Le mariage de Josephte Précourt/01

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I. — L’HONORABLE LOUIS-HIPPOLYTE LA FONTAINE REÇOIT UNE VISITE


AU soir d’une belle journée de mai 1848, l’honorable Louis-Hippolyte La Fontaine, premier ministre du Canada, réintégrait, seul, sa maison, sise à Montréal, rue de l’Aqueduc, au faubourg Saint-Antoine. Il sortait d’une séance mouvementée du parlement. Très las, sa taille, un peu au-dessus de la moyenne, se courbait. Ses yeux noirs, graves et doux, regardaient sans voir autour de lui. Son front large se barrait de plis. La lutte demeurait toujours vive au parlement de Sa Majesté Britannique, dont il dirigeait les destinées, de concert avec son fidèle ami, Robert Baldwin. Les tories ne cessaient de grimacer et de protester dès qu’il s’agissait de rendre justice à l’élément français du pays. Qu’importe ! la victoire, quoique tardive, sonnerait bientôt. Il obtiendrait cette amnistie générale des prisonniers politiques de 1837 et 1838. En outre, les Canadiens du Bas-Canada, qui avaient souffert dans leurs biens durant ces années de trouble, se verraient indemniser par l’État, tout comme l’avaient été ceux du Haut-Canada. Oui, ceux de sa race pouvaient avoir confiance, il vaincrait, sinon durant cette session, certainement durant la prochaine. Et puis, ce gouvernement responsable, il en verrait plus que la possibilité au Canada, il en hâterait l’aurore. Malgré la lenteur voulue de sa marche, il aperçut vite devant lui la haute clôture qui entourait sa propriété. Par une petite porte latérale assez basse, il y pénétra. Un verger plein de fraîcheur et de silence apparut. Il servait d’avenue à la maison. Il le parcourut du même pas fatigué, sans hâte. Mais, en levant tout à coup les yeux sur les fenêtres de sa demeure, il vit sa femme. Elle semblait guetter sa venue avec impatience. Le ministre se redressa aussitôt. Il effaça toutes traces de soucis. Il se pressa. Après tout, il avait besoin d’une détente, d’oublier un peu ses préoccupations d’homme d’État. Le cadre familial où il allait pénétrer, — où il n’y avait pas d’enfant, cependant, — lui procurerait ce repos, cette paix, où il renouvellerait ses énergies.

Il entra. Sa femme accourut, un doigt sur les lèvres. Elle le prévint que le Dr  Wolfred Nelson l’attendait, depuis une demi-heure, au moins. Il s’était installé dans la bibliothèque avec un compagnon, un tout jeune homme de fort bonne mine, un peu américain d’allures.

— Ah ! un jeune homme de bonne mine, Adèle ? Tant mieux. Car nous garderons ces visiteurs à dîner, n’est-ce pas ? Il est près de six heures. J’ai retardé. Pardonne-moi. Cette marche solitaire que j’ai désirée avant d’entrer et qui a vexé mes amis, m’offrant ou leur compagnie, ou leur voiture, m’a fait du bien. Mais, tu fronces les sourcils…

— Mon ami, le menu est modeste, ce soir… Une des bonnes est absente.

— Bah ! Nelson n’est plus à l’âge d’être exigeant. C’est vrai qu’il y a le jeune homme de bonne mine. Et La Fontaine, qui souriait toujours, rajusta sa cravate, essuya son lorgnon, tandis que sa femme, avec un petit balai soyeux, le débarrassait de la poussière de la route.

— Mon ami, tu dois être très fatigué comme tu le dis, reprit sa femme.

— Hein ? Pourquoi dis-tu cela. Adèle ?

— Tu me taquines. En outre, tu souris plus que les circonstances ne l’exigent.

— Oh ! les femmes, leur perspicacité n’est jamais en défaut. Allons, allons, malgré tout, mon amie, va mettre deux couverts de plus pour me faire plaisir. À la fortune du pot ! Même chez un ministre canadien… Où est Jean ?

— Ton serviteur avait une course urgente à faire auprès du cousin Amable Berthelot. Tu l’ignorais ?

— Je l’avais oublié. Il sera vite de retour alors. À tantôt, Adèle.

