Le mariage blanc d’Armandine/Le bâton de vieillesse

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Éditions de l’arbre (p. 35-52).


LE BÂTON DE VIEILLESSE



ne rendra pas ce qu’ont refusé les bonnes jambes.

Les rêves sont notre poésie quotidienne. Les prosaïques nourrissent des rêves prosaïques : ils sont poésie quand même. Comme on les paie ces rêves, pourtant, et les plus simples ! La réalité a l’esprit de contradiction, et il suffit que nous imaginions une chose pour qu’elle nous détrompe tout de suite. Sans nous lasser, nous continuons. L’homme a la tête poétique.

Madame Royer à coup sûr n’avait pas le temps de se perdre dans les rêves. Elle n’en faisait pas moins de Frédéric un roman, auquel, chaque jour, elle ajoutait un chapitre. Le roman démarra faiblement en ses commencements. Madame Royer venait de perdre son mari, qui, au surplus, ne gagnait guère. La semaine précédente, il avait pu toucher la prime d’assurance hebdomadaire qu’on serait obligé de lui payer jusqu’à la fin de ses jours, « pour cause d’invalidité permanente », et voilà qu’une syncope l’emportait. Pas chanceux !

Madame Royer restait seule avec trois enfants : Joseph, l’aîné, petit commis qui buvait, Marthe, une infirme, et ce Frédéric, qui n’avait que 12 ans. Grâce à un cousin, qui était vicaire dans une paroisse de la ville, elle put le placer au collège. Se séparer de cet enfant, le plus jeune qui lui restait, lui fut une peine plus grande que son deuil. Elle avait voulu qu’il restât externe.

— Je sens qu’il a la vocation, lui avait dit le vicaire, il vaut mieux qu’il soit pensionnaire.

Pour voir son fils chaque jour, madame Royer avait ruminé toutes sortes d’inventions, et, enfin, elle avait trouvé. Toujours par le vicaire, elle s’était faufilée, à titre de garde-malade, chez la vieille madame Laurendeau, la bienfaitrice de tout le diocèse : madame Laurendeau avait une chapelle à domicile, où un prêtre du collège venait chaque jour dire la messe. Madame Royer fit tant que Frédéric fut choisi comme servant. Ainsi, elle pouvait le voir chaque jour.

J’ai dit que madame Royer était garde-malade, et j’ai souligné le mot. En fait ses fonctions n’étaient pas définies : à la fois, intendante, lectrice et dame de compagnie, elle faisait un peu de tout, et sa besogne consistait surtout à ficeler les innombrables colis que madame Laurendeau adressait à ses pauvres. Cette dernière, à demi aveugle et riche comme Crésus, ainsi que l’on disait, ne vivait plus que pour la charité, et, justement, elle n’avait engagé madame Royer que pour la secourir. Lorsque l’autre lui dit qu’elle aimerait mieux commencer sa journée de bonne heure pour retourner plus tôt chez elle, elle avait répliqué malicieusement :

— Vous voulez voir votre Frédéric ? Eh bien ! venez, je suis heureuse de vous rendre ce service. Vous déjeunerez avec monsieur l’abbé et votre fils. Vous m’excuserez si je me retire, je me couche toujours un peu après la messe. Je ne suis plus jeune.

Madame Royer suivit ainsi Frédéric jusqu’à sa rhétorique. Elle était fière de lui. C’était un premier de classe, qui ne lui faisait que de l’honneur. Elle n’aurait pu dire la même chose de son autre garçon, qui ne lui causait que des soucis. C’est tout ce qu’il lui rapportait. Il ne restait jamais plus que six mois chez le même patron, buvait, jouait aux cartes, courait. De plus, il riait des manières féminines de Frédéric. Certain jour de congé, comme celui-ci l’avait repris sur les jurons qui émaillaient ses discours, il s’était écrié, rouge de colère :

— Espèce de faux prêtre, hypocrite !

Ç’avait été une scène terrible, et madame Royer avait dit à Joseph :

— Si tu remets les pieds ici encore une fois en boisson, j’appelle la police… Porter scandale comme ça devant un enfant innocent, tu devrais avoir honte !

Il y avait de quoi exaspérer d’autres que Joseph et madame Royer mettait en vérité de l’exagération dans son amour maternel. Elle couvait Frédéric des yeux, lui arrangeait sans cesse sa cravate, et pour la moindre tache :

— Tu veux pas que je te frotte tes chaussures ?… Donne, ça sera pas long.

Ou bien :

— T’as les yeux cernés, tes études te fatiguent… Couche-toi un peu… Je vais demander un congé à monsieur le directeur.

Frédéric se laissait faire, avec un peu d’agacement cependant. Ce garçon était plein de santé, et l’on devinait que ce n’était pas le goût des études qui le poussait à ses succès scolaires, et que seule la volonté, voire quelque projet secret lui donnaient cette persévérance.

