Le mariage blanc d’Armandine/La prévoyance de M. Lapointe

La bibliothèque libre.
Éditions de l’arbre (p. 53-80).


LA PRÉVOYANCE
DE MONSIEUR LAPOINTE



prouve que l’amour a toujours le dernier mot,
pourvu qu’il soit trompé.

Les poètes qui ont fait l’éloge de l’inquiétude ne pensaient pas plus loin que leur nez. Les critiques qui furent leurs barnums n’avaient point cette excuse. Connaissez-vous rien de plus agaçant que l’inquiétude ? Et ces inquiets qui tournent dans la chambre, déplacent un bibelot ou une idée, redressent une gravure ou un argument, vont à la porte, pour retourner à la fenêtre. Ils ne tiennent pas en place, comme des chiens fous. Il leur manque une laisse, un collier, une foi.

Il y a des inquiets fixés. Rappelez-vous monsieur Lapointe.

Je le vois encore tout jeune. Au fait, ai-je vu monsieur Lapointe tout jeune ? Il naquit, comme Armandine et Ferdinand, avec l’inquiétude des mauvais jours et de la vieillesse. Enfin, un être qui court au dénouement, qui ne cesse de tourner la page.

Il n’était pas si jeune, lorsque nous le voyions promener mademoiselle Bernard. Il avait l’air et la démarche de son père, et la méchante humeur ennuyée. Ce qui n’empêchait point mademoiselle Bernard de ressembler à la sœur aînée de monsieur Lapointe.

Chaque soir, nous voyions ces parentés paradoxales s’acheminer vers l’église, silencieusement. Parce que, vous en souvient-il ? monsieur Lapointe était pieux, et mademoiselle Bernard, de même. Ils avaient beau se hâter, ils avaient toujours l’air en retard. Curieux comme les êtres qui vivent en avant sont toujours en retard.

Je dis que monsieur Lapointe vivait en avant, non parce qu’il avait l’esprit progressif : personne ne s’en tenait comme lui aux vieilles traditions, c’était la tradition faite vieux garçon. Il vivait en avant parce qu’il prévoyait. Et prévoir, pour lui, c’était vous dire : « La vie est chère ! le beurre a encore enchéri. » Un jour, n’avoua-t-il point qu’il n’aurait pu dormir tranquille, s’il n’avait été assuré d’avoir de quoi vivre deux ans à l’avance ? Monsieur Lapointe était un homme prudent et qui raffinait sur la prudence.

Il va de soi qu’il possédait de petites rentes, ce qui ne l’empêcha, sur la trentaine, de chercher un petit emploi qu’il trouva : il corrigeait les épreuves dans un grand quotidien. Il avait même une spécialité, qui était de corriger les annonces. Son inquiétude, sa minutie le servaient auprès des patrons : on pouvait être certain qu’aucune virgule libelleuse — pour user de leur jargon — ne se glisserait dans les réclames, pain quotidien du journal.

Je l’avais perdu de vue, lorsque je fis mon premier stage de reporter. Au pays laurentien, il ne se rencontre d’auteur qui n’ait passé par les salles de rédaction. Comme, en France, on faisait son service militaire, avec cette différence qu’en Laurentie, on reste soldat jusqu’à la fin de ses jours. La retraite serait un confortable rond de cuir, et, pour les bohèmes et les mal doués comme votre serviteur, de conter toujours les mêmes souvenirs…

Ses souvenirs, monsieur Lapointe, pourvu qu’il n’eût point d’épreuves à corriger, ne cessait de les dérouler. Rencontrait-il un inconnu qui disait ce soir au lieu de ce souère, il jugeait tout de suite qu’il avait fait comme lui un cours classique, et, à je ne sais quelle nuance, il décidait que c’était chez les Pères. C’était un rite, il le questionnait :

— Avez-vous connu le bon père Crépeau ?

— Crépeau ? Non. Je ne sais pas…

— Vous savez bien, le père Crépeau qui disait : « Les protestants, ils protestent toujours. Un protestant, c’est fait pour protester… »

— Non. Je ne me rappelle pas…

— Vous avez alors connu le père Toupin ?

— Je ne pense pas…

— Tout le monde a connu le père Toupin, celui qui nous disait, à la lecture des notes : « Mes enfants, vous n’aimez pas les retenues et vous avez hâte de laisser les bons pères. La vie, ce n’est pourtant qu’une retenue. Habituez-vous tout de suite. »

— ?