La Fontaine ouvrit sans bruit la porte de la bibliothèque, en avant, à gauche du large corridor d’entrée. Ses visiteurs, penchés en ce moment sur un livre, au fond de la grande pièce, ne l’entendirent pas. Il en profita pour jeter un coup d’œil sur eux. Son regard glissa d’abord rapidement sur le Dr  Nelson, sur sa haute taille, à l’allure toujours martiale, sur ses cheveux gris que ses cinquante-six ans seuls justifiaient. Ils mettaient cependant un peu de douceur, d’apaisement autour de cette figure d’aigle. Le compagnon de Nelson était également grand, très mince et semblait compter vingt ans à peine. Quoique bien pauvrement vêtu, il ne manquait pas d’une certaine élégance dans l’attitude. Son front élevé dénotait une rare fermeté, détail qui surprit le ministre chez un homme aussi jeune. Il s’avoua ne l’avoir jamais vu, ni rencontré, où que ce fut. Il avait la mémoire des figures pourtant.


— Cher M. La Fontaine, dit le Dr Woldred Nelson, voici Michel Des Rivières Authier

Nelson eut soudain un regard vers la pendule qui sonnait six heures. Il aperçut le ministre. La main tendue, il s’empressa :

— M. le premier, je vous salue. Je vous prie tout de suite de me pardonner mon intrusion… à cette heure… Mais j’espérais…

— Oui, mon cher Nelson, je suis en retard. Ne vous excusez plus. Et ce jeune homme ?

— J’ai l’honneur de vous présenter, mon cher ministre, un jeune avocat, arrivé depuis peu des États-Unis, le protégé de notre pauvre Rodolphe Des Rivières, décédé l’an dernier à New-York, et dont il est un petit parent. Voici donc Michel Des Rivières Authier, cher M. La Fontaine.

— Vous êtes le bienvenu sous mon toit, Monsieur, fit courtoisement La Fontaine, en lui pressant la main. Mais… prenez des sièges, je vous en prie…

— Non, non, nous allons remettre l’entrevue, protesta Nelson. Voyez l’heure, M. le premier.

— Comme je suis responsable du contretemps. répliqua La Fontaine, ayant fait avec plaisir l’école buissonnière, je vais réparer. Je vous garde tous deux à dîner… Non, non, je n’accepte aucun refus… D’ailleurs, par extraordinaire, nous serons seuls, ma femme et moi, à table… Bien… Prenons un apéritif… À la santé de lord Elgin, notre gouverneur, de plus en plus sympathique à toutes nos causes !

À table, l’entrain se maintint, grâce à la faconde du Dr  Nelson. Un excellent bordeaux qu’on servit avec le roast beef aux petits pois remit un peu d’aplomb dans l’attitude intimidée de Michel Des Rivières Authier, que Madame La Fontaine, très discrètement, questionnait un peu.

— Ainsi, remarqua-t-elle, vous avez été élevé au Canada ?

— Oui Madame ; orphelin très tôt, je demeurai d’abord près du curé Chartier de Saint-Benoît. Puis, je vins à Saint-Charles du Richelieu et m’occupai de faire les messages du Dr  Duvert. Mais un matin… et les grands yeux noirs du jeune homme s’adoucirent, s’émurent, je fus mis en présence d’un patriote… comme je n’en avais jamais vu, comme je n’en verrai jamais plus, peut-être…

— Oui, fit Nelson, lentement, cet Olivier Précourt, du village de Saint-Denis-sur-Richelieu, dont vous évoquez le souvenir, jeune homme, ne ressemblait à nul autre… Riche, distingué, d’un caractère noble, quoique trop entier, il ne pouvait que fasciner l’enfant que vous étiez alors…

— Il fut mon bienfaiteur, voyez-vous, et avec quelle grâce fastueuse, inoubliable !… Oh ! pardon, quand je reviens à cette époque de ma jeunesse… je perds… contenance… je mets… une véhémence… Pardon !

— Bien, bien, mon jeune ami, fit La Fontaine avec indulgence, ne craignez pas qu’on vous reproche d’être reconnaissant…

— C’est un culte que je rendais à M. Précourt… un culte presque idolâtre, reprit plus bas le jeune homme.

— Mais je me souviens, dit pensivement La Fontaine, d’avoir vu cet ardent patriote, un jour, à mon bureau… Oui, oui, je le revois, très grand, des yeux immenses, pleins de feu… et avec cela, un goût pour l’héroïsme immédiat à tout prix… Il y mettait une sorte de frénésie… de furia francese

— Il fut blessé à Saint-Denis, puis emprisonné bientôt, précisa Nelson devenant soudain sombre. Quel temps d’holocaustes !

— Son mariage fut romanesque au possible ? s’exclama tout à coup Madame La Fontaine, afin de faire diversion.

— Madame Olivier Précourt, ajouta Nelson, était la fille de l’irascible Octave Perrault, vous vous souvenez mon cher ministre. Elle fut fidèle au souvenir de Précourt. Elle est veuve depuis dix ans pour le moins. Vous la connaissez, Madame, cette jeune femme ?