Parfois, lorsque madame Laurendeau avait des invités et qu’ils assistaient à la messe, madame Royer présentait son fils :

— Mon bâton de vieillesse. Il va se faire prêtre, et, quand il sera curé, je serai la gouvernante du presbytère… Ce sera mon bâton de vieillesse quand même.

Quand il fut en versification, les beaux projets menacèrent de s’écrouler. À l’étude, on surprit Frédéric, qui lisait les Contemplations cachées par un dictionnaire. Mauvaise note, visite chez le préfet, menace d’expulsion. Le pire, c’est que Frédéric s’entêtait et prétendit carrément qu’on n’avait pas le droit de le punir, parce qu’il avait lu un chef-d’œuvre. Le cousin eut toutes les peines du monde à arranger l’affaire. Depuis lors, madame Royer s’écriait à tout propos :

— Le monde est rempli d’injustices.

L’été suivant, Frédéric fut invité à passer deux semaines à la campagne, chez un camarade dont les parents possédaient une île. Madame Royer ne le sut qu’après quelques jours. Frédéric était sombre, soucieux. Il ne parlait guère. C’était au commencement des vacances, et il avait l’habitude d’aller faire de longues promenades à la montagne, un livre sous le bras. Il restait à la maison. Madame Royer ne cessait de lui demander :

— Es-tu malade, Frédéric ? T’es changé… Ils sont pas raisonnables, au collège, de vous forcer comme ça… Je suppose que tu penses encore à tes études… Oublie ça, prends du bon temps, va voir tes amis… As-tu des billets de char ? Je vais t’en donner…

— Non. Je n’ai rien. Je vais rester à la maison.

Il continuait de se promener de long en large. À la fin, il avoua qu’il était invité là-bas.

— Tant mieux. Ça va te faire du bien. Tu vas changer d’air, tu vas te reposer. J’ai justement rien à faire, après-midi, je vais préparer ta malle.

— C’est inutile, j’ai refusé.

Il n’avait pas encore refusé, et, lassé par l’insistance de sa mère, il confessa qu’il ne pouvait aller chez son ami, vêtu comme il l’était :

— C’est assez d’être pauvre, sans se donner en spectacle.

Elle fut interdite devant la brutalité. Cependant, elle se maîtrisa (« les enfants comprendront jamais »), et, très émue, lui dit :

— J’ai un petit peu d’argent à la banque, de quoi te remettre tout en neuf. Je m’habille, je fais un chèque, puis on ira au magasin ensemble.

— Maman, c’est inutile, vous n’aurez jamais assez d’argent pour m’habiller comme les autres.

— Tu vas voir. À peine de me saigner à blanc.

Ils allèrent à la banque, et, quand elle eut son argent, il lui demanda :

— Vous ne trouvez pas que ce serait mieux que j’aille tout seul au magasin. Vous savez que je ne vous volerai pas ?

— Es-tu fou, mon garçon ?

— Un grand garçon comme moi, ç’à l’air drôle, se faire habiller…

— Comme tu voudras !… Mais ça m’aurait fait tant plaisir !… Mais c’est pour toi !… Tiens, l’argent est à toi, à cette heure.

Elle s’éloigna, toute défaçonnée, comme elle aurait dit. Puis, subitement, revint :

— Tu connais tes mesures, Frédéric ?… Puis, fais attention, demande un reçu, pour le cas où il faudrait faire reprendre… Tu sais pas comme ça me fait plaisir de te donner ça, mais il faut faire attention, l’argent est si dur à gagner.

Quand il revint avec ce qu’elle appelait son trousseau, il lui fallut déballer, essayer, se montrer de face, de dos.

— Le pantalon tombe mal, ôte-le, je vais t’arranger ça, c’est une petite affaire…

Elle lui demanda ensuite de faire un tour dans le quartier.

— Je peux pas aller avec toi, j’ai trop de choses à faire, mais j’aime ça qu’on te voit en neuf… Ils te verront assez, à la campagne, tes amis… Va étrenner…


— Maman, je ne suis pas un mannequin. Et puis est-ce pour les autres ou pour moi que vous m’avez acheté ça ?

— Comme t’es méchant, Frédéric ! Tu veux jamais me faire un petit plaisir… Mais, laisse faire, t’as raison, c’est pour toi que je veux que tu sois beau.

Frédéric sortit quand même, et dans ses vieux vêtements : il ne voulait pas paraître endimanché. Il garda cependant la cravate neuve, sous prétexte que l’autre était déchirée. Il marcha longtemps, songeant à ses vacances, rêvassant niaisement.

Elle lui écrivit là-bas et lui annonçait qu’elle pourrait peut-être s’absenter pour un dimanche. Bien sûr qu’elle n’irait pas dans l’île, chez ses amis, mais on pourrait se rencontrer à l’église, par exemple, ou à la gare.

