Le mariage blanc d’Armandine/Le mariage blanc d’Armandine

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Éditions de l’arbre (p. 7-33).


LE MARIAGE BLANC
D’ARMANDINE



où il est démontré que la sainteté est fruit de l’art
et que l’impuissance n’est pas vertu.

Il ne faut pas juger : ce n’est pas l’envie qui manque ni le motif, vous l’avouerez quand j’aurai conté l’histoire d’Armandine. L’ai-je bien connue ? J’en fus sans doute empêché, cette femme pittoresque m’ayant agacé au point que ce récit me dégoûte avant que je le commence. L’on sait que Dieu créa la moitié de l’humanité pour exercer la patience de l’autre. Armandine en fut la preuve. Elle m’apprit aussi que certaines vertus ne subsistent que pour avertir les honnêtes gens de n’être pas vertueux ainsi. Je songe à la cinquième colonne des vices.

Vous ne connaissez point Armandine, et je me fâche trop vite. Pourtant l’avez-vous rencontrée à maintes reprises, et vous avez rencontré son Ferdinand. Rappelez-vous, Ferdinand, ce nez mince autant qu’il était long, ces yeux qui n’avaient de cesse et qui furetaient. Lorsqu’il parlait, son nez se pinçait encore plus. Qu’il fut crispant ! Ces gestes saccadés, cette hâte constante pour ne rien faire ! Pour faire une gaffe !

Commençons. Vous avez deviné que c’était encore une histoire de boisson et que Ferdinand, lui qui n’en buvait jamais, lui qui ne buvait jamais, ce jour-là, parce qu’il avait bu deux doigts de vin, la demanda en mariage. À coup sûr, Armandine s’y attendait. Prévoyait-elle une demande aussi subite ? Elle prévoyait tout, mais les prophéties d’Armandine ! Quoiqu’il en soit, ils étaient faits pour s’entendre, pour se quereller tout le long d’une existence sans événements. Ce n’est pas qu’ils ne fissent de la moindre chose un événement : ces existences sans événements sont fort remplies, bourrées de ce qu’il ne faut pas mettre.

Je ne me flatte pas d’être observateur, j’ai surtout l’observation de l’escalier, mais cela sautait aux yeux. Ne soyez point surpris que j’aie tout deviné : regardez plutôt en vous l’image de Ferdinand et de son Armandine, c’est assez pour deviner l’histoire. Je la conte.

Ils furent si gênés que jamais ils ne surent comment cela s’était passé. Côte à côte, à la distance respectueuse que fixait la timidité plus qu’une pudeur inquiète, ils avaient fait route. Ce n’était pas la première fois, c’était la première fois qu’ils ne se séparaient tout de suite. Même, Ferdinand s’était permis de conter des histoires. Quelles histoires ? Nous ne le saurons jamais. Les eussions-nous accompagnés que nous n’aurions rien compris, sinon que, rouge comme un coq, Ferdinand s’efforçait à la gaudriole. Il bégayait, et l’intention était surtout dans le regard, qu’il détournait du reste. Pour Armandine, ce n’est pas qu’elle les écoutât non plus. Un lacet de son soulier s’étant rompu, elle n’aurait pu suivre aucune conversation. Ensuite, Armandine écoutait-elle jamais ?

Ses regards dérobés et sournois ne perdaient rien, et ce qu’elle avait observé, c’est que Ferdinand avait la figure rouge. Cet ingénu s’excusa :

— Je me suis laissé tenter.

Pour que Ferdinand se laissât tenter, il fallait que l’occasion fût d’importance. Il est vrai que l’on ne meurt pas tous les jours et, si, dans la maison du mort, il avait suivi les cousins jusqu’à la cuisine, c’est qu’il espérait que l’on parlerait.

Le mort, c’était le vieux Grenier. La veille, il avait passé, comme un poulet. Pour que Ferdinand et Armandine ne fussent pas le soir chez eux, cela demandait un mort de conséquence. Armandine était petite cousine du vieux, qui avait beau vivre chez les Mathieu : Ferdinand était encore plus proche parent que ces dépensiers. Ferdinand et Armandine n’avaient-ils pas tous les droits à l’héritage, aux piastres que le vieux avait laissées ? Qui ne le savait ? Si le grand-père de Ferdinand n’avait fait vivre deux longues années cet orphelin, quand il n’avait pas 15 ans, aurait-il plus tard acheté ce commerce qui l’avait enrichi ?

