à ronger son cœur. Le profond dévouement que de Montarville lui avait montré pendant leur dernière entrevue, avait doublé son amour ; et même tandis qu’elle s’efforçait de se fortifier davantage dans la résolution qu’elle avait prise de ne jamais le revoir, la blessure infligée par cette seule pensée surpassait en amertume les plus violents chagrins qu’elle avait pu éprouver pendant sa vie.

Le bruit d’une voiture qui s’arrêta à la porte d’entrée, rompit le silence qui régnait dans la chambre, et madame de Rochon s’écria :

— Qui peut venir à une heure aussi avancée ? Il est presque temps de souper.

— Peut-être mademoiselle de Nevers ? hasarda Rose.

— Oui, ce doit être Pauline.

Un moment après, la porte s’ouvrit lentement, et à la profonde stupéfaction de Rose, Pauline entra, accompagnée de madame Dumont. Rose hasarda un salut timide, mais la dame n’y fit aucune attention ; elle la regarda seulement en passant, avec une froide sévérité.

— Ma tante de Rochon, madame Dumont, fit Pauline en remplissant la cérémonie de la présentation.

Les deux dames échangèrent quelques paroles d’amitié, se rappelant qu’elles s’étaient connues anciennement ; qu’elles avaient toujours conservé de cette rencontre le plus doux souvenir, quoique la vie retirée qu’elles menaient toutes deux depuis leur veuvage, les eût empêchées de continuer des relations qui n’auraient pu manquer d’être très agréables.

Madame de Rochon, cependant, quoique trop polie pour le faire voir, était en réalité excessivement surprise de cette visite inopinée ; et elle attendit patiemment qu’on lui en fît connaître le motif. Elle n’attendit pas longtemps, car Pauline, la figure animée et un sourire cruel sur les lèvres, s’écria bientôt.

— Votre demeure, ou plutôt un de ses hôtes commence à acquérir, ma tante, une réputation tout à fait notoire. Nous verrons bientôt des artistes venir prendre le dessin de cette maison, et la foule accourir de toutes les parties de la ville pour la voir.

— Comment cela, Pauline ? dit madame de Rochon avec un certain malaise.

— Quoi ! tout Montréal ne s’occupe ce matin que de votre protégée, mademoiselle Rose Lauzon, et du duel qui vient d’avoir lieu à son sujet entre deux officiers de Sa Majesté.

La seule réponse de madame de Rochon fut un regard de profond étonnement, tandis que Rose, en proie aux terreurs soudaines les plus confuses et les plus poignantes, sentait que ses jambes avaient peine à la soutenir.

— Oui, ma tante, un duel a eu lieu en présence de témoins entre le vicomte de Noraye et le capitaine de Montarville, et l’un des combattants a été blessé.

Rose devint mortellement pâle et s’affaissa sur son siège, incapable de maîtriser son émotion et de cacher sa crainte aux regards cruels froidement fixés sur elle, et ne pouvant cacher l’anxiété où elle était de connaître le sort de Gustave. Pauline et madame Dumont observaient chaque changement qui s’opérait sur sa figure pâle.

— Oh ! si j’avais su que mon récit pût tellement affecter mademoiselle Lauzon, j’aurais été plus sur mes gardes en le faisant, continua la malicieuse héritière de Nevers. Voulez-vous prendre un verre d’eau, mademoiselle ? et elle lui poussa d’un air de moquerie une carafe de cristal qui se trouvait sur la table près de Rose.

— Que signifie, Rose Lauzon, une telle émotion ? demanda madame Dumont avec colère. Qu’avez-vous de commun, s’il vous plaît, avec le capitaine de Montarville, pour vous autoriser à montrer sur sa sûreté personnelle plus d’inquiétude que sa fiancée elle-même, mademoiselle de Villerai ?

— Au nom du ciel, Pauline, sois plus explicite ! s’écria madame de Rochon. Que veut dire tout cela ?

— Cela veut simplement dire, ma tante, que les charmes séducteurs de votre belle protégée ont été la cause d’un duel entre deux gentilhommes d’une haute naissance et d’un rang distingué. Ne vous ai-je pas prédit ce résultat probable, quand j’ai d’abord vu dans votre salon cette jolie mais hypocrite figure ?

— Ceci est affreux ! murmura madame de Rochon, tu as dit que l’un des combattants avait été blessé ? L’a-t-il été sérieusement ?

