Le mariage de Josephte Précourt/02

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II. LA VISITE DE MICHEL À SAINT-DENIS-SUR-RICHELIEU


Depuis une semaine, Michel faisait partie du bureau de Maître Amable Berthelot. Il se sentait satisfait, presque heureux. Le parent et l’ami de La Fontaine comptait une dizaine d’années de plus que Michel. Il était célibataire, mais Michel se doutait que rien n’était moins définitif que cet état civil. Il avait surpris son patron, à la fenêtre, un jour, occupé à suivre des yeux une jolie jeune fille qui l’avait salué en rougissant beaucoup… Et l’après-midi suivant, il avait rencontré cette même jeune fille marchant à côté de son patron qui ne le vit même pas, tellement il s’absorbait dans la conversation tenue avec elle. Et Michel en avait tiré des conclusions. Pauvre Michel ! À voir de si près des amoureux le faisait bien un peu soupirer. Il songeait, alors, comme il eut été bon de revoir Josephte « que l’on disait belle », charmante, quoique assez hautaine et fort réservée. Michel hochait la tête en souriant. Il comprenait mieux sa petite amie de jadis. Il se rappelait la figure fermée qu’offrait Josephte, lorsque jadis quelqu’un lui déplaisait. Elle se défendait de cette façon contre les importuns. Non, elle ne devait pas avoir changé, la mignonne petite sœur d’Olivier… Quand donc, oh ! quand donc pourrait-il l’apercevoir, fut-ce de loin ? Puis, Michel s’en voulait de ce désir. À quoi bon se rapprocher de celle qui resterait pour lui l’inaccessible ?… Josephte Précourt, la riche et charmante héritière n’aurait que faire vraiment du pauvre petit clerc qu’il était. Toujours bonne, elle s’efforcerait de cacher son embarras mais elle ne se sentirait pas moins gênée d’avoir à présenter à de brillants amis, cette ancienne et humble connaissance. Non, mieux valait pour Michel s’en tenir au mutisme qu’il gardait depuis maintenant trois ans. Mieux valait l’éloignement complet.

Cependant, Michel se reprochait chaque jour de ne pas être encore allé visiter le tombeau d’Olivier Précourt, à Saint-Denis. Même s’il craignait d’être reconnu, même si les circonstances le mettaient en présence de Josephte, ou de sa belle-sœur, la femme tant aimée d’Olivier, il fallait y aller, il fallait remplir ce pieux devoir du souvenir reconnaissant. Un samedi matin, entendant le premier coup de sifflet du bateau qui se mettait en route pour Saint-Denis, il n’y tint plus. Il courut obtenir un congé de M. Berthelot, demandant à s’absenter jusqu’à lundi après-midi seulement. M. Berthelot avait tout accordé et mis même dans la main de son nouveau clerc, si laborieux, une petite enveloppe avec ses premiers et minces émoluments. Michel avait couru alors à sa pension, située tout près, et avisé de son départ la grosse dame sans façon qui le logeait ; puis, toujours au pas de course, il avait sauté dans le bateau, au moment même où l’on retirait l’embarcadère. Il monta sur le pont et se retira à l’écart. Il voulait s’assurer qu’aucune personne de sa connaissance ne se trouvait à bord, ou du moins, il voulait savoir quelles seraient ces personnes… Ses craintes furent vaines… Nulle figure d’autrefois ne passa près de lui. Le capitaine même lui était inconnu. On le regardait au passage, avec sympathie. S’il s’y fut prêté le moindrement, la conversation se serait engagé entre lui et ses voisins, de braves cultivateurs, accompagnés de leur femme et de mioches aux belles joues roses.


Sur le bateau, en route pour Saint-Denis, Michel préféra la solitude afin de mieux faire revivre ses souvenirs.

Michel préféra la solitude afin de mieux faire revivre ses souvenirs. Le vent s’éleva assez violent dans l’après-midi. Il ne permit de débarquer à l’île Madère, près de Saint-Denis, que fort tard dans la soirée. Ce contretemps enchanta Michel. Cela rendait facile l’incognito qu’il voulait garder à tout prix. Il ne ferait exception, à ce sujet, que pour M. le curé Demers, qui garderait certes son secret dès qu’il le lui demanderait. Une heure avant de descendre à terre, Michel vint trouver le capitaine et le pria de lui indiquer une auberge quelconque, où il pourrait passer la nuit, à Saint-Denis de préférence et au village. Celui-ci, surpris, toisa Michel durant quelques instants. Puis, rassuré, il lui nomma l’endroit où lui-même se retirait. On y prendra bien un nouveau pensionnaire pour deux nuits, car, sans doute, le jeune homme, inconnu dans la place, souhaiterait retourner à Montréal dès que le bateau en reprendrait la route, c’est-à-dire dès trois heures et demie du matin, dans la nuit de dimanche. Tout marchait donc au gré des désirs de Michel. Dans le brouhaha de l’arrivée, à la lueur des lanternes qu’on balançait un peu partout, Michel examinait avec attention chaque figure qui en recevait la lumière. Il en reconnut une ou deux, peut-être, mais si vieillie, si triste, et tout à fait indifférente à ce qui se passait de nouveau autour du bateau. Que de changements s’étaient donc opérés depuis les dix dernières et affolantes années ! Les anciens étaient morts pour la plupart, d’autres avaient tenté fortune ailleurs. Michel soupira. Comme son arrivée eut été autre si sa petite amie Josephte eut accouru au devant de lui… Il tressaillit tout à coup. Un homme robuste, court, à la voix forte, demandait à un employé qui marchait non loin de lui : « Hé ! Monsieur, y avait-il des paquets et des boîtes, à bord, à l’adresse de Madame Olivier Précourt, de Saint-Denis ? — Oui, oui, répondit celui-ci, mais hâtez-vous pour les réclamer. Le capitaine n’est pas d’humeur accommodante, ce soir. Le vent souffle en tempête ailleurs que dans le ciel. » Michel s’approcha du serviteur des Précourt.