— Vous dites ? Pardon, je croyais que vous parliez… Toujours est-il que le père Toupin avait bien de l’esprit. Il n’était pas sévère comme le père Dufresne…

Et la conversation continuait, et monsieur Lapointe continuait à puiser dans une vieille blague les mégots qu’il avait ramassés je ne sais où, les mégots de cigare qu’il collectionnait et dont il bourrait sa pipe, sans oublier d’en offrir.

— Prenez, prenez, c’est un mélange que je fais moi-même, la marque Lapointe. Vous n’en trouverez pas de pareil sur le marché.

Il riait de sa plaisanterie jusqu’à s’étouffer, et, lorsque monsieur Lapointe s’étouffait, il puisait dans sa poche droite (la poche gauche, c’était pour la blague aux mégots), il puisait quelque fragment de bâton fort :

— Prenez-en, c’est souverain (il toussait) c’est souverain pour le rhume…

Un dernier effort, et il commençait à sucer le bonbon, puis d’une voix éclaircie :

— Ça commencé en versification, mes bronches, et le père Faguet, un vieux Parisien, nous disait…

Vous continuerez vous-mêmes les citations.

Au journal, quand je le revis, il était trop affairé pour rappeler ses souvenirs. Au journal, monsieur Lapointe portait sa croix. Ce jour-là, il portait même double croix. Mais je m’aperçois que je ne vous ai pas fait le portrait de monsieur Lapointe. Imaginez un grand homme mince, et, tout en jambes, surtout, tout en avant. Debout, assis, marchant, il ployait le corps, comme pour suivre sa pensée, qui allait toujours en avant et qui, aussi, partout, sur le trottoir, le parquet, dans ses craintes et ses appréhensions, cherchait la petite bête, le tourment minuscule à ramasser. Monsieur Lapointe ramassait les inquiétudes comme les mégots. Il en faisait un mélange Lapointe.

De prime abord, il avait grand air. La taille, premièrement, et puis la mouche qui ornait son menton. La mouche était la poésie de ce visage, comme les souvenirs de collège étaient la poésie de sa vie. Cela changeait un peu, quand il vous tendait la main. Il penchait tellement la taille que l’on craignait qu’il ne s’écroulât tout d’une pièce. Cela changeait encore plus, quand il souriait : on voyait d’abord le trou noir des dents absentes et l’on s’en détournait tout de suite pour apercevoir les yeux, les yeux troublants, les yeux bleus fixes, la prunelle élargie du fou. Prisonnier de son collège, ce fou avait-il besoin d’être enfermé ? Les murs le gardaient, qu’il ne sautait que pour des petites farces d’écolier sénile.

Ce qu’il avait en outre de remarquable, c’était le binocle qu’il portait. Une sorte de lorgnon (il disait avec emphase : « Mon lorgnon ! » ) invraisemblable non point par la forme, à la mode de 1910, mais par son équilibre. Le binocle dansait, tanguait, roulait sur le long nez, penchait, il allait tomber, mais, qu’importe : un ruban noir et distingué le retenait. Il allait choir, puis, seul, comme mû par un muscle inédit, il se redressait, et, sur cet appendice notable, de nouveau, le binocle faisait le beau, le faraud, l’important. Au journal, comme au sein de sa famille, le binocle de monsieur Lapointe était un personnage.

Ce jour-là, le binocle de monsieur Lapointe était brisé. Non point tout à fait, un seul verre s’étant cassé. Monsieur Lapointe était malheureux. Il s’efforçait pourtant, malgré le malheur et cette nouvelle croix, arrivée par comble un vendredi, un vendredi soir, lorsqu’une copie n’attend pas l’autre, il s’évertuait de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Il essayait de fixer à son œil gauche, le moins mauvais ( « le bon Dieu est bon, quand même ! » ) le verre intact. Obligé d’y porter sans cesse la main, il n’avait que l’autre de libre, lui qui parlait autant des mains que de la bouche. Et cette main devait encore dérouler la longue copie.

Le chef d’information m’avait demandé d’aider les correcteurs d’épreuves que la copie accablait. Monsieur Lapointe me rendit presque fou. Il lisait un texte de publicité, que je collationnais. De cinq minutes en cinq minutes, il se mettait à crier : « Pilules vertes, pilules vertes…»

— Qu’y a-t-il, monsieur Lapointe ?