Les cousins ne soufflèrent mot. Ils devaient pourtant savoir. Si Ferdinand avait bu cette boisson pour rien ? Deux jours, il en aurait l’estomac dérangé. Il digérait pourtant assez mal déjà.

Cependant, comme pour prendre de l’avance, il avait demandé Armandine. Tout à l’heure, ce vin le convainquait que l’héritage était assuré, et c’est pourquoi il parla, lui si gêné ! Il avait pris une chance, doutant qu’elle accepterait.

— J’étais certaine que vous finiriez par là.

Pourquoi ? Jamais il ne plaisantait avec les femmes, et c’est à peine s’il riait, lorsque, d’aventure, il entendait des contes polissons. Ce rire était forcé et, déclenché, il ne s’arrêtait plus. Il avait honte, des semaines durant. Embarqué maintenant, il regrettait déjà.

Je n’ai pas dessein de me pencher sur la profondeur de ces âmes. Je laisse aux satiriques le soin de s’extasier sur l’âme des imbéciles. Ferdinand était une créature de Dieu, je le confesse : confessez en retour que la création est diablement déchue et que le péché originel a passé comme une blitzkrieg.

Vous dirais-je que jamais Ferdinand ne s’inquiéta sur le genre de femmes qui était le sien ? Sans avoir conscience nette de ses goûts, ce nez mince et long savait pourtant qu’il aimait les grosses nourritures. Savait-il qu’il aimait les petites femmes grasses ? Se le demander l’aurait fait rougir. Par manque d’habitude, il serait resté coi et pudique. La maigreur parfaite d’Armandine lui était donc un alibi. Ferdinand se croyait un dévot et la mortification des crétins peut avoir de ces complications.

Ce qui excusait Ferdinand à ses propres yeux, c’est qu’Armandine, par l’esprit et le comportement, avait tout pour lui plaire.


Au sujet de Ferdinand, plaire est un mot indécent : disons plutôt qu’Armandine avait tout pour le contenter. Ce mot est encore indécent, mais il faisait partie du vocabulaire égoïste de Ferdinand.


Personne n’ignorait que, pour elle, Armandine dédaignait les femmes qui s’occupent des hommes. Elle avait sa maison, elle avait son ordinaire. Son ordinaire, c’était peu de chose : elle ne mangeait guère et ce n’est pas souvent qu’elle se permettait des gourmandises, comme elle disait, en faisant une moue de petit fille qui lui décrochait la mâchoire. Au fond de sa chambre, elle avait une horloge grand-père, qu’elle époussetait et polissait avec amour. Il y avait aussi les lettres du grand-oncle, qui fut zouave pontifical. C’était son trésor. Aux initiés, elle consentit parfois à en montrer quelques-unes. Certains jours, elle rêvait d’avoir un coffre à la banque pour y déposer cette correspondance : on ne sait jamais, les voleurs…

[J’ai mis la main sur cette correspondance, et, au risque de troubler les mânes d’Armandine, je la publierai un jour à votre grande joie.]

Vous le pressentez, Ferdinand était aussi un homme de maison. Depuis deux ans que son père était mort, il n’était sorti qu’une fois, le soir : une séance à l’école paroissiale. Il avait été fatigué deux jours. Cependant, il assistait à tous les exercices de la retraite, du mois de Marie, du mois du Sacré-Cœur, du mois du Rosaire, de la congrégation des hommes ; on n’appelle pas ça sortir.

En outre, par désennui, Ferdinand formait une collection, celle des illustrés de la Presse, depuis les premiers numéros. Un cousin lui fit cadeau de ces premiers numéros et il la continuait. C’est à peine s’il en manquait cinq, six… Des jours, parce qu’une pareille collection, c’est précieux, il pensait à l’assurer.

Voilà qu’il avait bu. Ce n’était peut-être pas péché, ce n’était peut-être qu’une imperfection, c’était dans un bon but, et, de l’héritage il aurait distrait maintes grand’messes, et, du reste, il était sans obligations. Crainte des cotisations et des quêtes, il n’était pas même affilié à la Société de tempérance. Cependant, voilà qu’il connaissait d’expérience les ravages de la boisson. Se sentir drôle, excité, comme ça lui enseignait les malheurs qui peuvent fondre sur les ivrognes. « On ne sait plus ce qu’on fait », non, ce n’était là une expression exagérée. En outre, d’avoir demandé ainsi la grande Armandine, il se croyait presque indécent. Au fait, y eut-il jamais rien de plus indécent ? L’envie lui serait venue d’aller tout de suite à confesse. Non, il ne boirait plus comme ceux-là qui boivent pour se désennuyer. Il avait décidément trop à faire pour connaître le désœuvrement.