— Voulez-vous de mon aide ? Vous êtes seul ?

— Oui, mon jeune, tout seul. Et dans l’embarras. Ce capitaine est terrible quand on arrive en retard.

— Suivez-moi. Je vais tâcher de l’amadouer. Vous avez une voiture ?

— Oui, oui, mais là, pas si vite… ça n’est pas l’heure de courir, et puis tous ces ballots qui encombrent la place… Tiens, écoutez le capitaine. Quelle voix bourrue ! Mais que dit-il ?

L’officier, en effet, recommandait à ses matelots de tout débarquer le bagage. Tans pis pour les retardataires ! Ils se débrouilleraient demain comme ils le pourraient.

— Vous voyez, se lamenta le serviteur, à Michel, ce qui m’arrive. Comment m’y reconnaître au milieu de toutes ces boîtes ?

— Attendez-moi ici. Je ferai face au capitaine, moi, il ne m’effraie aucunement. Je ferai route avec lui tout à l’heure, nous pensionnerons au même endroit.

— Vous êtes bien bon, mon jeune. Allez, allez et merci bien.

Michel revint bientôt et rassura le pauvre homme. Les paquets et boîtes de Madame Précourt avaient été soigneusement mis à part et on n’avait qu’à les prendre ou ce soir ou demain.

— Ce soir, ce soir, cria le serviteur. Si vous croyez que Mlle Josephte me pardonnera de retarder jusqu’à demain.

— Elle est terrible, Mlle Josephte ? demanda Michel, doucement, lentement, afin de dominer l’émotion qui perçait dans sa voix.

— Terrible ! Non, monsieur. Mais quand elle sourit et vous dit, ses beaux yeux bleus sur vous : « Merci, Antoine, vous êtes toujours la perle des serviteurs ! » je vous assure, mon jeune, qu’on en a envie de faire bien davantage.

— Elle est jeune, Mademoiselle Josephte ?

— Jeune ? Mais dites donc, monsieur, d’où sortez-vous ? Des États, peut-être, à votre parler… Car, sans cela, vous sauriez que Mlle Josephte Précourt, c’est le plus beau brin de fille de vingt ans qu’on puisse voir dans le Richelieu.

— Vous êtes enthousiaste.

— Comment ?

— Rien, rien, mon ami… Bien, voilà que vous avez votre compte, je crois.

— Pour Mlle Josephte, oui. Mais il y a ses invités qui attendent quelque chose eux aussi. C’est adressé aux soins de Madame Olivier Précourt à ce qu’on m’a dit. Il y en a pour un monsieur et deux demoiselles.

— Oui ? Ce monsieur… est jeune ? ne put s’empêcher de demander le pauvre Michel.

— Comme vous, à peu près. L’âge des cavaliers, ah ! ah ! ah ! La demoiselle en compte encore et encore, je vous en garantis. Je suppose que vous aimeriez peut-être à vous mettre sur les rangs ? Bien, je vous en souhaite.

— Pas du tout… Les jeunes filles trop entourées me font peur… Alors mon brave homme, je vous quitte ? Tout est rangé dans votre voiture ? Voyez, le capitaine me fait signe.

— Allez, allez, et soyez bien remercié pour votre bonté, monsieur. C’est beau à votre âge d’être si obligeant pour…

Le reste de la phrase se perdit, Michel s’empressait de rejoindre le capitaine. Il pestait en lui-même précisément contre cette obligeance qu’on vantait et qui venait de lui faire commettre une imprudence, il n’y avait pas à dire. Ah ! il s’y entendait bien vraiment à faire le mystérieux ! Il se rassura néanmoins. Demain, étant un dimanche, il irait à la première messe, trop matinale pour que s’y rendent les personnes qui habitaient loin du village. Puis, sa visite au tombeau se ferait à l’heure du dîner. Aussitôt après, il se rendrait au presbytère causer avec M. le curé. Il s’éclipserait ensuite jusqu’à la nuit. À trois heures du matin, il serait en route pour Montréal… Oui, tout était bien tracé comme programme et l’envelopperait suffisamment de silence et d’ombre. Mais comme le cœur de Michel se sentait triste, triste à mourir, à cause de toutes ces précautions qu’il prenait pour ne pas revoir Josephte. Quelle misère !… Il fuyait la Josephte de son enfance, de son enfance si tragique, dure et qui eût été sans soleil sans l’affection vive, ardente, de la petite fille aux yeux bleus qui mettait sans cesse avec tant de confiance émouvante, sa main dans la sienne. L’oublier ? Oublier Josephte ? Jamais, il ne le pourrait. Il ne le voulait pas, du reste… Seulement, il comprenait quelle distance les cruelles contingences sociales mettaient aujourd’hui entre Michel Des Rivières Authier, pauvre petit inconnu et la « belle et riche héritière, Mademoiselle Josephte Précourt. » Mais peut-être même déjà le cœur de Josephte avait-il parlé ?… « Les prétendants abondent autour d’elle » venait de lui apprendre son brave serviteur. « Oh ! Josephte, Josephte ! gémissait tout bas Michel, tandis qu’il suivait en silence le capitaine, à travers le village endormi de Saint-Denis-sur-Richelieu, ma petite Josephte, comme je t’aime toujours, quoi que je fasse !… Et toi ? Toi, Josephte ? »

