Le massacre au Fort George/Chapitre IV

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Collectif
Texte établi par James McPherson LeMoineJ. N. Duquet & Cie (p. 25-91).

IV

LE MASSACRE AU FORT GEORGE

D’après un missionnaire abénaquis, témoin oculaire
(Lettres édifiantes et curieuses — tome 6e)


On vient de lire le récit du capitaine Carver, témoin oculaire : l’impartialité de l’histoire exige que l’on place en regard le compte-rendu par un savant jésuite, aussi témoin oculaire. La lettre que l’on va lire et qui a paru dans le Canadien en 1808 est si éloquente, si pleine de sentiments honorables à l’humanité, que je me dispenserai d’aucun préambule.


De St.-François, 21 octobre 1757.


Je partis le 12 de juillet de Saint François, principal village de la mission Abnakise, pour me rendre à Montréal ; le motif de mon voyage était uniquement de conduire à M. le Marquis de Vaudreuil une députation de vingt Abnakis, destinés à accompagner le Père Virot, qui est allé essayer de fonder une nouvelle mission chez les Loups d’Oyo ou de la belle rivière. La part que je puis avoir dans cette glorieuse entreprise, les événements qui l’ont occasionnée, les difficultés qu’il a fallu surmonter pourront fournir dans la suite une matière intéressante pour une nouvelle lettre. Mais il faut attendre que les bénédictions répandues aient couronné les efforts que nous avons faits pour porter les lumières de la foi chez des peuples qui paraissent si disposés à les recevoir.

Arrivé à Montréal, distant de ma mission d’une journée et demie, je me comptais au terme de mon voyage : la providence en ordonna autrement. On méditait une expédition contre les ennemis, et sur les dispositions des nations sauvages, on s’attendait au plus grand succès. Les Abnakis devaient être de la partie, et comme tous les sauvages chrétiens sont accompagnés de leurs missionnaires, qui s’empressent de leur fournir les secours propres de leur ministère, les Abnakis pouvaient être sûrs que je ne les abandonnerais pas dans une circonstance aussi critique. Je me disposai donc au départ ; mes équipages furent bientôt prêts : une chapelle, mes huiles, ce fut tout, me confiant pour le reste à la providence qui n’a jamais manqué. Je m’embarquai deux jours après sur le grand fleuve de St.-Laurent, de compagnie avec deux messieurs de St.-Sulpice. L’un était M. Picquet, missionnaire des Iroquois de la Galette, et le second, M. Mathavet, missionnaire des Nipistingues du lac des deux Montagnes. Mes Abnakis étaient campés à Saint-Jean, un des forts de la colonie, éloigné d’une journée de chemin de Montréal. Mon arrivée les surprit ; ils n’étaient pas prévenus. À peine m’eurent-ils aperçu, qu’ils firent retentir du bruit de mon arrivée les bois, et les montagnes voisines ; tous, jusqu’aux enfans (car chez les sauvages on est soldat dès qu’on peut porter le fusil). Oui, les enfans eux-mêmes me donnèrent des marques de leur satisfaction. Nemittangoustena, Nemittangoustena, s’écrièrent-ils dans leur langue ! Ourionni cri namihoureg ; c’est-à-dire, notre père, notre père, que nous te sommes obligés de ce que tu nous procures le plaisir de te voir ! Je les remerciai en peu de mots de la bonne volonté qu’ils me témoignaient. Je ne tardai pas à m’acquitter auprès d’eux des devoirs de mon ministère. À peine eus-je fait dresser ma tente, que je me hâtai de les rejoindre. Je les conduisis au pied d’une grande croix, placée sur le bord de la rivière. Je leur fis à haute voix la prière du soir. Je la terminai par une courte exhortation, ou je tâchai de leur retracer les obligations d’un guerrier que la religion conduit dans les combats. Je les congédiai après leur avoir annoncé la messe pour le lendemain. Je comptais que ce serait le jour de notre départ : le mauvais temps trompa nos espérances. Nous fûmes obligés de camper encore ce jour-là, qui fut employé à faire les dispositions propres à assurer notre marche.