Trois rues avant le chez-eux d’Armandine, il la laissa. On ne sait jamais, il y a de si mauvaises langues. Armandine ne rentra pas tout de suite, non plus. C’était plus prudent. Et puis, ce serait une chose faite, elle se rendit à l’église, pour un bout de prière.

Vous attendez ici le paragraphe sur la dévotion d’Armandine, sur son état d’âme. On n’est pas demandé en mariage tous les jours. Pourtant, parce qu’il s’agit d’Armandine, je ne saurais marquer ces réactions. Ni l’un ni l’autre, je vous l’ai dit, n’eurent jamais de ce jour un souvenir. Cela s’était fait : ils ne pouvaient dire plus. On ne se rappelle pas le détail d’un accident. L’amour et le mariage, dans la vie d’Armandine, c’était un accident, c’était même une catastrophe. Passons donc à l’église avec Armandine qui trempait copieusement sa main dans le bénitier.

À l’église, elle ne passait pas, elle y coulait tous ses instants libres. Femme de maison, Armandine était aussi une femme d’église. Je l’ai rencontrée souvent en prières. La première fois, lorsque, reprenant timidement des habitudes oubliées, dans l’ombre d’un bas-côté, où je cachais mes tentatives d’oraison, je sursautai. Une longue forme noire me touchait le bras et, sans préambule, me tendait un feuillet de prières, la neuvaine des Trois Ave Maria, me conjurant d’entrer en union de prières avec elle. Armandine fut mon initiatrice à la communion des saints. Plus tard, lorsque j’allais à l’église, les heures qu’il y a moins de dévotes, dans l’ombre, j’entendais des gémissements, puis un chuchotement rapide, et, ainsi que l’on s’habitue au clair obscur, je saisissais quelques mots : « Mon Dieu, ayez pitié de papa, qui est peut-être au purgatoire, de maman, de mon oncle Arsène, qui a besoin de prières, ayez pitié de Clara, qui se conduit mal… » La litanie continuait. Je ne faisais plus oraison, mais exercice de patience. C’est qu’Armandine continuait de jongler dans l’église, jongler, cette inquiétude de la pensée timide. Même silencieuse, ses lèvres remuaient toujours. Elle jonglait tout le temps.

Ce soir-là, je ne pus hélas ! entendre les prières d’Armandine, cet épithalame singulier. Pauvre Armandine ! Aurais-je pourtant le courage de la plaindre ? Était-elle si pitoyable ? Ce jour entre les jours, elle avait les yeux plus grands que la panse. Elle exagérait et voulait cumuler, partager un héritage avec Ferdinand. Il n’y avait pas si longtemps, elle en avait reçu un autre. Ce n’était pas grand’chose, mais assez pour vivre à ne rien faire. Par malheur, des êtres comme Armandine ne peuvent rester à ne rien faire. Elle n’aurait pas été femme autrement, elle avait voulu être comme les autres. Son père mort, elle avait voulu travailler. Parce qu’elle possédait sa petite assurance, elle aurait à coup sûr pu attendre, mais elle pensait au lendemain. Elle s’était mise dans la couture. Elle n’aurait pas travaillé, elle, pour s’habiller : elle travaillait pour être propre. Le patron l’avait liquidée. C’était un homme en l’air, qui aimait les jeunes visages et les ouvrières pas sérieuses. Elle se cherchait une place, maintenant, elle avait peur d’entamer son petit héritage.

Voilà qu’elle avait trouvé.

Pour Ferdinand, il avait une excuse, qui l’avait poussé, le vin aidant. L’autre semaine, il s’était aventuré, le soir, par des petites rues, près du marché. Il allait justement faire son petit marché de fin de semaine et, en pleine rue, il s’était fait voler. Sa peur fut si grande qu’il n’aurait su dire comment cela s’était passé. De peur de se faire arrêter lui même, il n’avait pas alerté la police. Cependant, en dépit de tous ses efforts pour cacher son malheur, il craignait que sa sœur ne le sût, il craignait de se couper, quand il irait la voir, dans cinq mois au Jour de l’an. Ces craintes conjuguées l’avaient préparé.

Ni l’un ni l’autre n’hésitèrent et ils se marièrent. Je n’ai jamais vu rougir personne autant qu’Annandine à son mariage. On en oubliait la gaucherie de Ferdinand, l’attitude des témoins. C’était à se demander où l’on avait été cherché ceux qui « leur servaient de pères ». On n’avait d’yeux que pour Armandine. J’entendis mon voisin : « Elle va éclater, ça n’a pas de bon sens, rouge comme ça ».