LE lendemain, dimanche, un soleil brillant se leva sur le village de Saint-Denis. Michel sauta du lit de bonne heure. Un moment, le front contre la vitre, il contempla la campagne, si fraîche à cette heure matinale, chargée de parfums, et qui s’ornait tout près de pommiers en fleurs. Le mois de mai se maintenait radieux, éclatant de couleurs, frémissant de brises tièdes, en cette année 1848. Le jeune homme soupira. La féerie du printemps n’habitait pas son cœur. Qu’était-il venu chercher en ce coin du Richelieu qui lui serait toujours cher ? Des souvenirs poignants, l’image inoubliable d’un protecteur à jamais disparu. La fière silhouette du patriote-martyr, Olivier Précourt, le hantait, vraiment, depuis la veille. En rêve même, il l’avait revu. Un moment, sa taille élégante s’était inclinée vers lui. Ses lèvres, qui ne faisaient pourtant entendre aucun son, murmuraient : « Michel, où est ma petite Josephte ? Tu l’as donc oubliée ? Michel, retrouve-la… Mais hâte-toi, Michel, hâte-toi ! »

Oublier Josephte ! se répétait en cet instant le jeune homme, les yeux assombris. Il ne le pouvait, le voulût-il. L’ombre d’Olivier Précourt pouvait dormir en paix. Elle restait pour lui la fillette tendrement aimée de son enfance, sinon l’idéale jeune fille dont on rêve, qu’on regarde émerveillé, puis soudain intimidé. La grâce et la beauté de la petite fille de jadis n’avaient fait que grandir, sans doute. Durant les dix années d’absence de Michel, la métamorphose s’était produite. Il la reconnaîtrait pour sûr sa Josephte, mais en la revoyant quelle mystérieuse inconnue, il aurait en même temps devant lui. En outre, l’état de fortune de la jeune fille lui permettait de s’entourer d’un cadre affiné, qui donnerait pleine valeur aux dons nombreux dont le ciel l’avait gratifiée. Car Michel, peu d’années auparavant, avait appris que les débris de fortune laissés par Olivier Précourt à sa jeune veuve et à sa sœur Josephte s’étaient quintuplés grâce à la gestion habile de Mathilde Perrault-Précourt, longtemps inconsolable et atterrée, mais qui avait enfin réagi et trouvé dans l’activité extérieure une diversion à sa peine cuisante. De plus, Marie, la sœur aînée de Josephte, fort bien mariée aux États-Unis, mourait toute jeune, sans laisser d’enfants. Dans son testament, elle constituait la petite sœur demeurée au village de Saint-Denis son unique héritière. Jamais Michel ne pourrait oublier l’état lamentable de son cœur, le désarroi de son esprit, en ce jour déjà lointain où le cousin Rodolphe Des Rivières lui communiquait ses nouvelles, Josephte, sa petite Josephte, si facilement désemparée, craintive, un peu distante, et qui ne voulait mettre sa confiance qu’en lui, autrefois, est-ce que cela ne la changerait pas totalement, cet appoint, néfaste souvent, de la richesse et du rang dans le monde ? Hélas ! Michel fut tout de suite convaincu qu’une situation différente était la leur, maintenant, à tous deux. Elle donnerait le ton à leurs relations. Et peu à peu, Michel s’était appliqué à croire Josephte inaccessible pour lui. Conformément à ces idées, il espaça les courriers pour le Canada, il écourta ses lettres, diminua les confidences. Enfin, un jour, et le cœur de Michel se serra à ce moment, Josephte n’avait plus voulu répondre à ses lettres. Le jeune homme comprenait la vexation profonde de sa petite amie. Perspicace, elle s’était rendu compte que les sentiments de Michel n’étaient plus les mêmes à son égard. Seulement, comme elle se méprenait sur la cause véritable du changement ! Pourquoi, raisonnait Michel, ne se dit-elle pas que l’affection de grand frère que je lui avais vouée, que j’ai toujours certes,… du moins, il me semble que ce sentiment devient peu à peu impossible à manifester. Qui le comprendrait entre la belle et riche Josephte Précourt, et le piteux inconnu, protégé jadis par les Précourt, Michel Authier, tout honnête et excellent avocat américain qu’il est devenu ? Michel laissa donc le silence s’établir tout à fait entre eux. Cette séparation morale, qu’il avait voulue, lui semblait moins dure, à tout prendre, que ne le serait, bientôt, le pénible embarras de la jeune fille se trouvant face à face avec un ami d’enfance, placé à un humble échelon de sa vie mondaine et sociale. Mais, parfois aussi, le cœur du jeune homme devenait lourd. Il souffrait. Les yeux de son fidèle ami, le cousin Rodolphe, le suivaient alors avec compassion. Son regard interrogeait discrètement. Un soir, les lèvres de Michel se descellèrent. Ce fut peu de temps avant la grave maladie qui emporta ce parent affable, si paternel. Tous deux, le jeune homme et son protecteur, se trouvaient seuls. La femme de Rodolphe Des Rivières, une Américaine dévouée, mais à l’esprit pratique, faisait une promenade, aux environs, chez des amis qui intéressaient peu son mari.

La confidence de Michel fut brève, un peu difficile. Heureusement, il eut pour complice le clair obscur d’une chambre où brûlait un feu de cheminée, mais où aucune lampe n’avait encore été allumée. On était en novembre, par une soirée très fraîche.

Les paroles de Michel furent accueillies par un mutisme complet. Rodolphe Des Rivières se leva, vint activer le feu, ralluma sa pipe et bientôt en retira, songeur, de longues bouffées. Repris par ses souvenirs, Michel fixa les yeux sur la grosse bûche qui crépitait, lançait des étincelles, grâce à l’impulsion nouvelle qu’elle venait de recevoir.