Sur le soir la libéralité d’un officier nous procura un de ces spectacles militaires sauvages, que bien des personnes admirent, comme étant capables de faire naître dans leurs cœurs des plus lâches cette ardeur martiale qui fait les véritables guerriers ; pour moi, je n’y ai jamais aperçu qu’une farce comique, capable de faire éclater de rire quiconque ne serait pas sur ses gardes. Je parle d’un festin de guerre. Figurez-vous une grande assemblée de sauvages parés de tous les ornemens les plus capables de défigurer une physionomie à deux yeux Européens. Le vermillon, le blanc, le vert, le jaune, le noir fait avec de la suie ou de la raclure des marmites ; un seul visage sauvage réunit toutes ces différentes couleurs méthodiquement appliquées, à l’aide d’un peu de suif qui sert de pommade. Voilà le fard qui se met en œuvre dans ces occasions d’appareil, pour embellir non seulement le visage, mais encore la tête, presque tout-à-fait rasée, à un petit flocon de cheveux près, réservé sur le sommet pour y attacher des plumes d’oiseaux ou quelques morceaux de porcelaine, ou quelqu’autre semblable colifichet. Chaque partie de la tête a ses ornemens marqués : le nez a son pendant. Il y en a aussi pour les oreilles, qui sont fendues dès le bas âge, et tellement allongées par les poids dont elles ont été surchargées, qu’elles viennent flotter et battre sur les épaules. Le reste de l’équipement répond à cette bizarre décoration. Une chemise barbouillée de vermillon, des colliers de porcelaine, des bracelets d’argent, un grand couteau suspendu sur la poitrine, une ceinture de couleurs variées, mais toujours burlesquement assorties, des souliers de peau d’orignal ; voilà quel est l’accoutrement sauvage. Les chefs et les capitaines ne sont distingués de ceux-ci que par le hausse-col, et ceux-là que par un médaillon qui représente d’un côté le portrait du Roi, et au revers, Mars et Bellone qui se donne la main, avec cette devise : virtus et honor.

Figurez vous donc une assemblée de gens ainsi parés et rangés en haie. Au milieu sont placées de grandes chaudières remplies de viandes cuites et coupées par morceaux, pour être plus en état d’être distribuées aux spectateurs. Après un respectueux silence, qui annonce la majesté de l’assemblée, quelques capitaines députés par les différentes nations qui assistent à la fête, se mettent à chanter successivement. Vous vous persuaderez sans peine ce que peut être cette musique sauvage, en comparaison de la délicatesse et du goût de l’Européenne. Ce sont des sons formés, je dirai presque au hasard, et qui quelquefois ne ressemblent pas mal à des cris et à des hurlemens de loups. Ce n’est pas là l’ouverture de la séance, ce n’en est que l’annonce et le prélude, pour inviter les sauvages dispersés à se porter au rendez-vous général. L’assemblée une fois formée, l’orateur de la nation prend la parole, et harangue solennellement les conviés. C’est l’acte le plus raisonnable de la cérémonie. Le panégyrique du roi, l’éloge de la nation française, les raisons qui prouvent la légitimité de la guerre, les motifs de gloire et de religion, tous propres à inviter les jeunes gens à marcher avec joie au combat : voilà le fond de ces sortes de discours, qui, pour l’ordinaire, ne se ressentent point de la barbarie sauvage ; j’en ai entendu plus d’une fois qui n’auraient pas été désavoués par nos plus beaux esprits de France. Une éloquence puisée toute dans la nature n’y fesait pas regretter le secours de l’art.

La harangue finie, on procède à la nomination des capitaines qui doivent commander dans le parti. Dès que quelqu’un est nommé, il se lève de sa place et vient se saisir de la tête d’un des animaux qui doivent faire le fond du festin. Il l’élève assez haut pour être aperçu de toute l’assemblée, en criant ; Voilà la tête de l’ennemi. Des cris de joie et d’applaudissements s’élèvent alors de toutes parts et annoncent la satisfaction de l’assemblée. Le capitaine, toujours la tête de l’animal en main, parcourt tous les rangs, en chantant sa chanson de guerre, dans laquelle il s’épuise en fanfaronade, en défis insultans pour l’ennemi, et en éloges outrés qu’il se prodigue. À les entendre se prôner dans ces momens d’un enthousiasme militaire, ce sont tous des Héros à tout emporter, à tout écraser, à tout vaincre. À mesure qu’il passe en revue devant les sauvages, ceux-ci répondent à ces chants par des cris sourds, entrecoupés et tirés du fond de l’estomac, et accompagnés de mouvemens de corps si plaisans, qu’il faut y être fait pour les voir de sang-froid. Dans le cours de la chanson il a soin d’insérer de temps-en-temps quelque plaisanterie grotesque. Il s’arrête alors comme pour s’applaudir, ou plutôt pour recevoir les applaudissemens sauvages que mille cris confus font retentir à ses oreilles. Il prolonge sa promenade guerrière aussi long-temps que le jeu lui plaît ; cesse-t-il de lui plaire, il la termine en jetant avec dédain la tête qu’il avait entre les mains, pour désigner par ce mépris affecté, que c’est une viande de toute autre espèce qu’il lui faut pour contenter son appétit militaire. Il vient ensuite reprendre sa place, où il n’est pas plutôt assis, qu’on lui coiffe quelquefois la tête d’une marmite de cendres chaudes ; mais ce sont là de ces traits d’amitié, de ces marques de tendresse qui ne se souffrent que de la part d’un ami bien déclaré et bien reconnu : une pareille familiarité d’un homme ordinaire serait censée une insulte. À ce premier guerrier en succèdent d’autres qui font traîner en longueur la séance, surtout quand il s’agit de former de gros partis, parce que c’est dans ces sortes de cérémonies que se font les enrôlemens. Enfin, la fête s’achève par la distribution et la consommation des viandes.