— Je voulais voir si vous suiviez bien. Le père Séguin, le bon père Séguin, qui nous donnait des images en Éléments, m’a appris que la meilleure façon de réveiller les distraits, c’est de crier fort… Je ne veux pas dire que vous êtes distrait, mais…

Monsieur Lapointe frisait alors la cinquantaine. Il en portait plus, et, justement, ses cheveux restés noirs, d’un noir inquiétant, plus noirs que s’ils eussent été teints, lui donnaient plus que son âge. Il y a des cheveux dont on dirait qu’ils noircissent de plus en plus. Phénomène inexplicable, comme monsieur Lapointe. Je fis route avec lui. Il ne voulut pas de tram. À cette heure tardive, les trams ne circulaient que de quart d’heure en quart d’heure, et monsieur Lapointe n’aimait pas d’attendre au coin des rues.

— On sait jamais, il y a tant de mauvais garnements. Le père Sirois…

Je n’écoutais plus, lorsqu’il me dit :

— Pensez que nos femmes nous attendent !

— Je ne suis pas marié. Vous l’êtes ?

— Tiens, cette affaire ! Je suis marié, mais je n’ai pas d’enfants.

Il prononçait ces derniers mots avec une fierté bizarre. Tout à coup, monsieur Lapointe prit pour moi une importance inquiétante, voire un peu faunesque. Il riait drôlement. J’attendais quelque grivoiserie, que, sans doute, son bon ange retint. D’autant que presque tout de suite, il ajouta :

— Je vais à la messe tous les matins, vous savez, et je communie, excepté le samedi, parce que les vendredis soirs, on veille tard, on a l’estomac creux. Il faut bien prendre une bouchée…

Tiens ! Je n’avais pas vu manger monsieur Lapointe. Comment monsieur Lapointe mangeait-il ? Surtout, lorsqu’il mangeait, quelle était l’attitude de son binocle ? Il est vrai qu’aujourd’hui son binocle n’était plus qu’un

monocle. Grave question. Avait-il brisé son verre avant la dînette ou après ?

Comme pour répondre à mon interrogation muette, il dit :

— J’y pense, à quelque chose, malheur est bon. Mon accident (c’était à coup sûr pour monsieur Lapointe un accident que ce binocle brisé, même une catastrophe) mon accident (il appuya sur le mot) m’a fait oublier mon lunch. Je l’ai encore ici (il tâtait sa fesse, il avait son lunch dans sa poche de derrière, ce qui me surprit chez cet homme prudent) je l’ai là encore. Vous voyez, à quelque chose malheur est bon, je pourrai communier demain. Le Grand Maître pense à tout.

Cette allusion à Dieu sonnait drôle et pompeusement dans la bouche de monsieur Lapointe : après tout, Dieu est le père de ces déshérités aussi.

— Qu’est-ce que je vous disais tantôt ? Ah ! oui, je n’ai pas d’enfants… C’est pas que je ne voudrais pas en avoir. J’aime ça, après tout, des enfants, mais on a pas tous été faits pour être pères de famille. Chacun sa vocation. Le père Panneton nous disait : « Dieu compte tous les cheveux de notre tête, même quand on n’a pas de cheveux, et même quand on n’a pas de tête. » Fin comme une mouche, le père Panneton…

Je laissai monsieur Lapointe à sa femme et ses amours. J’étais gêné, troublé par je ne sais quoi. Je voulais à la fois connaître ce ménage sans doute bizarre et je le craignais. Je ne le connus que plus tard, ma bougeotte m’éloignant du journal et de monsieur Lapointe. De loin en loin, je le rencontrais :

— Une bonne pipée de tabac, monsieur Berthelot, une bonne pipée, c’est encore du mélange Lapointe.

Il riait toujours du même rire. Son binocle tanguait, roulait, valsait et enfin s’équilibrait, en glissant je ne sais par quelle magie de bas en haut du grand nez : il avait du reste une façon à lui de secouer la tête qui remettait tout en place.

Une autre fois, il me parut moins gai. Toujours plaisantin, on aurait dit qu’il digérait mal son collège.