— Michel, dit enfin Rodolphe, en souriant et en hochant la tête, tu as une fierté qui te joue de mauvais tours. Prends garde !

— Qu’y puis-je ?

— Pourquoi te laisses-tu dominer par elle ?

— Elle balaie tout, à certaines heures. Et alors…

— Alors, tu en subis les conséquences. Pauvre enfant, si tu savais, crois-en ma vieille expérience, que le bonheur s’accommode mieux des modestes, des humbles, des simples.

— Tout de même, je n’ai pas entièrement tort.

— Non, mais ton point de vue est unique et tu le creuses sans pitié. Il t’aveugle sur le reste.

— Vous savez bien qu’il faut être l’égal de ses amis, au point de vue social, sinon la noblesse de cœur, des uns comme des autres, est mise à une rude épreuve.

— Tu es un Des Rivières, sapristi !

— Un parent pauvre, oui, qu’on voudrait avoir à reconnaître le moins souvent possible.

— Michel !

— Pardon, cousin, mais vous êtes, vous, un esprit et un cœur d’exception. Soyez sûr, bien sûr de cela.

— Bah ! Et d’où te vient cette assurance, bonne pour un vieillard que l’amertume domine ?

— Et puis, Josephte est devenue une riche héritière. Une barrière de plus, continua Michel, sans prêter attention à la dernière remarque de son cousin.

— Les barrières, on les saute, quand on est jeune, courageux, non dénué d’intelligence. Apprends cela, si tu ne le sais pas encore. Au Canada, le talent, avec un peu d’audace, peut mener à tout.

— Il y faut du temps. Et durant la lutte, le trésor que l’on convoite tombe en d’autres mains.

— Quelle insistance ! C’est d’un petit monsieur qui a peur de se battre, laisse-moi être franc. Et puis, il peut t’arriver de compter des atouts dans ton jeu… Mais nous raisonnons dans le vide. Au fond, sais-tu, tu ignores la puissance de ton amour pour Josephte. Quel levier magnifique que cet amour ! Seulement, en ce domaine, tu t’ignores toi-même.

— Mais j’aime Josephte… de tout mon cœur !

— Oui, oui, mais sa figure d’enfant, vois-tu, se mêle trop, dans ton imagination, aux traits de la belle jeune fille que tu n’as pas encore vue, après tout.

— Cela ne changerait en rien mes sentiments.

— Tu n’as qu’à voir, petit innocent ! Tiens, suis mon conseil. Pars pour le Canada. Séjournes-y durant quelque temps, car je ne puis me faire à l’idée que tu me quitterais tout à fait. Quand tu reviendras près de moi, je t’entendrai chanter le même thème, mais sur un autre air. Va, mon enfant.

— Je vais réfléchir… Peut-être avez-vous raison.

— Allons, surtout, relève la tête. Espère. Si l’on ne cultive pas tous les espoirs quand on est jeune, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue.

Comme cette conversation, tenue il y avait un an à peine, revenait vivement à la mémoire de Michel, en ce matin de mai. Il se secoua soudain. Le capitaine, qu’il accompagnait depuis la veille, rappelait en bas. Aussi bien, l’heure de la messe approchait. Il n’avait que le temps de s’habiller, de casser une croûte et en route la demie de cinq heures serait venue.

Un petit incident, qui l’amusa, marqua le départ de la maison, modeste, mais confortable, où il logeait. Alors qu’il cherchait son chapeau sur la longue planchette de bois garnie de crochets et appliquée au mur, à l’entrée, un garçonnet de huit ans accourut près de lui.

— Monsieur, dit-il, un de nos compagnons a pris votre chapeau.

— Oui ? fit Michel surpris.

— Il assurait que vous n’en diriez rien, que vous étiez très aimable et qu’il vous laissait sa casquette de marin à la place.

— Mais pourquoi ce changement, petit ? Le sais-tu ?

— Il a dit, je crois, qu’il voulait avoir l’air d’un monsieur de la ville, non d’un matelot. Cela ferait bonne impression sur sa blonde de Saint-Denis-sur-Richelieu…

Le capitaine, non loin de Michel, se mit à rire. Michel se joignit à lui, tout en se coiffant de son couvre-chef d’occasion.

— Hé ! hé ! mon jeune ami, s’exclama le capitaine, ça vous va cette casquette… Mais elle vous change… Si vous avez quelque vilain coup à faire…

Et le capitaine, de nouveau, éclata d’un bon rire. Michel s’amusait toujours de son côté, mais les dernières paroles du capitaine le rendirent soudain préoccupé, presque soucieux. « Ça vous change, disait le capitaine… Si vous aviez quelque mauvais coup à faire »…

Quelle émotion ressentit le jeune homme durant la messe ! Il retrouvait toutes ses impressions d’enfant dans l’atmosphère de ferveur liturgique de cette église de village. La piété grave des cultivateurs aux visages brûlés de soleil, aux rides précoces, l’émouvait par sa sincérité. On priait avec confiance le Dieu des moissons, celui qui préside aux bons comme aux mauvais jours, aux jours d’orages qui épurent et rafraîchissent, comme à ceux où la chaleur trop brûlante dessèche et flétrit les fruits de la terre. Peu de femmes assistaient à cet office matinal. Elles se réservaient pour la grand’messe, aimant les belles cérémonies où l’on venait vêtu de ses meilleurs atours. Jeunes gens et jeunes filles se relayaient, eux, à la ferme paternelle, afin de favoriser les parents en ces beaux dimanches de l’été. On se reprendrait aux vêpres, dans l’après-midi. Puis, à la sortie de l’église, les amoureux ne manqueraient pas pour la promenade qui suivrait.