— Certes, Mathilde Précourt est pour moi une amie. Je la vois rarement. Elle vit retirée, toute à ses souvenirs. Mais, je crois que cela va bientôt changer.

— Ah ! demanda La Fontaine : elle se remarie ?

— Non, non, mon ami, reprit sa femme avec vivacité. Elle n’aimera jamais que celui qu’elle pleure… Cela se peut, voyons, une pareille fidélité. On dirait que tu en doutes. Et vous aussi Docteur ! vous vous trompez pourtant.

— Comment donc ! firent d’un commun accord La Fontaine et Nelson en riant. Tous deux semblaient heureux du mot de Madame La Fontaine. Il amenait une détente au milieu de ces sombres réminiscences.

— Madame, demanda bientôt Nelson, quel serait donc ce changement qui modifierait la vie de la jolie veuve Précourt ? Vous aiguisez ma curiosité.

— La mienne aussi, Adèle, déclara narquoisement La Fontaine.

Michel Authier ne soufflait mot ; mais un observateur aurait remarqué son trouble. Car nous avons bien en ce jeune homme de vingt-deux ans, le petit Michel de jadis, celui que la promesse faite un jour à son protecteur mourant, Olivier Précourt, avait attiré aux États-Unis, auprès de cet autre courageux et débonnaire patriote, Rodolphe Des Rivières. Il avait constamment vécu auprès de ce parent, même après le mariage de celui-ci avec une Américaine fortunée de New-York. Ses études s’étaient poursuivies dans les collèges américains ; puis, après avoir obtenu le grade de bachelier en droit, il s’était préparé à exercer sa profession dans la grande ville américaine, sous l’œil complaisant de Rodolphe Des Rivières. Hélas ! la maladie emportait bientôt dans la tombe son protecteur. Sur son lit de mort, celui-ci adjurait Michel d’ajouter à son nom celui de sa mère, le sien par conséquent. Puis il retournerait au Canada, n’est-ce pas ? Un bel avenir l’y attendait. Peut-être y vivrait-il de nouveau dans l’atmosphère de son ancienne petite amie Josephte ? Michel mettrait bien un jour sa fierté dans sa poche et laisserait parler son cœur… « Oui, avait conclu avec peine son parent, tu feras amende honorable, Michel… car c’est toi qui as cessé toutes relations avec cette compagne de ton enfance… Ces prétextes que tu es un inconnu, un orphelin élevé par deux bienfaiteurs trop charitables, que tu es pauvre, sans brillant avenir… tomberont, va, sous le regard affectueux d’une belle enfant de dix-huit ans… Crois-moi, Michel, retourne au Canada… Tiens, je vais écrire deux lettres… brèves, hélas ! à des amis de Montréal… à ton sujet… à Nelson, d’abord… puis à ce brave ami de Saint-Antoine, Georges-Étienne Cartier… L’un ou l’autre t’accordera bien quelque protection et te présentera dans un bureau d’avocat… Promets que tu m’obéiras en tous points, Michel… Promets ! » Et Michel avait promis à son parent, Rodolphe Des Rivières, comme il avait promis jadis à Olivier Précourt. Oui, il porterait désormais le nom Des Rivières Authier… oui, il retournerait vivre et exercer sa profession au Canada… Quant à Josephte… oh ! qu’y pouvait-il vraiment, maintenant ? Et Michel qui avait baissé la tête avait senti se poser sur son épaule la main encourageante de Rodolphe Des Rivières… « Il n’est pas défendu d’espérer les plus douces choses, en ce domaine, va, mon enfant… Seulement, ne ferme pas sans recours la porte de ton cœur, gare à ta vilaine obstination naturelle… cher enfant ! » Michel réentendait souvent ces mots suprêmes de son parent… Et, en ce moment, alors qu’on prononçait pour la première fois, devant lui, depuis quinze jours qu’il était à Montréal, le nom des Précourt, qu’on devisait de leur situation familiale présente, ces souvenirs lui revenaient plus vifs encore à la mémoire. Son cœur se mit à battre. Il écouta en maîtrisant avec peine sa fièvre de savoir. Josephte, sa petite Josephte, qu’était-elle devenue ?

— Écoutez, Docteur, déclara Madame La Fontaine en souriant, je ne puis croire que vous ne sachiez pas encore ce que c’est que d’avoir une jolie fille à produire dans le monde, ce qui est le cas de Mathilde Précourt. Mon mari et moi, passe encore… Nous n’avons point d’enfant et en avons assez de chagrin d’ailleurs. Mais vous !