— Non, quoique sa témérité à la Don Quichotte l’eût bien mérité. La balle n’a fait que lui effleurer légèrement l’épaule, en faisant couler un peu le sang ; tandis que son adversaire a échappé tout à fait sain et sauf. Mais il aurait pu en être autrement ; l’un ou tous deux auraient pu être mortellement blessés. Il est bien ridicule de penser que la vie d’un comte de Noraye et d’un capitaine de Montarville a été exposée pour elle ! et elle jeta sur son humble rivale un regard de mépris où perçaient la vengeance et la jalousie.

— Rose, n’avez-vous rien à dire pour répondre aux reproches que l’on vous fait ? demanda madame de Rochon, dont la physionomie et la voix montraient autant d’inquiétude que de détresse.

— Que puis-je dire ? répondit Rose. Je ne sais rien du fait que mademoiselle de Nevers vient de raconter ; je ne sais pas même ce dont elle m’accuse.

— Je vais vous le dire alors, ma fille, ce que vous avez fait, interrompit sévèrement madame Dumont. En retour de la bonté que ma nièce et moi avons eue pour vous depuis votre enfance, et de la protection que nous vous avons toujours accordée, en retour de l’éducation supérieure que nous vous avons procurée, de la bienveillance avec laquelle nous avons fait du manoir votre seconde demeure, vous avez artificieusement enlevé, ou plutôt essayé d’enlever à ma nièce Blanche les affections de son futur époux, à qui elle a été fiancée dès le berceau. Sans vous les désirs les plus chers de ma vieillesse auraient été accomplis, et Blanche serait aujourd’hui la femme bien-aimée du capitaine de Montarville. Arrêtez ! Je sais que vous voulez répondre insolemment que c’est mademoiselle de Villerai elle-même qui a remis son mariage. Mais pourquoi ? Parce que, grâce à vos sourdes intrigues, à vos honteux artifices, vous avez jeté entre eux de la froideur et de la désunion ; et ma nièce, aussi noble de cœur que de naissance, n’a pas voulu s’abaisser à épouser un homme qui osât, même un instant, partager ses affections avec une rivale. Toutefois, des mois s’étaient écoulés depuis la première esclandre que vous aviez causée à Villerai ; ils se rapprochaient insensiblement l’un de l’autre, de Montarville était devenu plus affectueux, et Blanche commençait à pardonner, quand vous apparaissez une seconde fois sur la scène, pour causer plus de malheurs qu’auparavant. Jeune fille, vous faites bien de garder le silence, car quelle réponse pourriez-vous donner ?

Pauvre et patiente Rose ! si elle eût voulu parler, comme elle aurait confondu tous ses persécuteurs ; mais ce sentiment de dévouement et de sacrifice si naturel à la femme et qu’elle possédait à un degré éminent, lui fit garder le silence.

Mademoiselle de Nevers était nonchalamment étendue sur sa chaise, jouant avec une riche vinaigrette d’or ; mais la vivacité de son teint et de ses yeux montrait clairement combien cette scène lui était agréable.

Madame de Rochon, complètement confondue par toutes ces révélations inattendues, s’était levée de son siège, regardant tantôt madame Dumont, tantôt sa protégée, incapable de condamner celle-ci, et n’osant pourtant pas l’excuser. En jetant ses regards sur cette belle et gentille enfant, qu’elle avait si vite appris à aimer, elle ne pouvait trouver sur cette figure si douce aucune trace de culpabilité ou d’hypocrisie ; et elle reprit avec hésitation :

— Mais, ma chère madame Dumont, êtes-vous bien sûre que Rose soit aussi blâmable que vous le dites ? Dieu l’a douée d’une grande beauté, et cette beauté, peut-être, a pu attirer le capitaine de Montarville, comme le vicomte de Noraye, que Rose a dédaigneusement repoussé l’autre jour dans cette même maison.

— Repoussé ! dit en ricanant mademoiselle de Nevers. Oui, c’est là son récit, mais peut-être que lui nous dirait autre chose.

— Pauline, silence ! dit madame de Rochon, avec sévérité.