Michel s’étonna de ne pas voir le curé Demers. Avait-il donc changé de cure ? Était-il mort ? L’autorité physique de M. Demers l’avait frappé autrefois, alors qu’il lui avait fallu tenir tête à certains patriotes que les événements surexcitaient et se portaient à des actes regrettables. Puis, quelle droiture d’esprit dans ce prêtre à l’apparence austère, mais qui savait être bon et miséricordieux quand un principe n’était plus en jeu.

Au sortir de l’église, quelques anciens regardèrent avec attention le jeune homme. « Quel était cet étranger ? Un fils de la place ? » semblaient demander ces yeux qui interrogeaient. Michel s’empressa de fuir par un chemin détourné, afin de ne pas être reconnu par quelques-uns à la mémoire fidèle. Il retrouvait vite, pour sa part, Joseph Bonin, devenu professeur d’école, car il était entouré d’enfants ; Louis Pagé, le patriote, droit et vaillant comme jamais, avec son fils, Henri, auprès de lui ; puis, quelques élèves du collège de Saint-Hyacinthe, en vacances sans doute, et reconnaissables à leurs uniformes. Michel regardait ces jeunes gens, qu’il avait connus enfants : il pouvait nommer sans sourciller, parmi eux : Arthur Mignault, Amédée Larue, Paul Girouard.


Debout, tête nue, Michel s’inclina devant le monument élevé à la mémoire du patriote Oliver Précourt.

Puis, lentement, Michel prit le chemin qui conduisait à Saint-Ours. Il feignait de s’absorber dans la contemplation du paysage dès que les voitures, contenant des cultivateurs éloignés, venant à la grand’messe chantée à neuf heures, commencèrent à défiler. Il se rendit sans crainte au cimetière. Tous les paroissiens remplissaient l’intérieur de la chapelle. Les sons tonnants du Kyrie parvinrent à ses oreilles.

Debout, tête nue, il s’inclina devant le monument élevé à la mémoire du patriote Olivier Précourt, une large croix de marbre gris, assez basse où se lisaient comme épitaphe, les vers émouvants d’un jeune poète de France, presque célèbre, Victor Hugo.


Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau.
Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère ;
Et comme ferait une mère,
La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau.


Tout au bas : Olivier Précourt, décédé à Saint-Denis, en 1839, à l’âge de vingt-sept ans.

« Quel noble cœur gisait là ! » déclarait en gémissant le jeune homme. Tout, Olivier Précourt avait tout sacrifié pour la liberté politique de son pays. Et, dans cette âme vaillante, il y avait, en outre, le brûlant comme une flamme, quelle compassion, quelle générosité pour les pauvres et les petits. M. Olivier, priait intérieurement Michel, en retenant ses larmes, me voyez-vous ? Je vibre toujours de reconnaissance… Ma vie, si elle est droite, si elle s’illumine des ressources de l’intelligence, à qui le dois-je ? À vous, à vous seul. Je vous aime avec la même passion de jadis, je vous vois, moi, avec quelle clarté, je vous vois… avec mes yeux d’enfant… Protégez-moi, comme autrefois ! »

Enfin Michel s’arracha d’auprès du tombeau. Le Sanctus tintait au clocher. Il voulait faire une petite visite au presbytère, seul endroit où il ferait connaître son identité, et à M. le curé seulement. Après un léger détour, car le presbytère se trouvait à deux pas, à droite de l’église en descendant vers le Bord-de-l’Eau, il eut en face de lui la jolie demeure du curé, construite en cailloux des champs, avec une immense toiture, et une véranda, qui ornait toute la façade de la maison. Des arbres la couvraient de leur ombre ; et, entre les perrons de l’habitation, des plates-bandes de fleurs jetaient leurs notes claires. Michel souleva le marteau deux fois avant qu’on vînt répondre. Enfin, l’une des ménagères, Mlle Jeannette, sœur du curé Demers, entre-bâilla la porte, y laissant filtrer aussitôt l’odeur d’un excellent rôti.

— Que voulez-vous, Monsieur ? demanda-t-elle, en toisant le jeune homme.

— Ne puis-je parler à M. le curé Demers ? demanda Michel, chapeau bas, avec son meilleur sourire. Mlle Jeannette, qu’il reconnaissait, lui avait toujours fait un peu peur.

— M. le curé est malade… Je ne sais, Monsieur, s’il pourra vous recevoir. Attendez un peu, sur la véranda. Je vais lui demander. Mais d’abord quel nom vais-je lui présenter ?

— Peu importe mon nom, répondit avec un sourire très doux Michel, et en lançant un regard suppliant vers Mlle Jeannette. C’est un ancien petit garçon de la paroisse qui désire beaucoup le revoir, dites-lui simplement ceci, Madame. Ma visite ne sera pas longue, et je veillerai à ne pas le fatiguer.

— C’est curieux, mais il me semble en effet vous reconnaître. Mais quant à votre nom… Je n’ai plus beaucoup de mémoire. Allons, entrez dans le bureau de M. le vicaire, qui est à l’église. Je vais voir à tout… Mais d’abord, à ce que mon rôti ne brûle pas. Ma mère et ma sœur sont à la grand’messe.