Tel fut le festin militaire donné à nos sauvages, et le cérémonial qui s’y observa. Les Algonkins, les Abnakis, les Nipistingues et les Amenecis étaient de cette fête. Cependant, des soins plus sérieux demandaient ailleurs notre présence ; il se fesait tard, nous nous levâmes, et chaque missionnaire, suivi de ses Néophytes, alla mettre fin à la journée par les prières accoutumées. Une partie de la nuit fut employée à faire les dernières dispositions pour le départ fixé au lendemain. Le temps pour cette fois, nous favorisa. Nous nous embarquâmes après avoir mis notre voyage sous la protection du Seigneur, par une messe chantée solennellement, avec plus de méthode et de dévotion qu’on ne saurait se l’imaginer, les sauvages se surpassent toujours dans ce spectacle de religion. L’ennui de la marche me fut adouci par l’avantage que j’eus chaque jour de célébrer le saint sacrifice de la messe, tantôt sur quelques îles, tantôt sur les rivages de rivières, mais toujours dans un endroit assez découvert pour favoriser la dévotion de notre petite armée. Ce n’était pas une légère consolation pour des ministres du Seigneur, d’entendre chanter ses louanges en autant de langues différentes qu’ils étaient de peuples assemblés. Tous les jours chaque nation se choisissait un endroit commode où elle campait séparément. Les exercices de religion s’y pratiquaient aussi régulièrement que dans leurs villages ; de sorte que la consolation des missionnaires aurait été complète, si tous les jours de cette campagne eussent été aussi innocens que le furent les jours de notre marche.

Nous traversâmes le lac Champlain, où la dextérité des sauvages à pêcher, nous fournit un spectacle fort amusant. Placés sur le devant du canot, debout et la lance à la main, ils le dardaient avec une adresse merveilleuse, et amenaient de gros esturgeons, sans que leurs petites nacelles, que le moindre mouvement irrégulier pouvait faire tourner, parussent pencher le moins du monde, ni à droite, ni à gauche ; il n’était pas nécessaire pour favoriser une pêche si utile, qu’on suspendît la marche. Le seul pêcheur cessait de marcher ; mais, en récompense, il était chargé de pourvoir à la subsistance de tous les autres, et il y réussissait. Enfin, après six jours de route, nous nous rendîmes au fort Vaudreuil, autrement nommé Carillon, où l’on avait assigné le rendez-vous général de nos troupes. À peine commençait-on à distinguer le sommet des fortifications, que nos sauvages se rangèrent en bataille, chaque nation sous son pavillon. Deux cents canots placés dans ce bel ordre, formaient un spectacle que messieurs les officiers français, accourus sur le rivage, ne jugèrent pas indigne de leur curiosité.

Dès que j’eus mis pied à terre, je m’empressai d’aller rendre mes devoirs à M. le Marquis de Montcalm, que j’avais eu l’honneur de connaître à Paris. Les sentiments dont il honore nos missionnaires, m’étaient connus. Il me reçut avec cette affabilité qui annonçait la bonté et la générosité de son cœur. Les Abnakis, moins pour se conformer au cérémonial que pour satisfaire à leurs inclinations et à leurs devoirs, ne tardèrent pas à se présenter chez leur Général. Leur Orateur le complimenta brièvement, comme on l’en avait prié. Mon père, lui dit-il, n’appréhende pas, ce ne sont pas des éloges que je viens te donner ; je connais ton cœur, il les dédaigne ; il te suffit de les mériter. Eh bien, tu me rends service ; car je n’étais pas dans un petit embarras de pouvoir te marquer tout ce que je sens. Je me contente donc de t’assurer que voici tes enfans tous prêts à partager tes périls, biens sûrs qu’ils ne tarderont pas à en partager la gloire. La tournure de ce compliment ne paraîtra pas venir d’un sauvage : mais on n’aurait là-dessus aucun doute, si l’on connaissait le caractère d’esprit de celui qui le prononça.