Sur le seuil de l’église, il y eut une courte discussion. Armandine commandait au chauffeur de les conduire tout de suite à la gare. Chez les Dussault, on avait préparé un petit goûter et on ne réussit pas à la convaincre de s’y rendre : je vous ai dit qu’Armandine était à part des autres. Ce qui se passa ensuite, vous entendez bien que je ne vous en saurais donner le détail. Ce que j’en ai su, et par quels recoupements, je vous le laisse à deviner et que tous leurs malheurs viennent de là.

Dans le train qui les menait à une campagne ignorée où Armandine avait un oncle à héritage éventuel (comme Ferdinand, elle collectionnait les héritages : on a la poésie qu’on peut), dans le train, il y eut accalmie. Pas trop de voyageurs, assez cependant pour ne pas être « tout seuls ». Presque avec galanterie, Ferdinand ouvrit la fenêtre, et l’air soulagea les joues rouges d’Armandine. Ils mangeaient des “lownies”, et, la bouche emplie, la conversation languissait. Cela encore les soulageait. Ils évitaient de se regarder, et, dès qu’un œil s’égarait, ils plongeaient les mains dans la boîte de bonbons, qu’ils retiraient aussitôt, si les doigts se rencontraient.

Ferdinand eut un mot d’émotion. « Lorsqu’on aura un vrai chez-nous », fit-il, à propos de je ne sais quoi. Ce chez-nous voulait dire beaucoup. J’accorde même qu’il y avait une pointe de sentimentalité bébête. Pas au sens que vous l’entendez, parce que, si Ferdinand et Armandine se permettaient parfois la sentimentalité, c’était l’avarice qui humectait leurs yeux. Un chez-nous, ce n’était pas une maison où être heureux ensemble, c’était se voir enfin propriétaires, ne plus payer loyer. Une maison sans étage dans la banlieue la plus minable leur était ainsi appartement somptueux. Ils en seraient les maîtres, ce serait à eux. Toute sa vie, il faut avoir été à loyer pour tout, si l’on veut comprendre un tel sentiment.

Ma foi, lorsque Ferdinand s’écria : « Quand on aura un chez-nous », les yeux d’Armandine s’allumèrent, et elle se prit à rêver. Elle ne rêva pas longtemps. Vous saisissez que tous deux ne pensaient qu’à une seule chose, et ces deux timides avaient honte. Aussi peu habiles qu’ils étaient, n’avaient-ils pas raison de craindre quelque gaffe ?

La gaffe n’eut lieu ni le soir, et, parce qu’ils retardèrent de plus en plus le moment fatidique, ni la nuit. Mais, pour ne pas alarmer l’âme laurentienne, glissons.

Les voilà donc dans la chambre mise à la disposition de leurs ébats éventuels. La chambre était vaste, et le lit plus encore, où matelas et couvertures s’entassaient. C’était la chambre d’en haut. Elle sentait un peu la souris, le renfermé surtout. Du plafond, quelque chose de lourd oppressait. Ce n’est pas à Ferdinand, ni à Armandine qu’on aurait pu demander d’ouvrir les fenêtres. Bien assez que, dans le train, cette fenêtre ouverte leur eut donné un peu d’enrouement. Du reste, la gêne embarrassait leur gorge.

Seuls et porte close, ils n’osèrent se regarder. Enfin, prenant son courage à deux mains, Ferdinand enleva ses souliers, et, sans songer que c’était avec un mouchoir propre du matin, il se mit à les frotter et à les polir. À l’autre bout de la chambre, Armandine s’était agenouillée et mise en prières. Je vous ai dit qu’Armandine priait haut. La pudeur haussait encore le ton et, savait-il pourquoi ? Ferdinand, aussi gêné, avait envie de rire.

Armandine priait sa litanie, où toute la parentèle se déroulait, et Ferdinand, debout, n’osait pourtant se joindre à elle, qui, maintenant, était sa femme, puisque, bénis par le prêtre, ils étaient seuls dans la chambre où il se déchaussait. Tout à coup il ne sut quelle idée lui venait :

— Armandine !

Elle redressa la tête dans l’ombre, et il vit ses yeux de victime :

— Laissez-moi faire mes prières.