Michel pénétra dans une petite pièce, meublée de quelques chaises très simples, aux sièges en paille, et d’un large bureau en noyer noir, très ancien. Il faisait un peu sombre. Un seul des volets extérieurs en bois avait été ouvert. Sur la table, au centre de la pièce, le jeune homme aperçut quelques livres. Sur la feuille de garde de l’un, il lut : Marie-Joseph-Melchior Balthazard, prêtre ; sur l’autre : Hugues Lenoir, prêtre, vicaire à Saint-Denis. « Ah ! se dit Michel, ce dernier est sans doute venu pour assister M. le curé. C’est lui qui a célébré la messe de cinq heures et demie, ce matin. »

Mlle Jeannette revint au bout d’une dizaine de minutes. Elle s’excusa. Les soins du dîner pressaient ; puis, son frère lui avait fait faire un peu de rangement dans la chambre des visiteurs à l’étage du grenier. C’est là qu’il voulait recevoir le jeune homme, qui y dînerait, M. le curé le voulait absolument. Durant quelques minutes, M. Demers fixa des yeux pénétrants sur ce jeune visiteur qui s’excusait si courtoisement de forcer la porte d’un malade, mais se sentant très heureux, en même temps, qu’on voulût bien le recevoir. Soudain, M. Demers, poussa une exclamation, et se soulevant de sa chaise d’invalide, il s’exclama : « Mais c’est Michel, le protégé de feu M. Précourt ! C’est bien vous, n’est-ce pas, mon jeune ami, mes yeux, toujours assez bons, ne me trompent pas ?  »

— Oui, c’est Michel, M. le curé, Michel Authier, qui vous a quelquefois servi la messe, il y a de cela dix ans. Mais… me permettrez-vous de vous demander le secret sur ma personne ? Je vous en donnerai tout à l’heure la raison. Savez-vous, M. le curé, que vous êtes le seul jusqu’ici à m’avoir reconnu. Même Mlle Jeannette n’a pu me remettre tout à l’heure.

— Le fait est que vous êtes presque méconnaissable, mon jeune ami… Mais il y a d’autres bons yeux que les miens, au village, ne vous y montrez pas trop.

— Non, M. le curé, je repars ce soir, voyez-vous…

— Mais c’est trop court, cette visite. M’est avis que les dames Précourt n’entendront pas de cette oreille-là, dès que vous les aurez aperçues. Elles sont à la vieille maison depuis quinze jours. Elles y ont même des visiteurs, m’a dit ma sœur, qui sait un peu toutes les nouvelles du village,… comme autrefois ! Elle a moins changé en tout, que vous, conclut d’un air narquois le curé.

— M. le curé, mes confidences ne vous fatigueront pas ? Je ne voudrais pour rien au monde vous causer quelque malaise.

— Mais non, mais non, mon ami. Mais quelles sont ces confidences ?

— Elles vont vous surprendre.

— Vraiment ? Tenez, installez-vous bien commodément, dans cette « chaise berçante » , près de la fenêtre. De la sorte, tout en parlant, vous pourrez assister à la sortie de la messe. Vous verrez défiler mes plus fidèles paroissiens. Repoussez le rideau. Vous reconnaîtrez mieux les gens.

— Non, non, je le déclarais tout à l’heure. Je désire n’être reconnu de personne autre que vous à Saint-Denis. L’on pourrait me voir à cette fenêtre, n’est-ce pas ?

— C’est vrai… Allons, parlez, car je ne comprends plus très bien ce qui vous amène à Saint-Denis, au fond. Tout ce mystère m’inquiète un peu.

Le récit de Michel parut intéresser ce prêtre plein d’expérience. Les sentiments, ou ardents ou complexes, du cœur humain ne pouvaient guère le surprendre. Il avait vécu au plus fort de la mêlée, aux sombres jours de 1837-1838. Il savait de quelle noblesse, comme de quelle lâcheté, se montraient capables certains êtres, lorsque la vie, soudain, se dramatisait pour eux. Puis, sur la prière de Michel de lui donner quelques avis, il prit la parole, mesurant ses mots, en craignant la portée, les expliquant et les définissant sans cesse.

— Michel, conclut-il enfin, laisse-moi te tutoyer comme durant ton enfance, tu es jeune, à l’aurore de la vie. Veille bien à ne jamais duper tout à fait ni ton cœur, ni ta raison. Essaie surtout de les maintenir en accord. Ils ne parleront pas souvent la même langue. Tu le vois déjà, du reste. Tes souvenirs d’enfance montent à l’assaut de ton cœur et t’entraînent vers des sentiers que tu redoutes malgré toi. C’est ta raison, petit, qui est intervenue pour éclairer l’autre face des choses. J’aime ta prudence, qui a peur de blesser certains cœurs, mais qui a blessé le tien tout d’abord, n’est-ce pas ? Continue cette sage conduite. Les événements compliqueront ta vie, bientôt. Tu n’es pas venu pour rien, au Canada, à Montréal, y cherchant à te créer un avenir… Mais, qu’as-tu ? Ce recul…

— M. le curé, dites-moi, de grâce, sont-ce les dames Précourt qui causent sur le perron de l’église là-bas ?… Mais, pardon, je vous fais lever…

— Oh ! j’ai ma canne, enfant… Mais oui, ce sont les dames Précourt, avec leurs invités, un jeune homme et une jeune fille, le frère et la sœur, je crois. Ils disparaissent… Michel, c’est bien vrai, tu revois pour la première fois, depuis dix ans, ta petite compagne de jadis, Josephte Précourt.

— Oui, M. le curé.

— Tu en es tout pâle. Remets-toi.

— M. le curé, que Josephte est devenue belle !… Est-ce bien ma protégée de jadis cette imposante jeune fille ? Je craindrais fort de l’approcher.

