Le manoir mystérieux/Rencontre imprévue

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 191-197).

CHAPITRE XXXI

RENCONTRE IMPRÉVUE


Il arriva que les deux promeneurs les plus matinals furent le gouverneur et l’intendant. Après avoir causé quelques instants ensemble dans le jardin de devant, le gouverneur se dirigea seul vers le parterre de derrière. Il paraissait aussi pensif que la veille au soir. Pour éviter d’être dérangé dans ses réflexions, il entra dans la charmille où Joséphine se tenait cachée. Lorsque ses yeux aperçurent une femme debout dans un coin, il crut d’abord voir une statue, tant était complète l’immobilité de Joséphine ; mais, en s’approchant, il reconnut que c’était un être vivant. À l’air imposant de l’étranger, Joséphine ne douta pas que ce fût le gouverneur, et elle n’osa s’avancer, se rappelant combien de fois M. Hocquart avait paru craindre que M. et Mme de Beauharnais ne vinssent à apprendre son mariage secret.

Le gouverneur remarqua l’embarras de la pauvre femme, crut que c’était une actrice d’un rôle allégorique que sa présence imprévue jetait dans la confusion. Il lui dit d’un ton bienveillant :

— Je ne vous savais pas ici, mais, pendant que je vous vois, je vous félicite, vous et vos compagnes, de la façon tout à fait naturelle et intéressante avec laquelle vous avez rempli vos rôles allégoriques hier soir.

Au lieu de répondre, Joséphine se jeta aux genoux du gouverneur et, joignant les mains, elle leva vers lui des yeux où se peignaient d’une manière si touchante la crainte et la prière qu’il en fut vivement ému.

— Que signifie cela ? dit-il. Vous paraissez plus troublée que ne le laisserait supposer l’embarras causé par ma présence imprévue. Que désirez-vous ?

— Votre protection, votre protection, murmura-t-elle d’une voix suppliante.

— Il n’est aucune personne qui n’y ait droit quand elle le mérite, reprit le gouverneur. Mais pourquoi me demandez-vous protection ? qu’avez-vous à craindre ?

Joséphine, ne sachant quoi dire, pour échapper aux dangers qui la menaçaient sans compromettre M. Hocquart, fut saisie d’une grande confusion et répondit en baissant la tête :

— Hélas ! je n’en sais rien.

— Vos démarches sont singulières, reprit M. de Beauharnais, que le trouble de Joséphine intéressait néanmoins. Avouez-moi la cause de vos peines, mon enfant, le représentant de Sa Majesté est le père du peuple canadien, et surtout le protecteur des faibles.

— Je demande… j’implore… bégaya Joséphine, votre protection contre Deschesnaux.

— Quoi ! Deschesnaux ? l’ami, le protégé de M. Hocquart ? Que peut-il y avoir de commun entre vous et lui ?

— J’étais sa prisonnière. Il a attenté à ma vie… et j’ai fui pour…

— Pour vous mettre sous ma protection, continua le gouverneur ? Vous l’aurez. Mais, ajouta-t-il en jetant sur Joséphine un regard inquisiteur, vous êtes Mlle Pezard de la Touche, fille du noble seigneur de Champlain ?

— Pardon ! ah ! pardon ! Excellence.

— Et que dois-je vous pardonner, coupable enfant ? Est-ce d’avoir épousé M. Deschesnaux malgré votre père ?

Joséphine se releva en disant :

— Non, non, j’en atteste le Dieu qui m’entend, je ne suis point la fille déshonorée dont parle Votre Excellence, je ne suis point la femme d’un vil esclave, du plus abominable des hommes ! Je ne suis pas la femme de Deschesnaux. J’aimerais mieux être la fiancée de la mort !

Le gouverneur, ne sachant plus que penser de cette femme singulière, reprit après un moment d’hésitation :

— Qui êtes-vous donc ? et quel est votre mari ? Parlez.

M. Hocquart, Excellence, M. l’intendant Hocquart… sait tout !

— Sait tout ! sait quoi ? dit le gouverneur avec vivacité.