Il sentait déjà la tristesse monter, la tristesse quotidienne. Chaque soir, comme Armandine, il ne se couchait sans que la crainte des mauvais jours ne le submergeât, et, parfois, presque pour rien, bien qu’il la craignît plus qu’il ne craignait toute chose, parce qu’il n’avait presque rien devant lui, il songeait à la mort. Il n’avait plus de gêne : la tristesse l’emportait, et, les pieds dans ses grosses chaussettes, il marcha vers le lit, où, sous l’oreiller, il déposa son porte-monnaie. Il sentit que, dans ses prières, Armandine lui lançait une œillade furieuse : « Elle voudrait que mon argent, je le place sous son oreiller à elle, je suppose. »

Puis, sans plus tarder, gardant sa chemise, dont il n’avait détaché que le faux-col, Ferdinand s’enfouit dans les couvertures, la tête sous l’oreiller : c’était une de ses manies. Maintenant, il voulait tout oublier, ne plus penser à rien. C’est à peine s’il perçut que sa femme s’étendait, très éloignée, sur l’autre côté du lit.

Dormirent-ils ? Ils ne le surent jamais, ivres qu’ils étaient de gêne, de timidité et de mauvaise humeur.

Le matin, il ne bougea lorsqu’elle se leva. La chambre n’avait pas de persiennes et il faisait grand soleil. Quelques instants, il demeura immobile, puis à son tour se leva bravement, avec un peu de remords d’avoir été si peu hardi. D’un œil en dessous, il observait Armandine qui, le dos tourné, arrangeait quelque affaire. Il lui semblait qu’elle cousait. « Elle a pensé à apporter du fil et des aiguilles », songea-t-il, et, déjà, il était fier de sa femme.

Elle l’avait vu, et, d’un ton égal, mais l’œil sévère, elle dit :

— J’aime pas qu’on regarde ce que je fais.


Rabroué, il se rappela qu’il n’était pas habillé, et, vite, dépêcha. Il entendait Armandine, qui, tournant dans sa chambre, de sa voix de tous les jours, disait :

— Que c’est donc sale, ici, il faudrait un ménage, un vrai !

Cela lui donna de l’aplomb. Maintenant, il était habillé, et, pour la première fois, en ces heures troubles, il alla vers elle, les bras entrouverts. Un peu plus, il l’embrassait.

— Comment ! Avec ma robe neuve !

Ferdinand l’observait à la dérobée : elle a changé de robe, et cette robe neuve, il l’a voie souvent.

Sans plus tarder, Armandine et Ferdinand revinrent. Le voyage de noces n’avait durer que trente-six heures. On ne peut dire si cette nuit à la campagne leur avait appris la connaissance du bien et du mal. Ils étaient changés pourtant, et une brusquerie dans le ton avait remplacé la gêne de la veille. Lorsque Ferdinand demanda, d’une voix maussade « Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? », surprise par ce tutoiement, elle répondit : « Tiens ! le ménage, l’ordinaire ! » Une fierté lui montait des entrailles.

Il y avait quelque chose de changé. Sans doute, Armandine et Ferdinand restaient chastes comme des anges vieux garçons, mais Ferdinand fumait la pipe, maintenant, dont le tabac l’étouffait, et Armandine, avec amour, arrangeait les vêtements de son homme. C’était sa façon d’entrer en ménage : elle était propriétaire des vêtements de son mari, à qui cela déplaisait souverainement. Elle répétait, ne pouvant encore le tutoyer :

— Je vous dis qu’il y a un bouton qui manque.

Il était obligé de la quitter, d’aller faire un tour.

Pour Armandine, dans le petit logement qu’ils avaient fini par attraper (hélas ! ce n’était pas encore leur chez-eux), elle s’affairait, elle frottait, rangeait, s’esquintait, se tuait de fatigue, et, n’eut été une sourde humiliation qu’elle ne s’avouait pas, elle aurait été presque heureuse.

Les scènes n’en tardèrent pas moins à commencer. La première, ce fut au sujet du portrait. Elle feuilletait un album de photos, lorsqu’il vint familièrement au-dessus de son épaule :

— Qui, celle-là ?

— Vous me reconnaissez pas ?

Justement, elle était fière de ce portrait de jeune fille, pris chez Pelletier, elle était fière de l’unique photo qui l’avantageait.

— C’est pas bien ressemblant.

— Dis-le donc que tu me trouves laide !

Elle le tutoyait pour la première fois. C’était grave. Il l’oublia. Elle ne l’oublia pas.