— Eh bien, continue de la regarder de loin, petit… Et M. Demers eut un sourire, à la fois compatissant et railleur. Toutes ces questions lui semblaient lointaines, un peu puériles. Il avait été jeune… mais il y avait si longtemps, et tout de suite sa vocation sacerdotale, bien marquée, avait tourné les pages sur toutes ces perplexités du cœur,

— M. le curé, dit encore le pauvre Michel, tout bouleversé, pardonnez-moi de ne pas avoir mieux dominé mon émotion… Je vous quitte d’ailleurs.

— Tu dînes avec moi, c’est entendu.

— Veuillez m’excuser. Je ne saurais avaler une bouchée. L’air, le grand air, une bonne marche me remettront mieux que la nourriture.

— Mon pauvre petit, je ne veux pas insister plus qu’il ne faut. Dirige-toi donc vers la ferme, qui voisine la maison Saint-Germain. Si la faim te prends on te donnera là le meilleur lait qu’il y ait dans les environs avec de bons morceaux de pain de Savoie qui te soutiendront durant de longues heures. Et maintenant, agenouille-toi. Je vais te bénir… Compte sur mes prières, enfant, et reviens me voir quand le cœur te le dira. Tiens, prends l’escalier, à droite du corridor. Une porte, en bas, te conduira dehors. Personne ainsi ne te verra.

Michel avait suivi en tous points les recommandations de M. Demers. Il avait trouvé, sans peine, vers les trois heures de l’après-midi, en revenant d’une longue marche, la ferme où l’on servait un lait incomparable… Au sortir, sachant que les vêpres se chantaient en ce moment, il traversa rapidement, le village de Saint-Denis et, toujours à grands pas, s’engagea dans la route conduisant à Saint-Charles. Un observateur eût été frappé du regard déterminé du jeune homme, de son front barré de plis, de sa bouche, dont les lèvres se serraient convulsivement. « Quelles sombres réflexions assaillaient donc, se demanderait cet observateur, ce passant à la tournure agréable, vêtu très simplement et coiffé d’une casquette de jeune marin ? Court-il au-devant de quelque danger ?

Si l’on eût pu lire dans l’esprit de Michel, on se serait convaincu que, en effet, le jeune homme voulait faire face à un certain péril… Et celui-ci, pour l’instant, c’était d’abord, et coûte que coûte, une nouvelle vision de Josephte que son cœur réclamait sans répit. Il n’avait vraiment fait que l’entrevoir, et de très loin, sur le perron de l’église de Saint-Denis. Il en était resté ébloui, se demandant si le soleil n’était pas coupable d’avoir versé autant d’or sur de beaux cheveux féminins, d’avoir mis de tels rayons de douceur dans les yeux bleus immenses d’une jeune fille. Puis, quelle allure de jeune reine avait Josephte, alors qu’elle déambulait sous ce ciel du printemps, pur de tout nuage… Oh ! il voulait en avoir le cœur net, il reverrait de près cette apparition gracieuse. Il jugerait si elle gardait vraiment les traits de la Josephte d’autrefois, de sa Josephte à lui…

Puis, et Michel sentit son cœur battre avec violence, il voulait savoir qui était ce jeune homme qui l’accompagnait et semblait chercher sans cesse son sourire… C’est étrange, mais d’un coup d’œil, Michel avait deviné que la belle Josephte Précourt comptait un prétendant fervent en ce mondain élégant qui buvait les moindres paroles qu’elle prononçait. Mais elle, Josephte, que pensait-elle de ce jeune homme ?… Comment accueillait-elle ses prévenances ?…


Josephte Précourt leva soudain de grands yeux pensifs dans la direction où se tenait Michel

S’il les revoyait un moment ensemble, il apprendrait vite de quel côté le cœur parlait davantage… « Mais, criait bien haut sa raison, à quoi te servira cette connaissance ? N’as-tu pas pris la résolution de t’éloigner des sentiers fleuris que suit Josephte Précourt ? — Sans doute, murmurait doucement de son côté le cœur de Michel, sans doute, je dois fuir la route que suit cet enfant que j’aimais et qui m’aimait jadis, mais si elle ne chemine plus seule, est-ce que ce n’est pas user d’un droit de grand frère que de m’assurer de la valeur de l’audacieux qui convoite cette adorable jeune fille ? S’il en est indigne, qu’il prenne garde !… S’il en est digne… Mon Dieu, mon Dieu, que deviendrai-je, moi, que deviendrai-je ? — Tu vois, Michel, concluait sa raison, ton cœur t’entraîne vers quelque péril aussi certain que mystérieux. »

Tout en devisant intérieurement, Michel avançait du même pas résolu qu’au départ. Une clôture en fer forgé apparut tout à coup, sur le haut d’une petite pente. Michel tressaillit. Peu de distance le séparait maintenant du jardin des Précourt. Il lui faudrait se dissimuler derrière les arbres qui clôturaient, à l’intérieur, le fond du spacieux jardin… Bientôt, il se glissait avec dextérité au milieu des arbres. Il les connaissait tous si bien. Leur bruissement lui semblait un murmure amical et réconfortant. Un éclat de rire fusa tout à coup non loin de lui. Michel pencha la tête. À peu de distance, on se promenait dans une des allées de droite du jardin. Les yeux de Michel se posèrent tout d’abord sur Josephte qui marchait silencieuse, un peu indifférente même, entre ses deux amis. Elle leva soudain de grands yeux pensifs dans la direction où se tenait Michel. Devinait-elle, au fond de son être sensible, qu’un cœur battait pour elle fortement derrière les grands arbres protecteurs ? Peut-être, car une grande douceur remplit un moment les prunelles d’azur. Puis, lentement, le regard de la jeune fille se tourna vers son compagnon, qui lui parlait avec animation. Michel, tout bas, se mit à gémir. « Josephte ne me semble plus indifférente comme ce matin… Elle s’émeut peut-être des paroles que lui murmure cet habile petit monsieur de salon. » Un appel retentit tout à coup. Avec satisfaction, Michel vit Mme Précourt rappeler Josephte à la maison. « Pour un moment, un court moment », expliquait-elle. En attendant son retour, on pouvait demeurer au jardin. Le thé ne serait servi que dans une demi-heure.