Et, prenant la pauvre femme par le bras, il sortit de la charmille et traversa le parterre en traînant la malheureuse femme, qui avait à peine la force de marcher, tant elle était émue, bouleversée.

— Où est M. Hocquart ? demanda-t-il, en arrivant devant la porte du château, d’un ton qui glaça d’effroi les officiers auxquels il s’adressait.

— Il vient de partir pour se rendre chez M. le docteur Alavoine, à deux pas d’ici, répondit l’un de ces derniers.

— Qu’on aille lui dire de venir ici de suite, poursuivit-il. Mais non, j’y vais plutôt moi-même. Suivez-moi, madame, ajouta-t-il en entraînant toujours Joséphine par le bras.

Les officiers se regardèrent avec étonnement. Ils ne comprenaient rien à cette scène extraordinaire. Ils se contentèrent de se parler tout bas en voyant le gouverneur et la femme inconnue sortir par la porte de devant du jardin et entrer chez le docteur Alavoine.

Si, dans un beau jour d’été, alors que tout est calme dans la campagne, la foudre venait à tomber aux pieds d’un voyageur, sa stupéfaction ne serait pas plus grande que celle de M. Hocquart en apercevant le gouverneur avec sa femme habillée en paysanne, les cheveux en désordre, les yeux rouges d’avoir veillé et pleuré, la figure pâle comme un marbre blanc.

— Connaissez-vous cette femme ? dit le gouverneur d’une voix sourde et menaçante.

L’intendant baissa la tête comme un criminel qui attend sa sentence et en échappant à terre la coiffure qu’il tenait dans ses mains.

— Vous n’avez seulement pas le courage de me répondre, continua le gouverneur ; mais votre confusion m’en dit assez.

Joséphine, saisie de terreur, voyant son mari exposé au ressentiment du gouverneur, se jeta de nouveau à ses genoux en lui disant :

— Excellence, il est innocent… personne ne peut rien lui imputer…

— Eh quoi ! reprit le gouverneur, ne venez-vous pas de me dire que M. Hocquart…

— Moi, Excellence, interrompit Joséphine, l’ai-je dit ? Oh ! si je l’ai dit, je n’avais pas ma tête à moi.

— Femme, avez-vous voulu vous moquer de moi ? Quel motif vous a portée à jouer cette comédie, une comédie qui pourra finir par tourner au tragique pour vous ?

Au moment où le gouverneur courroucé prononçait ces paroles, le cœur de l’intendant se souleva contre lui-même. Il vit à quel degré d’avilissement il tomberait si, défendu par le dévouement de sa femme, il l’abandonnait au ressentiment du gouverneur justement indigné. Il releva la tête avec la dignité d’un homme d’honneur et allait avouer hautement son mariage, lorsque Deschesnaux, son mauvais génie, apparut tout à coup et se précipita avec un air hagard en demandant sa femme qui s’était échappée.

Joséphine, encore à genoux, se releva et, poussant un cri d’effroi, supplia le gouverneur de l’enfermer dans la plus étroite prison du pays.

— Traitez-moi comme la dernière des criminelles, dit-elle ; mais, au nom du ciel, éloignez-moi de celui qui est capable d’anéantir le peu de raison qui me reste. Éloignez-moi du plus scélérat des hommes !

— Comment ! ma fille, dit le gouverneur, passant à une nouvelle idée ; que vous a donc fait M. Deschesnaux pour que vous parliez ainsi de lui ? Que lui reprochez-vous ?

— Tous mes chagrins, Excellence, tous mes maux… Il a semé la dissension là où devait régner la paix. Je deviendrais folle si j’étais forcée de le regarder plus longtemps.