L’un de ses voisins que je connaissais m’en apprit la raison. C’était un événement qui en amena pas mal d’autres dans la vie de monsieur Lapointe. Jusqu’à ce jour, il avait été heureux, sauf le vendredi, les soirs de « rush ». La messe du matin, une femme qui ménageait comme lui, les potins du journal et la grosse nourriture qu’en dépit de son avarice monsieur Lapointe mangeait voracement, remplissaient fort bien son existence. Un petit drame, ça et là, mais « qui n’a ses croix » ? Pour lui, il en comptait au moins deux, que, pieusement il avait offertes : la perte du verre et ce jour qu’il s’était écrasé le doigt, en clouant une gravure dans la salle à dîner : « Mon gagne-pain, mon index » avait-il dit, « mon index droit, celui qui tient le crayon, quand je corrige mes épreuves. Si j’étais pas chrétien, comme il y en a, je dirais que le bon Dieu n’est pas juste ». En dépit du blasphème conditionnel, le doigt avait guéri, en dépit en outre des pâtes, onguents et liniments, dont il corrigeait les réclames et dont il avait voulu tâter.

Voilà que le bonheur de monsieur Lapointe était troublé, ou plutôt le bonheur de madame Lapointe. N’avait-il pas eu fantaisie d’élever un enfant ? Lui, qui s’était marié si tard et avec une femme mûre pour n’en avoir pas.

Un soir, il était arrivé chez lui, soucieux et, aux questions de sa femme, qu’il craignait d’habitude, il avait répondu d’un air timide, et décidé au demeurant :

— Le Grand Maître ne bénit pas les unions stériles, on lit ça dans l’Ancien Testament…

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Comme disait le père Pacaud, une maison sans enfants, c’est comme une église protestante. Il y a toutes les apparences de la religion, les apparences seulement.

— Veux-tu dire qu’on n’est pas marié ?

— Non. Mais il est toujours temps de réparer… J’ai trouvé un remède, il y a des enfants chez les Sœurs, des pauvres petits orphelins. On ne saura jamais qui sont les vrais parents.

— Tu me dis pas que tu veux adopter un enfant trouvé ?

— Je ne te cache pas, ma femme, que ça me tente.

Monsieur Lapointe était fort docile, il avait peur de son ombre, et de sa femme encore plus, et à ce point que je jurerais que, certains jours, cette femme le battait. Mais il tint bon et il fit ce qu’il appela son devoir.

Il eut donc son petit. Sa femme lui avait déclaré :

— C’est à toi, je m’en mêle pas. Si tu veux être le père d’un bandit, c’est ton affaire.

Monsieur Lapointe ne fut pas le père d’un bandit, cette fois, et il tenait son rôle fort au sérieux. Je le rencontrai un jour, qui filait comme s’il eut eu le diable à ses trousses, et l’ordinaire de monsieur Lapointe était la lenteur. C’est à peine s’il répondit lorsque je l’abordai, lui qui tenait tellement aux manières. Brusquement cependant, il me dit :

— Si vous voulez venir avec moi, il faut vous presser, la maladie, ça n’attend pas.

Il allait à la pharmacie et je compris à travers ses circonlocutions que c’était trop fort pour lui, qu’il ne pouvait entendre pleurer son enfant, « qui se lamentait » et qu’il lui donnait des gouttes de parégorique, à tort et à travers. Le petit mourut peu de temps après, du croup. Je vis monsieur Lapointe durant son deuil. Dans sa peine, on sentait un vague espoir, une sorte de sourire, le sourire qu’on voit aux veufs quelques semaines après les funérailles. Vous entendez qu’un projet se faisait jour chez lui et qu’ayant reçu un enfant de l’hospice, il pouvait en recevoir un autre. Cet homme sans enfant reprenait le temps perdu.

Comme il n’était pas aisé de convaincre sa femme, après avoir mûrement délibéré, il la persuada d’aller passer une semaine à la campagne, chez des parents. Au départ, elle était inquiète :

— Tu feras pas de folies, toujours ?…

— Quelles folies ? C’est toi qui es folle de penser de même…

— Je te connais.

Elle lui lança un regard qui lui ferma les yeux. Son binocle en tomba.

Quand elle revint, elle sut tout, en entrant. Le petit criaillait.

— Je me l’étais bien dit, j’en avais le pressentiment.

Il était trop tard, et ils durent élever l’enfant, l’enfant qui fut la punition de monsieur Lapointe.

Ce Paul, son Paul, fut d’abord un enfant comme les autres. C’était un enfant dont les parents adoptifs avaient dû se séparer et il avait déjà trois ans lorsqu’on l’amena chez monsieur Lapointe. Tout alla bien jusqu’à la mort de madame Lapointe, survenue lorsque Paul n’avait que 11 ans. Vous devinez que le chagrin de monsieur Lapointe l’accabla moins que s’il eut été seul.