Josephte s’éloigna donc, souple, gracieuse en sa démarche, et cueillant au passage, tout en baissant sa tête aux cheveux d’or, quelques tulipes fraîchement écloses.

Restés seuls, les amis de Josephte reprirent leur lente promenade. Ils se rapprochèrent du fond du jardin, et si bien, que Michel, sans peine, put suivre leur conversation. Il se reprochait bien un peu cette indiscrétion, mais la fièvre d’apprendre quelque chose sur le compte du prétendant de Josephte l’emporta sur les protestations de sa conscience.

— Jules, disait la jeune fille brune et vive, en se penchant vers son compagnon, Jules, écoute-moi bien. Elle semblait, en effet, être la sœur du jeune homme qui marchait à ses côtés. Si la taille était différente, les traits du visage étaient les mêmes.

— Quelles sombres conjectures veux-tu encore me présenter, Hélène ? Tu as beau être ma sœur et me vouloir du bien, tu commences à m’ennuyer, je te le déclare franchement.

— Évidemment, tu te crois irrésistible auprès des femmes. Les précautions que je te conseille de prendre en faisant la cour à Josephte Précourt te semblent vaines, presque ridicules.

— À dire vrai, oui, ma sœur, et je te prierais de me laisser agir à ma guise sans plus t’en inquiéter.

— Tu ne connais pas Josephte aussi bien que je la connais.

— Peut-être !

— Tu n’as pas été habile, tout à l’heure, en riant de sa mine préoccupée. Elle a des raisons pour être ainsi.

— Tiens ! tiens !

— Combien t’ai-je répété de fois que Josephte Précourt n’avait jamais oublié un certain petit jeune homme pauvre, qui n’est pas de notre monde, c’est vrai, mais qui a gardé quand même une place dans un coin secret de son cœur. Elle ne me l’a pas dit, remarque bien. Les confidences de Josephte Précourt sont rares. Mais un jour, je l’ai surprise lisant, les larmes aux yeux, une lettre de ce monsieur…

— Un jour, dis-tu ? Bah ! durant ses années de couvent. Elle s’est ravisée depuis. Quand l’entendons-nous rappeler quelques épisodes de cet autrefois que tu déclares lui tenir tant au cœur ?

— J’aimerais mieux, pour ma part, lui en entendre causer. Puis, as-tu deviné pourquoi elle est aussi songeuse depuis le matin ?

— Je n’ai pas ton admirable clairvoyance. Parle, parle, puisqu’aussi bien la belle Josephte prolonge sa station auprès de sa belle-sœur.

— Eh bien, c’est que le dévoué serviteur de la maison, Jean, lui a servi ce matin un conte à dormir debout, à la vérité, au sujet d’un beau jeune homme qui serait descendu du bateau hier soir, lui aurait aidé à réunir les ballots adressés à Mlle Josephte ou à Mme Précourt et, chose curieuse, se serait informé avec intérêt de Josephte et de sa famille.

— Où as-tu appris cette nouvelle ? Justes cieux ! Quelle curiosité te dévore sans cesse, ma pauvre enfant ! Tu ramasses tout.

— J’étais avec Josephte. Je n’ai pas eu d’enquête à mener, rassure-toi.

— Et ce mystérieux jeune homme, où s’est-il retiré ?

— Nous l’ignorons tous. « Personne ne l’a vu au village », assurait Jean, tout à l’heure, à Josephte, qui l’interrogeait d’un air d’indifférence assumée avec un art parfait. Seul le capitaine et ses marins en uniforme ont assisté à la première messe.

— Je ferai une petite enquête, moi aussi, de mon côté. Ne crains rien. Tiens, tiens, que peut vouloir ce revenant, au moyen de telles allures mystérieuses ? En tout cas, le rustique ami d’autrefois de notre belle Josephte n’a qu’à continuer la conduite qu’il a tenue jusqu’ici et respecter les distances qui le sépareront toujours, au point de vue social, de sa compagne de jadis.

— Tu as raison. La distinction innée de Josephte, d’ailleurs, viendra à son secours. Elle regardera de haut, maintenant, cet orphelin pauvre, né de parents fort communs, sans doute.

— Si jamais, j’ai un rival de ce genre, j’abandonne la partie.

— Quel air dépité, mon frère, et quel illogisme d’amoureux. Au contraire, tu te rueras alors à la conquête, je te connais.

— Tu as voulu m’effrayer, dis-le, avec toute cette histoire d’un jeune homme qui paraît et disparaît avec une rapidité mystérieuse ?

— Pas du tout. Mais que cela te serve de leçon. Tu as l’air trop sûr de plaire à Josephte.

— Tu as atteint ton but, ma sœur. Je vais veiller. Ah ! ce laborieux petit rustre veut quitter les États-Unis et me ravir le cœur d’une belle héritière, eh bien, qu’il le tente ! Je lui apprendrai à sortir de la sphère où il est né, et où il s’était sagement tenu jusqu’ici. L’impudent !

— Chut ! Jules. Ne t’enflamme pas ainsi. Voici Josephte… Mais quel air sombre ! Quelle nouvelle a-t-elle donc apprise ?