— Ma chère dame, demanda madame Dumont d’une voix polie mais qui laissait percer la colère, êtes-vous réellement sérieuse en faisant cette dernière remarque ? Pouvez-vous penser un instant qu’un jeune homme, quelque excentriques que soient ses goûts et ses pensées, abandonnerait la belle Blanche de Villerai, qui a été la reine de tous les bals et de toutes les réunions où elle a paru, pour une insignifiante petite fille, à moins que celle-ci ne l’eût d’abord attiré par la plus artificieuse coquetterie ? Non, cette idée est ridicule ; et Rose, probablement, reprend son ancienne conduite. Elle va essayer de faire à votre nièce ce qu’elle a fait à la mienne ; car on dit que le vicomte de Noraye, la dernière conquête de Rose, était autrefois l’un des admirateurs les plus dévoués de mademoiselle de Nevers.

— Oh ! je suis capable de garder mes amants, fit la belle Pauline avec un air de mépris. Il m’est impossible de trouver une rivale chez elle.

— Et pourtant, ma jeune demoiselle, reprit madame Dumont, qui crut que cette remarque s’adressait indirectement à sa propre nièce, je ne pense pas que les deux gentilshommes aussi vaillants qu’inconstants dont vous venez de parier, risqueraient demain leur vie en duel pour vous aussi volontiers qu’ils l’ont fait pour elle aujourd’hui.

— Il est absurde de raisonner sur ce point, reprit froidement mademoiselle de Nevers. Ce n’est pas pour en faire leur femme qu’ils recherchent la servante de ma tante.

— Rose, vous feriez mieux d’aller dans votre chambre, interrompit vivement madame de Rochon. Quand ces dames seront parties, je discuterai la question avec vous. Et maintenant, madame Dumont, continua-t-elle, en tournant le dos à sa nièce, maintenant que nous sommes seules, aurez-vous la bonté de me raconter tous les détails de ce regrettable événement ?

— La connaissance que j’ai de cette affaire est bien imparfaite. Je sais seulement qu’un certain nombre d’officiers se tenaient au coin de la rue Notre-Dame, quand la jeune fille Rose Lauzon passa près d’eux. Le vicomte de Noraye fit quelques remarques peu flatteuses sur son honnêteté, et là-dessus, le bouillant de Montarville, qui se trouvait à côté de lui, l’apostropha brusquement en l’appelant lâche et menteur. De telles paroles parmi les hommes ne se pardonnent jamais. Aussi, ils se rencontrèrent ce matin et risquèrent leur vie pour une cause vraiment bien indigne de leur courage. Il ne me reste plus maintenant qu’à vous demander, ma chère madame de Rochon, quelle conduite vous vous proposez de tenir vis-à-vis l’auteur de tous ces malheurs.

La dame à qui ces paroles s’adressaient, paraissant peinée et embarrassée, madame Dumont continua d’une voix plus forte et plus impérieuse :

— Pour vous parler plus clairement, madame, vous ne prétendez pas, je suppose, approuver la conduite honteuse de cette fille artificieuse, en la gardant davantage dans votre maison si respectable ?

— Mais que voulez-vous que je fasse ? demanda la tendre hôtesse. Elle n’a pas de parents, pas d’amis chez qui elle puisse se retirer, pas de demeure.

— Renvoyez-la chez sa belle-mère, répondit durement madame Dumont. Là, elle sera à l’abri des tentations.

— Pardon ; c’est là au contraire que les tentations pourront l’assaillir avec le plus de succès ; de plus, je doute beaucoup qu’elle consente à y retourner.

— Oh ! non, probablement, dit Pauline avec un sourire sarcastique. Elle préférera demeurer à Montréal, où elle trouvera des admirateurs en quantité et pourra créer sensation par les duels qu’elle causera. Vraiment, ma tante, vous allez bientôt acquérir une grande célébrité, mais un peu différente de celle à laquelle vous avez jusqu’ici prétendu. Au lieu de mendiants, d’orphelins abandonnés assiégeant votre porte, vous aurez de brillants officiers, d’élégants cavaliers sollicitant admission et demandant la permission de voir la merveilleuse beauté que vous avez tirée de sa solitude champêtre pour créer sensation dans notre bonne ville.

— Pauline, ton persiflage, sans m’irriter cependant, ne fait que me peiner. Cesse-le, je te prie !

— Mais vous n’avez pas répondu à la question de madame Dumont, persista cette fille hautaine, en fixant sur sa tante un regard déterminé. Après tout ce qui s’est passé ce matin, êtes-vous encore disposée à donner à Rose Lauzon un abri sous votre toit et une place à votre table ? Pensez-vous que si vous le faites, je reviendrai encore dans cette maison respirer la même atmosphère que respire une personne aussi vile.