— Comme disait le père Chicoine, un sensible pourtant, les chrétiens auront le temps de pleurer au purgatoire. Ici-bas, on fait sa tâche.

Lorsque Paul eut 13 ans, il y eut un drame. Monsieur Lapointe voulait le faire entrer au collège et les pères dirent que Paul n’était pas prêt. Paul eut donc « un professeur privé, ce qu’il y a de mieux, quinze piastres par mois » et, à 14 ans, il fut encore refusé. L’année suivante, il passa deux semaines chez les pères, aussitôt chassé, et monsieur Lapointe crut toujours à une injustice, comme « pour le garçon des Soulière que le père Dumas reprit trois mois après ».

Monsieur Lapointe essaya de tout. Il se fit lui-même le professeur de Paul. Il piocha son latin. On le rencontrait qui déclinait rosa rosae. Il rêva aux brevets, il songea à faire passer un bill au Parlement, par son « confrère Benoît », quitte à entamer son petit capital, pour permettre à Paul d’accrocher un baccalauréat. Il épargnait, il ménageait. Le vendredi soir, il n’apportait plus son lunch au journal. Les âmes sensibles disaient qu’il faisait pitié à voir. Un jour que je lui parlais, il avoua :

— Vous regardez mon lorgnon ? Je le sais, il y a un verre de fêlé, mais c’est comme ça, quand on n’est pas riche, il faut attendre que l’argent rentre.

Et, par habitude, il me semblait, le binocle se redressait sur le nez long. Il y avait pourtant de l’inquiétude dans le regard de monsieur Lapointe.

Tout cela finit bien mal en effet. Paul était un mauvais gars et ce n’est pas monsieur Lapointe et ses gâteries qui pouvaient le changer. Il faillit passer en cour juvénile, et monsieur Lapointe crut en mourir. Une querelle d’adolescents, où Paul avait renversé un gamin plus jeune que lui et qui s’était brisé le bras. La croix du binocle n’était que douceur auprès des angoisses qu’eut à pâtir monsieur Lapointe. Cela lui coûta deux beaux mille piastres de l’héritage de Paul.

— Comme le répétait le bon père Hurteau, on est toujours puni par là où l’on a péché : j’ai trop aimé mon enfant.

La punition continua. Paul s’enfuit une première fois. Deux semaines durant, en dépit de la police et des annonces que, malgré sa honte, il fit insérer dans son journal, voire dans un journal concurrent, ce qui blessa sa fierté professionnelle, il ne sut ce qu’était devenu son Paul. Le temps qu’il ne faisait pas de démarches, il le passa en prières et, ce qu’il ne s’était point permis à la mort de sa femme, il demanda et obtint un congé de dix jours.

Paul revint, ramené par la police. Il avait cherché à s’engager « pour les moissons dans l’Ouest » quêtant et bricolant tout le long de la route, de Montréal à Hamilton. Monsieur Lapointe ne dit rien au retour. Il pleurait. Ce qui agaçait Paul plus que tout, Paul rendu rétif à jamais. C’est alors qu’il eut ce mot cruel :

— Vous êtes pas mon père, après tout.

Monsieur Lapointe avala cela avec le reste, mais il en perdit son rire, qui n’était du reste qu’intermittent, depuis des années.


Il allait voir confrère après confrère de classe, et il avait beau invoquer les souvenirs du père Surprenant ou du père Hamilton, « qui était si drôle avec son accent irlandais » il n’obtenait que des réponses évasives. Pendant ce temps, Paul partait au saut du lit, revenait parfois le midi, et monsieur Lapointe ne le revoyait qu’à la nuit.

Paul avait sa clé et monsieur Lapointe n’osait se lever, malgré son envie : « Il a peut-être besoin de quelque chose… Il n’a pas mangé, je suis sûr… Il est trop fier pour demander ». Cependant, il l’entendait qui fourrageait dans le garde-manger.

Puis ce fut la fuite définitive. Il reçut une lettre timbrée du Manitoba : « Je suis marié. Je reviendrai peut-être l’année prochaine. Des saluts. » Monsieur Lapointe, dans sa peine, fut heureux pourtant : « Il pense à m’écrire. Il lui reste encore du naturel… Il n’est pas mauvais au fond. Il reviendra. On revient toujours à son berceau, comme disait le père Pinault… »

Paul ne revint pas. Celui qui revint, ce fut le petit Eddy.