Il va de soi que cette lettre gâta toutes les vacances de Frédéric. Sur-le-champ, il lui répondit : « Je serais trop inquiet. Le trajet est long. Vous n’êtes pas habituée aux chemins de fer. On ne parle que l’anglais. » Elle comprit, s’en attrista, puis : « S’il est heureux, qu’est-ce que ça fait ? »

Les études achevaient. Quelques mois de rhétorique encore, et ce serait la philosophie. Frédéric prendrait alors la soutane. Madame Royer était fière et triste en même temps. Heureuse que son fils fût prêtre, il lui semblait qu’il serait moins à elle. « La mère d’un prêtre, c’est beau, mais c’est gênant », se disait-elle naïvement. « Il sera quand même toujours mon enfant. »

L’année n’était pas terminée que Joseph, l’autre fils, commença vraiment à lui faire de la misère. Il lui avait presque toujours donné quelques cents sur son salaire intermittent, et, depuis un mois, le samedi, il disparaissait, pour ne revenir que le lundi, voire le mardi. Et il la remettait à la semaine suivante :

— Ils nous ont donné une partie seulement de notre salaire. Ça va mal au magasin.

Madame Royer n’en croyait rien. Elle patientait cependant, n’osant le pousser à bout et risquer quelque esclandre. Au surplus, s’il se fâchait, s’il partait, elle n’aurait plus les quelques dollars qu’il lui donnait et qui lui permettaient de boucler les deux bouts.


Du reste, elle avait tant de plaisir à fabriquer elle-même la première soutane de Frédéric (elle la confectionnait à la cachette) et se hâtait avec une telle joie que, superstitieuse, elle se faisait un scrupule de ses idées noires.

Un soir, Joseph arriva, sombre, et pourtant très sobre :

— Maman, vous allez être obligée de me prêter cinquante piastres.

— T’es fou, mon garçon. Le petit peu qui me reste, je le garde pour le séminaire de Frédéric.

— Il le faut, maman. Autrement, je vais être arrêté…

Apparemment, il avait emprunté à la caisse, le patron s’en était aperçu, et il ne lui laissait que vingt-quatre heures pour s’acquitter. Il va sans dire que Joseph perdait sa place en outre. Enfin, le mélodrame vulgaire.

— Voleur ! voleur ! Ce n’est pas rien que ta mère que tu voles, c’est ton frère, c’est l’Église que tu voles. Ah ! si c’était pas de Frédéric, je te laisserais aller en prison, ce serait bien bon pour toi, c’est tout ce que tu mérites.


Elle alla elle-même remettre l’argent au patron, et, ensuite, consulter son cousin, le vicaire. Joseph était visiblement un malade. Du reste, il toussait. Le médecin avait déjà parlé de tuberculose. Ainsi, le vicaire et madame Royer réussirent à le faire entrer aux Incurables. Joseph regimba. Le vicaire n’eut qu’à dire :

— Mon garçon, assez de scandales ! Je sais tout. Vous allez faire une retraite, qui vous sera profitable à tous les points de vue…

Ils accompagnèrent tous deux Joseph aux Incurables. Madame Royer, au retour, avait un poids de moins. Il lui semblait qu’elle avait fait son devoir. La soutane était terminée, et elle pourrait attendre, dans une paix heureuse, l’entrée de Frédéric. Elle pourrait jouir de ses derniers moments.

Quand elle entra, elle vit une lettre sur la table. Le mélodrame continuait. Frédéric lui apprenait qu’il s’était engagé comme bell-boy sur un transatlantique. Il n’avait pas la vocation. Il préférait la vie d’aventure. Il y avait vingt lignes comme ça, d’un romantisme puéril.

Madame Royer ne put conter sa peine qu’à sa fille, l’infirme, à qui elle ne parlait guère pourtant. Toutes sortes de projets roulaient dans sa tête, mais à chacun, la peur l’arrêtait : rien à faire, il était décidé.

(Les voisins prétendirent que Frédéric était parti avec la fille du restaurant, qui s’était aussi engagée sur le bateau. Je n’en crois rien. Frédéric était surtout fatigué de sa mère, et il saisit la première occasion de s’en débarrasser, de se débarrasser d’une femme qu’il détestait, parce qu’il en avait honte.)

Madame Royer ne pleura pas longtemps. Elle aimait trop Frédéric pour désespérer tout à fait. Presque tout de suite, elle vit son cousin, le vicaire, qui n’y comprit pas grand’chose :

— Un si bon jeune homme !

Madame Royer lui remit la soutane qu’elle avait taillée, cousue et fignolée avec tant de joie :

— Vous la donnerez à un prêtre pauvre.

J’étais trop heureuse, trop fière, le bon Dieu m’a punie. Ça me fait de la peine de me défaire de ça. Il aurait été si beau en soutane ! Ma charité forcera peut-être le bon Dieu à le faire revenir. Je promets que je ne lui demanderai plus de faire un prêtre. Je promets aussi de reprendre Joseph. J’ai été trop dure pour lui. Le bon Dieu m’a punie.