— Écoute-moi, Pauline, et vous aussi, madame Dumont. Quand, après de sérieuses réflexions, je pris Rose sous ma protection, je devins responsable devant Dieu de sa destinée, autant que cela dépendrait de moi. Par conséquent, fût-elle aussi indigne, aussi coupable que vous voudriez me le faire croire, ce serait mon devoir de m’efforcer de la faire revenir à de meilleurs sentiments. À combien plus forte raison, donc, je suis tenue de la protéger si elle est réellement innocente, si elle est poursuivie, recherchée malgré sa volonté par ces vains et légers hommes du monde. Pauline, toi qui as été si bien élevée, et vous, madame Dumont, qui unissez l’expérience de l’âme à la connaissance du cœur humain, voudriez-vous me voir chasser de ma maison cette jeune fille sans expérience, qui, avec cette dangereuse beauté dont elle a été douée, ne tarderait pas à devenir la victime de la médisance et à être recherchée par les libertins ? Ah ! non, assurément, ce n’est pas là mon devoir ; et même au risque d’offenser des personnes auxquelles je voudrais toujours plaire, je dois déclarer ma ferme intention de continuer à protéger, à garder l’enfant orpheline que j’ai prise sous mes soins.

Madame Dumont, malgré elle, se sentit émue par la touchante simplicité de cet appel ; et quoique en saluant madame de Rochon, elle fût froide et cérémonieuse, quelque chose lui disait intérieurement que, quand les derniers sentiments de colère se seraient éteints, elle ne pourrait s’empêcher d’être reconnaissante à celle-ci de s’être laissée conduire par les seules impulsions de son bon cœur.

Mais il n’en fut pas de même de Pauline. Son cœur était plus dur, et aussi elle cachait dans les plus profonds replis de son âme des pensées et des sentiments inconnus à la paisible madame Dumont.

— Ainsi, ma tante, s’écria-t-elle froidement en se levant pour partir, vous préférez votre protégée à moi, cette artificieuse mendiante que le hasard a fait connaître à votre charité, à l’enfant unique de votre sœur défunte ! Bien, je souhaite seulement que vous n’ayez jamais occasion de regretter votre choix.

— Mais, Pauline, mon enfant, s’écria tendrement madame de Rochon, tu m’es aussi chère, et tu le seras autant que tu l’as toujours été ; mais, assurément, je puis continuer à t’aimer sans l’abandonner.

— Vous ne le pouvez pas, ma tante, vous ne le pouvez pas, reprit-elle impérieusement. Ainsi je sors aujourd’hui de votre maison pour n’y rentrer que quand cette fille infâme, qui paraît vous avoir ensorcelée, l’aura quittée ou en aura été chassée !

— Eh bien ! qu’il en soit ainsi, Pauline, répondit tristement madame de Rochon. Cette décision est la tienne et non pas la mienne. Tu as un père, une maison, des richesses, une position sociale, pour te protéger, et tu peux facilement te passer de moi. Elle n’a aucun de ces avantages, et, par conséquent, elle a plus besoin de moi.

Froide et hautaine, la jeune fille inclina légèrement la tête, et sortit à la suite de madame Dumont, laissant leur hôtesse avec la tristesse et l’anxiété dans le cœur.

— Puisse Dieu me diriger dans le droit chemin ! murmura-t-elle. Assurément j’ai rempli mon devoir, et pourtant je ne me sens rien moins qu’heureuse. Oh ! si ma pauvre sœur avait vécu pour veiller sur cette enfant légère et irréfléchie, combien d’heures pénibles m’auraient été épargnées. Et Rose peut-elle être réellement cette personne artificieuse et ingrate que madame Dumont m’a décrite ? Ce front noble et ouvert comme celui d’un enfant, ces yeux brillants et limpides cachent-ils une profonde hypocrisie et une honteuse fourberie ? Hélas ! le récit de madame Dumont paraît assez plausible, et a été malheureusement corroboré par le silence et la confusion de Rose. Quelle que soit sa culpabilité, les accusations de Pauline sont certainement très peu charitables et très peu chrétiennes ; et de plus très injustes, car, si Rose a réellement essayé d’arracher de Montarville à sa fiancée, elle n’a fait que ce que Pauline et la moitié de ses jeunes amies se sont efforcées de faire depuis six mois. Mais il faut que je cause un peu avec Rose elle-même.