Ce fut bien machiné. Monsieur Lapointe, six mois après le départ de Paul, au moment que, désespéré, sa timidité se résignait à implorer l’assistance des hommes influents, ses confrères de classe, reçut une lettre. On l’implorait, on lui demandait l’aide de quelques dollars. Monsieur Lapointe relut la lettre dix fois, il

discuta avec lui-même, il pleura, il se traitait de sans-cœur, mais il triompha et fut inflexible, dans sa décision rusée : « ça le fera revenir » pensa-t-il, « le loup affamé sort du bois, comme disait le père Montplaisir. » En conséquence, il répondit que tout ce qu’il pouvait faire, c’était d’adresser un billet de retour pour deux personnes.

Par courrier spécial, monsieur Lapointe reçoit, bien entendu, une nouvelle lettre, plus larmoyante que la première, habile celle-la, et qui prenait monsieur Lapointe par son faible : « Ma belle-sœur vient d’avoir un enfant, ils sont pauvres comme du sel. La mère et le petit sont en danger. »

Monsieur Lapointe, cette fois, réfléchit plus longuement encore que l’autre. Il calcula, il aligna des chiffres, puis, non, il serait inflexible et Paul lut ce court billet : « Je garde le petit peu qui me reste pour me faire enterrer. Si au moins, j’avais des petits-enfants pour me faire oublier mes épreuves… »


C’était là une invitation. Paul le prit sans doute ainsi. Cependant, il ne donna plus signe de vie jusqu’au moment que monsieur Lapointe vit arriver chez lui une femme fardée qui lui fit peur.

— Vous vous trompez de porte…

— C’est bien chez monsieur Lapointe ?

— Oui, mais…

— Je vous amène votre petit-fils.

Il n’avait pas aperçu qu’elle portait un enfant dans les bras. Tremblant, la faisant entrer, il lui donna le meilleur fauteuil.

— Je vais aller chercher du lait. Si l’enfant n’en a pas besoin, ça fera du bien à la mère.

La partie était gagnée. La bru obtint tout ce qu’elle voulait, son voyage fut payé, et il y eut un petit supplément pour permettre à Paul de se rétablir. Quant à l’enfant, ce fut monsieur Lapointe qui en parla le premier. Il regardait la femme avec des yeux craintifs et presque concupiscents :

— On va faire une affaire… Dans les commencements, un jeune ménage est embarrassé par les enfants. Je vais garder l’enfant quelques mois, et vous aurez tout le temps de vous retrouver.

Elle n’en demandait pas tant. Pour la forme, elle eut des protestations bruyantes de mère éplorée, et elle partit sans le petit, mais lestée d’une somme confortable.

Voilà donc monsieur Lapointe avec un petit-fils tombé du ciel. Vous devinez les tours et manigances de Paul : monsieur Lapointe les devinait aussi, mais que lui importait qu’Eddy fut le fils de Jean ou de Jacques, il avait un petit, c’est ce qui importait.

Bien entendu, ce petit-fils était en otage chez monsieur Lapointe, et les demandes d’argent ne tardèrent pas à venir. Un vingt-cinq dollars par ci, un vingt-cinq dollars par là, la formule ne changeait jamais : « Faites ça, grand-père pour votre petit-fils, qui ne voudrait pas que ses parents soient malheureux. » Monsieur Lapointe cracherait jusqu’à son dernier trente sous, pour ne pas risquer de perdre un enfant, qui était à lui, maintenant. Il était tranquille pour des années.

— Comme disait le père Simard, vous savez, celui qui boitait un peu, mais vif comme un oiseau, il n’est jamais trop tard pour faire le bien. Eddy me remettra ça plus tard, quand il sera grand… Je serai vieux comme la terre, mais le bon Dieu ne permettra pas que je meure avant qu’il ait fini son cours. Eddy sera un professionnel, comme j’aurais dû… C’est pas vrai, Eddy ?…

Le petit qui joue autour de la table sourit à monsieur Lapointe, qui a réussi à attraper des contrats de traduction.

— Ça fait un petit extra. C’est pas extra, extra, comme disait le père Mireault, qui aimait à se moquer, mais à force d’extras on finit par attraper les deux bouts.

Le binocle de monsieur Lapointe tremble sur son nez. Le binocle n’est pas plus solide que monsieur Lapointe. « Il tiendra encore un petit bout, comme disait le père Durand. »

Qu’importe si la bonté de monsieur Lapointe a été mieux récompensée que sa prévoyance et si les farces se terminent plus heureusement que les mélodrames.