Ce qu’il ne parvenait pas à lui pardonner, c’était les longues séances qu’elle passait aux cabinets. Armandine prenait grand soin de ses intestins, et les séances duraient au point de blesser Ferdinand, qui n’était pas si délicat. Néanmoins, il n’en souffla mot. D’autant que, chaque fois qu’il y avait une dispute, ce qui arrivait de plus en plus, elle prenait un air de victime.

Les querelles devenaient donc fréquentes. Un beau matin, par exemple, à propos de je ne sais quel nom :

— Ça prend un q, je te dis.

— Non, ça prend un que.

Il partit en brisant presque la porte.

S’il n’y avait eu que ça ! Il y avait les questions d’argent, et à son argent, comme à l’argent d’Armandine, réserve sacrée à tous deux, il n’aurait jamais voulu toucher. Son mince salaire ne suffisait pas. Comme elle disait, elle se rongeait les sangs.

— Il ne me donne pas de quoi vivre. Il cache son argent ou bien…

Elle pensait aux mauvaises femmes.

— Il se cache.

La prochaine fois, elle se promettait toujours de l’embrasser comme les autres, de le retenir. Elle ne pouvait, c’était plus fort qu’elle, la timidité et la pudeur la nouaient.

Ferdinand restait soucieux. Pour un timide, il y avait de quoi. Il venait de recevoir sa « taxe d’eau ». Il possédait un compte de banque, mais s’il y recourait, elle le saurait. Il fit mieux. Au moment qu’elle était au marché, il prit l’horloge grand-père, dans un accès subit de démence, et, aidé d’un gamin, à qui il recommanda de ne rien dire, il alla la vendre.

— Je ne suis toujours pas pour demander à mes amis.


Non, ça, jamais ! La taxe d’eau fut payée. L’horloge grand-père n’eut pas le temps de revenir, et Armandine le surprit en n’en parlant pas. C’est qu’elle avait son idée. La disparition de l’horloge avait sonné le dernier coup.

— Il dépense avec les mauvaises femmes. Il ne me donne pas ce qu’il me faut. On va se séparer et il me paiera une pension.

Elle était décidée d’aller voir un avocat, au risque d’entamer son compte de banque. Ça en valait la peine.

Car, décidément, ça allait de mal en pis. Et Ferdinand pouvait-il supporter cela, lui ? Il ne savait à quel saint se vouer, et le plus cocu des maris n’a jamais regretté son mariage autant que Ferdinand. Armandine lui parlait à peine. Un matin, l’imagination saugrenue lui vint d’acheter de l’iode et de forger un drame. Il plaça le flacon dans le garde-manger et appela Armandine :

— Regarde, Armandine, il y a du monde qui m’en veut. Ils ont voulu m’empoisonner. Ils sont venus ici.

Sans dire mot, Armandine s’empara de la bouteille et jeta le contenu dans l’évier. Selon son expression, Ferdinand ne savait où se mettre. Tout pieux qu’il se croyait, tout craintif qu’il fût, il rêvait au suicide. Cet homme qu’il connaissait, par exemple, et qui, un matin que, trop peu dégrisé pour affronter son travail, s’était empoisonné.

C’est à cette époque que Ferdinand se mit à sortir le soir. Il allait surtout chez un camarade plus riche, Fortunat. À ces visites, Fortunat se donnait l’illusion d’être un maître, en faisant faire ses commissions par Ferdinand, et l’autre se vengeait en égratignant le vernis des meubles, quand son ami tournait la tête.

On a chacun ses amis riches, et Armandine, quémandeuse et qui escomptait attraper des robes défraîchies, trois fois, alla chez des parents riches.

Il était temps qu’arrivât la séparation. La médiocrité de ce mariage blanc était trop parfaite, dans son ennui et ses querelles, pour qu’il ne prît fin. Ce fut encore un héritage qui en fut l’occasion, et d’un cousin encore.

Lorsque Ferdinand et Armandine se parlaient encore, il lui avait dit :

— Il faut pourtant que je me décide, que j’aille voir le vieux Bélisle. Il passe 84, et on sait jamais …

C’était l’automne, la fin de novembre. Il pleuvait une pluie froide. Ferdinand prit le train, vit le vieux, et, les mains vides, sans le lest d’une promesse, revint avec une pneumonie. Deux jours après, il était mort.

Armandine ne fut pas satisfaite du petit peu qu’il laissait ni d’être veuve sans avoir été mariée. Des mois durant, elle consulta avocat après notaire. Elle voulait sa vengeance et sa séparation de corps. La mort n’y faisait rien.