J’appris chez M. de Montcalm la belle défense qu’avait faite, quelques jours auparavant, un Officier Canadien, nommé M. de Saintout : il avait été envoyé à la découverte sur le Lac Saint-Sacrement, lui onzième dans un seul canot d’écorce. En doublant une langue de terre, il fut surpris par deux berges Anglaises, qui, cachées en embuscade, l’attaquèrent brusquement. La partie n’était pas égale. Une seule décharge faite à propos sur le canot, aurait décidé de la victoire ou de la vie des Français. M. de Saintout, en homme sage, gagna à la hâte une île qui formait dans le Lac un rocher escarpé. Il fut vivement poursuivi par les ennemis. Mais il suspendit bientôt leur ardeur par une décharge qu’il fit faire sur eux avec autant de prudence que de bonheur. Les ennemis, déconcertés pour quelques momens, revinrent bientôt à la charge ; mais ils furent de nouveau si bien reçus, qu’ils prirent le parti de débarquer sur la grève, qui était à la portée du fusil. Le combat recommença avec plus d’opiniâtreté qu’auparavant, mais avec un succès toujours égal pour nous. M. de Saintout s’apercevant que les ennemis n’étaient pas d’humeur à le venir attaquer dans son poste, et qu’il ne pouvait aller à eux sans risquer de voir son canot couler bas, pensa à la retraite. Il la fit en homme d’esprit, comme il s’était défendu en homme de cœur. Il s’embarqua en présence des Anglais, qui, n’osant le poursuivre, se contentèrent de faire sur lui un feu continuel. Nous eûmes dans cette rencontre trois blessés, mais légèrement ; M. de Saintout était du nombre. M. de Grosbois, cadet dans les troupes de la Colonie, fut tué sur la place. Les ennemis, de leur aveu, étaient sortis de leur fort trente-sept ; dix-sept seulement y rentrèrent. De pareils coups surprennent en Europe ; mais ici la valeur des canadiens les a si souvent multipliés, qu’on serait étonné de ne les voir pas renouvelés plus d’une fois dans le cours d’une campagne ; la suite de cette lettre en fournira la preuve.

Après avoir pris congé de M. de Montcalm, je me rendis au quartier des Abnakis. Je fis avertir l’orateur d’assembler incessamment ses compatriotes, et de les avertir que, devant aller dans quelques jours à l’attaque du fort anglais, j’attendais de leur religion, qu’ils se prépareraient à cette périlleuse expédition, par toutes les démarches propres à en assurer le succès devant Dieu : je leur fis savoir en même temps, que ma tente serait ouverte eu tout temps et à tout le monde, et que je serais toujours prêt, au péril même de ma vie, de leur fournir les secours qu’exigeait mon ministère. Mes offres furent acceptées. Une partie me donna la consolation de les voir s’approcher du Tribunal de la Pénitence. J’en disposai quelques-uns à la réception de l’auguste Sacrement de nos Autels. Ce fut le dimanche suivant, vingt-quatrième de juillet, qu’ils jouirent de ce bonheur. Je n’oubliai rien pour donner à cette action le plus d’éclat qu’il m’était possible. Je chantai solennellement la Messe, pendant laquelle je leur fis la première exhortation Abnakise que j’aie faite dans les formes. Elle roula sur l’obligation où ils étaient de faire honneur à leur religion par leur conduite, en présence de tant de nations idolâtres, qui, ou ne la connaissaient pas, ou blasphémaient, et qui avaient les yeux attachés sur eux. Les motifs les plus propres à faire impression, je tâchai de les présenter sous des couleurs frappantes ; je n’oubliai pas de leur rappeler les périls inséparables de la guerre, que leur courage et leur valeur ne servait qu’à multiplier. Si l’attention de l’auditeur et un maintien modeste décidait du fruit d’un discours, j’aurais eu tout lieu de me féliciter de mes faibles efforts. Ces exercices nous menèrent bien avant dans la matinée, mais le sauvage ne compte pas les momens qu’il donne à la religion ; il se montre avec décence et avec empressement dans nos Temples. Les liberté que les Français s’y permettent, et l’ennui qu’ils portent peint jusques sur leur front, ne sont que trop souvent le sujet de leur scandale. Ce sont là d’heureuses dispositions pour en faire un jour de parfaits chrétiens.