— Ah ! ce n’est que cela, s’exclama joyeusement le docteur Nelson… Mais cela fera du bien à la jeune belle-mère tout autant qu’à la jeune fille de prendre part aux joies permises de ce monde… Foi de médecin, j’appelle ce changement pour les deux.

— Quel âge a cette jeune sœur d’Olivier Précourt ? demanda La Fontaine, un peu distraitement.

— Dix-neuf ans à peine. Elle est jolie, plus que jolie même… quoique d’une réserve, un peu hautaine, parfois… Mais aussi elle est très entourée… Chacun sait qu’elle aura de la fortune… En certains milieux, on ne l’appelle plus que : la belle et riche Josephte Précourt.

— Ah ! fit Nelson, je croyais les Précourt à peu près ruinés, depuis la guerre…

— Non, répliqua vivement Madame La Fontaine, grâce à la bonne gestion de Mathilde, deux fermes des Précourt ont pu être sauvées du naufrage et valent leur pesant d’or aujourd’hui… Puis, Mathilde n’est pas sans biens personnels… Josephte en héritera un jour… En ce moment, toutes deux habitent Saint-Denis, dans la vieille maison familiale… l’hiver, elles occupent le vieux logement des Perrault, rue Notre-Dame… On y ouvrira enfin le grand salon à l’automne…

— Ah bien, nous voilà renseignés au delà de nos désirs, ma chère Adèle, dit La Fontaine.

Si nous passions maintenant dans la bibliothèque, car je suppose, Nelson, que vous avez à me parler… Puis il nous faudra retourner siéger au Parlement… mon cher député du Richelieu.

— Vous m’excuserez pour ma part, fit Madame La Fontaine, qui se levait de table et prenait congé de ses hôtes. D’autres devoirs que la politique m’appellent moi aussi.

— Eh bien, Nelson, demandait La Fontaine, quelques instants plus tard, quels services attendez-vous de moi ? De quoi s’agit-il ?

— Mon cher ministre, répondit avec empressement celui-ci, vous devinez bien qu’il va être question de mon jeune compagnon, du protégé de Précourt et de Des Rivières.

— Il ne faut pas être grand clerc pour soupçonner cela.

— Ah ! ah ! ah ! s’exclama Nelson, vous avez le mot, M. le premier ministre, quoique ce ne soit pas d’un grand clerc que je vous parlerai, figurez-vous, mais d’un petit. Le bureau de votre ex-associé, Berthelot, en a besoin d’un paraît-il. C’est vrai ?

— C’est vrai. Mais pourquoi ne pas vous entendre avec lui ?

— Évidemment, la chose paraît tout indiquée. Mais je voulais d’abord votre recommandation en plus de celles que je lui apporterai demain. Tenez, je puis vous laisser le mot fort touchant que mon ancien camarade d’armes et d’exil, Des Rivières, m’a écrit au sujet de son protégé. Et puis, Michel est avocat, mais la loi aux États-Unis diffère en tous points de la nôtre, en ce qui regarde l’exercice de cette profession. Il y aura beaucoup de formalités à remplir avant que Michel Des Rivières Authier, ici présent, puisse plaider dans nos cours. C’est pour cela que je sollicite, en attendant le règlement de la question, cette situation de clerc dans l’étude de Maître Amable Berthelot, votre associé d’hier et votre ami.

— Je n’y vois pas d’objection pour ma part. Le cousin Amable, ma femme est une Berthelot, vous le savez, Nelson, dînera avec nous, demain. Je lui recommanderai chaudement notre jeune invité de ce soir. Mais, jeune homme, ajouta La Fontaine, en se tournant vers Michel, je ne crois pas que vous puissiez gagner grand’chose chez mon ami. Le bureau est excellent mais l’or n’y ruisselle pas. Et puis, un poste de jeune clerc, n’est-ce pas…

— Monsieur, déclara Michel, j’accepterai ce qu’on voudra bien me donner. Grâce au legs de M. Précourt, qui est demeuré intouché à la banque, depuis sa mort, je puis vivre modestement, c’est vrai, mais sans trop de privations. D’ailleurs…

— D’ailleurs ? Allez, allez, jeune homme.

— M. le premier, avant d’exercer ma profession, je désirerais, voyez-vous, me familiariser avec le droit canadien, en général, avec les lois françaises, s’entend, et en outre avec le droit constitutionnel anglais. Or, comme le bureau de M. Berthelot était le vôtre, hier encore, j’ai trouvé inespérée cette situation de clerc qui me rapprocherait un peu de vous et de votre grande science juridique. Oh ! tout en sachant garder ma place… Et Michel, en rougissant, baissa la tête sous le regard étincelant et surpris de l’homme d’État.