Elle appela Marie et lui dit de faire descendre Rose immédiatement. Celle-ci arriva bientôt, avec une démarche lente et affaissée et un regard triste et abattu.

— Rose, dit doucement mais gravement madame de Rochon, maintenant que nous sommes seules, qu’avez-vous à me dire ?

— Rien, sinon qu’il faut que je vous quitte de suite, répondit-elle franchement. Je veux vous délivrer du trouble et des anxiétés que ma malheureuse présence a introduits sous votre paisible demeure.

— Et où voulez-vous aller, mon enfant ? Que voulez-vous faire ?

— Peut-être que par votre influence je pourrais obtenir une humble situation comme bonne ou gouvernante ; mais, hélas ! ajouta-t-elle avec amertune, qui voudra me prendre maintenant ? Mon nom seul suffira pour me fermer toutes les portes. Non cette chance m’est enlevée ; mais je pourrai faire des ouvrages d’aiguille ou me procurer un emploi honnête, quelque humble qu’il soit.

— Non, ma pauvre enfant, cela ne vous conviendrait nullement. Une telle démarche vous exposerait à des épreuves et à des tentations que vous ne soupçonnez même pas. Non, vous allez continuer à rester avec moi, et, quelle qu’ait été votre conduite passée, que votre vie future soit exempte même de l’ombre d’un blâme. Et maintenant, n’avez-vous rien à me demander, continua-t-elle, voyant que sa compagne avait essayé deux ou trois fois de parler. Ne craignez rien. Rose, soyez franche avec moi.

Rose, ainsi encouragée, demanda timidement si les dames avaient donné quelques explications touchant l’événement qu’elles lui avaient si amèrement reproché, événement dont elle ne savait encore absolument rien.

— Tout ce que j’en sais, Rose, c’est que de Noraye, comme un lâche, vous a calomniée, et de Montarville a pris votre part. Des mots vifs s’en suivirent, et le résultat fut la rencontre de ce matin. Mais reprenons nos occupations ordinaires, mon enfant. Nous avons tristement gaspillé la dernière heure.

Madame de Rochon sortit pour remplir quelque devoir domestique, heureuse que les désagréables discussions de la journée fussent enfin finies.

— Il a donc exposé sa vie pour moi ! dit Rose. Oh ! de Montarville, y eut-il jamais un amour aussi noble et aussi dévoué que le tien ! Et pensant à ce nouveau trait de la généreuse affection de son amant, Rose continua machinalement son ouvrage, le cœur et l’esprit plongés dans une profonde mais pénible rêverie.

Tous ces événements furent bien contraires à la paix de son âme ; et la lutte entre le devoir et l’amour, qui d’abord n’avait été que nominale, devint réelle, active et animée. Souvent la voix de la tentation lui disait que ce terrible sacrifice qu’elle accomplissait, était plus qu’elle n’était tenue de faire ; que de Montarville l’aimant si ardemment, il serait plus heureux avec elle qui serait tout entière à prévenir ses moindres désirs, qu’avec la fière demoiselle de Villerai, qui paraissait attacher si peu de prix à son amour. Alors, rougissante, elle chassait en toute hâte cette pensée égoïste, se reprochant de l’avoir entretenue pendant un moment, et se demandant sévèrement si ce serait rendre à de Montarville son généreux amour que de compromettre son avenir, en lui permettant de commettre une folie dont (pensée affreuse ! ) il se repentirait ensuite pendant toute sa vie.

Souvent aussi elle se demandait avec inquiétude ce qu’avait pensé et ce qu’avait dit Blanche quand elle avait appris le duel entre son fiancé et le vicomte de Noraye. Sur ce point, pourtant, elle n’avait pas raison d’être inquiète ; car le soir même Gustave avait envoyé à mademoiselle de Villerai une missive simple mais pleine de franchise, dans laquelle il lui racontait mot pour mot l’altercation qui avait eu lieu entre de Noraye et lui, ainsi que les mensonges de celui qui en avait été la cause ; et il finissait en disant qu’il savait bien qu’elle était trop franche et trop noble pour le blâmer de ce qu’il avait fait.

Sa supposition était fondée, et quand Blanche replia la lettre après l’avoir parcourue, quoiqu’un léger soupir s’échappât de ses lèvres, aucune expression d’irritation ou de tristesse ne troubla sa physionomie.