— Je crois, dit le gouverneur en regardant le docteur Alavoine, qui venait de s’approcher, que sa raison est déjà égarée. Docteur, veillez sur cette infortunée. Placez-la seule dans une chambre et que personne autre que vous ne lui parle avant que je l’aie revue, cela ne ferait qu’augmenter son irritation et aggraver son état, déjà assez critique, autant que je puis en juger. Je vous enverrai tantôt M. le docteur Painchaud, pour que vous ayez ensemble une consultation.

Le Dr Alavoine sortit avec la malheureuse femme qui le suivit sans résistance dans une chambre retirée de la maison. Le gouverneur la suivit des yeux et reporta ses regards sur M. Hocquart, qui tenait son front baissé. Il crut reconnaître, dans l’attitude de l’intendant, la fierté d’un homme injustement soupçonné de fourberie ; puis, s’adressant à Deschesnaux :

— Parlez, M. Deschesnaux, expliquez-moi ce que tout cela veut dire, vous qui avez encore l’usage de la parole.

L’astucieux Deschesnaux se hâta de raconter la maladie de sa pauvre femme, maladie qu’il n’avait pas voulu, dit-il, qu’on mentionnât dans les messages des médecins. Il ajouta que M. Cambrai, à qui il avait confié sa femme au manoir de la Rivière-du-Loup, venait d’arriver pour le prévenir de son évasion. Il finit en suppliant Son Excellence de vouloir bien que sa malheureuse épouse fût remise entre ses mains, répétant que c’était elle qui avait demandé à vivre dans la retraite, loin de son père et de toutes ses anciennes connaissances.

L’intendant tressaillit ; mais, faisant un effort sur lui-même, il contint son émotion pendant que le gouverneur disait :

— C’est trop se presser, M. Deschesnaux ; il faut d’abord que M. Painchaud me fasse rapport sur la santé et l’état mental de votre femme. Mais vous pouvez la visiter si vous pensez que votre présence puisse la calmer, ce qu’à vrai dire je ne crois guère.

Deschesnaux s’inclina et se retira.

Le gouverneur, resté seul avec M. Hocquart, lui dit :

— Cette pauvre femme fait pitié à voir. Elle est punie sévèrement pour avoir manqué aux égards qu’elle devait à son père. J’avais d’abord compris, par ce qu’elle me disait, que vous aviez contribué à son enlèvement, mais, ensuite, je me suis aperçu que j’avais eu tort de vous soupçonner, sur la parole de cette pauvre insensée, de nous avoir caché la vérité.

— Votre Excellence ne saurait avoir de tort envers son humble serviteur, répondit M. Hocquart.

Le gouverneur, désireux de changer de sujet, recommença à parler des affaires d’État dont ils s’étaient déjà tous les deux entretenus le matin, et, au bout de quelques minutes, ils se séparèrent.

Après le déjeuner le gouverneur reçut la visite du frère Bernardin de Gaunes, récollet, curé des Trois-Rivières et chanoine du chapitre de l’évêché de Québec. Après avoir causé quelques instants ensemble, ils sortirent tous les deux pour aller visiter le couvent des récollets, fondé vers la fin du siècle précédent, le couvent des ursulines, bâti au commencement du siècle dans lequel on se trouvait. Ils passèrent ensuite à l’église paroissiale, dont la construction remontait à une date plus récente, c’est-à-dire à environ trente ans. Elle n’était pas encore ornée des sculptures qu’on y voit aujourd’hui.

Le gouverneur fut charmé des efforts faits par les récollets et les ursulines pour répandre l’éducation parmi le peuple.

Ensuite, il prit intérêt à examiner l’endroit où l’on faisait les canots d’écorce, industrie alors florissante aux Trois-Rivières et sans rivale dans le pays.

Dans l’après-midi, en compagnie de M. Hertel, directeur de l’établissement, du juge Fafard de Laframboise, de M. Boucher de Niverville, de M. Lefebvre de Lassiseraye, de M. Baby, de M. Badeau, et de M. Cressé, seigneur de Nicolet, il se rendit voir les Forges de St-Maurice. Les RR. FF. Nicolas-Albert Couturier et Augustin Quintal, récollets, l’y accompagnèrent aussi.