— Vous voyez, monsieur le ministre, interrompit le Dr  Nelson en riant, que ce jeune homme ne manque ni d’ambition, ni de franchise. La lumière de votre science l’attire, rien que cela. Ce sera comme le rayonnement de la lampe attirant le papillon… Mais il ne se brûlera pas les ailes, je vous le garantis. Je le connais. Depuis une semaine qu’il me talonne et m’expose ses projets. Laissez-le donc occuper cette très modeste situation, comme vous dites, mais dont il tirera un réel profit d’après moi.

La figure de La Fontaine se détendit enfin. Il sourit et se tourna tout à fait, l’air paternel, vers Michel, qui restait, lui, au contraire tout saisi d’avoir eu cette audace d’approcher de celui qu’il considérait comme le plus grand Canadien du jour et de lui parler.

— Alors, vraiment, mon enfant, dit le ministre avec bonté, toutes ces questions de droit parlementaire semblent mériter l’attention de vos vingt ans.

— J’aurai vingt-trois ans à l’automne, M. le premier.

— Bien, bien. Je ne refuse pas de vous aider, certainement, et si vous convenez à mon ami Berthelot…

— Oh ! merci, M. le premier. Votre bonté me rend très heureux.

— M. le ministre, c’est-à-dire que ce petit doit être au septième ciel, en ce moment… Je crois qu’il romprait partout des lances en votre honneur… Qu’on ne s’avise pas de toucher à un seul de vos cheveux.

— Personne, en effet, ne toucherait à M. le premier, en ma présence, murmura avec ferveur Michel… Et aux États-Unis, on apprend à s’y connaître aussi bien en pugilat qu’au tir…

— Cet enfant est un sportsman… un vrai… dit Nelson. Bravo ! Il frappait amicalement sur l’épaule de Michel. Alors, continua-t-il en s’adressant de nouveau à La Fontaine, le protégé des vaillants patriotes Précourt et Des Rivières peut compter sur une lettre de recommandation de votre part ?

— J’ai promis de parler de M. Des Rivières Authier à mon ami Berthelot, dès demain. Ce sera mieux qu’une lettre, il me semble, Nelson.

— Sans aucun doute.

— Mais j’y pense, reprit encore La Fontaine, le jeune député de Verchères, Georges-Étienne Cartier se cherche, lui, non un clerc, mais un remplaçant, ou plutôt, il voudrait trouver un tout jeune avocat peu exigeant en fait d’émoluments, qui voudrait aider au bureau, à son frère Como. Il ne peut plus guère fréquenter son étude, vous le comprenez, durant la session. La clientèle se plaint ou quitte. Est-ce que votre petit protégé ne devrait pas frapper là aussi. La rémunération de services sera tout de même plus forte qu’à mon bureau d’hier.

— M. le premier, nous connaissons cette demande des frères Cartier. D’ailleurs, Des Rivières recommande Michel à la fois à Georges-Étienne Cartier et à moi. Mais voilà…

— Qu’y a-t-il ?

— Michel, répondez vous-même, dit Nelson, en se levant pour prendre congé. Huit heures sonnaient.

— M. le premier, fit le jeune homme avec un enthousiasme à peine contenu, rien ne vaut pour moi l’étude où vous paraissez encore assez souvent, m’a-t-on dit.

— Alors, remarqua en souriant La Fontaine, c’est moi qui fais tort à vos intérêts matériels. Je me souviendrai de cela.

— Oh ! M. le premier, j’y gagne au centuple à tant d’autres points de vue…

— Mais Cartier, mon enfant, insista l’homme d’État, souriant toujours et cette fois non sans malice, a épousé l’an dernier une petite cousine de Madame Olivier Précourt, car la mère de celle-ci, Madame Édouard Raymond, est une Perrault, vous ne le saviez peut-être pas… Alors, cela ne vous fera pas changer d’avis ce rapprochement des amis de votre enfance, dit-il en regardant bien attentivement cette fois, le jeune homme, qu’il voyait se troubler un peu.

— Je n’ai plus de relations suivies… avec la famille Précourt, dit enfin, les yeux bas, la voix moins sûre, le pauvre Michel. Un orphelin, pauvre comme je le suis, et qui n’a pas le moindre avenir brillant à espérer, doit savoir rester dans l’ombre… même s’il en souffre, acheva-t-il courageusement et en levant la tête.

— Parfait, alors, jeune homme. Faites à votre guise. Nelson, je vous reverrai tout à l’heure à la Chambre ? Au revoir, au revoir, Messieurs.