Voilà les occupations auxquelles je me livrai avec bien du plaisir durant notre séjour aux environs du fort Vaudreuil. Il ne fut pas long ; le troisième jour expiré, nous reçûmes l’ordre d’aller rejoindre l’armée française, campée à une lieue plus haut, vers le Portage, c’est-à-dire, vers l’endroit où une grande chûte d’eau nous obligeait de transporter par terre, dans le lac Saint-Sacrement, les munitions nécessaires pour le siège. On fesait les dispositions pour le départ, lorsqu’elles furent arrêtées par un spectacle qui fixa tous les yeux.

On vit paraître au loin, dans un des bras de la rivière, une petite flotte de canots sauvages, qui, par leurs arrangemens et leurs ornemens, annonçaient une victoire. C’était M. Marin, officier canadien d’un grand mérite, qui revenait glorieux et triomphant de l’expédition dont on l’avait chargé. À la tête d’un corps d’environ deux cents sauvages, il avait été détaché pour aller en parti vers le Fort Lydis ; il avait eu le courage, avec un petit camp volant, d’en attaquer les retranchemens avancés, et le bonheur d’en enlever un principal quartier. Les sauvages n’eurent que le temps d’emporter trente cinq chevelures de deux cens hommes qu’il tuèrent, sans que leur victoire fût ensanglantée d’une seule goutte de leur sang, et leur coûtât un seul homme. L’ennemi, au nombre de trois mille hommes, chercha en vain à avoir sa revanche, en les poursuivant dans leur retraite ; elle fut faite sans la moindre perte. On était occupé à compter le nombre de trophées barbares, c’est-à-dire des chevelures anglaises dont les canots étaient parés, lorsque nous aperçûmes, d’un autre côté de la rivière, une barque française qui nous amenait cinq anglais liés et conduits par des Outaouacks, dont ils étaient les prisonniers.

La vue de ces malheureux captifs répandit la joie et l’allégresse dans le cœur des assistans ; mais c’était, dans la plupart, une joie féroce et barbare, qui se produisit par des cris effroyables et par des démarches bien tristes pour l’humanité. Un millier de sauvages, tirés de trente-six nations réunies sous l’étendard français, étaient présens et bordaient le rivage. Dans l’instant, sans qu’il parût qu’ils se fussent concertés, on les vit courir avec la dernière précipitation vers les bois voisins. Je ne savais à quoi devait aboutir une retraite si brusque et si inopinée. Je fus bientôt au fait. Je vis revenir un moment après ces furieux, armés de bâtons, qui se préparaient à faire à ces infortunés anglais la plus cruelle des réceptions. Je ne pus retenir mon cœur à la vue de ces cruels préparatifs. Les larmes coulaient de mes yeux : ma douleur cependant ne fut point oisive. J’allai, sans délibérer, à la rencontre de ces bêtes farouches, dans l’espérance de les adoucir ; mais, hélas ! que pouvait ma faible voix, que pousser quelques sons que le tumulte, la diversité des langues, plus encore la férocité des cœurs rendaient inintelligibles ? Du moins les reproches, les reproches les plus amers ne furent-ils pas épargnés à quelques Abnakis qui se trouvèrent sur mon chemin ; l’air vif qui animait mes paroles, les amena à des sentimens d’humanité. Confus et honteux ils se séparèrent de la troupe meurtrière, en jetant les cruels instrumens dont ils se disposaient à faire usage. Mais qu’était-ce que quelques bras de moins sur deux mille déterminés à frapper sans pitié ? Voyant l’inutilité des mouvements que je ma donnais, je me déterminai à me retirer, pour n’être pas témoin de la sanglante tragédie qui allait se passer. Je n’eus pas fait quelques pas, qu’un sentiment de compassion me rappela sur le rivage, d’où je jetai les yeux sur ces malheureuses victimes dont on préparait le sacrifice. Leur état renouvela ma sensibilité. La frayeur qui les avait saisis, leur laissait à peine assez de force pour se soutenir ; leurs visages consternés et abattus étaient une vraie image de la mort. C’était fait de leur vie ; en effet, ils allaient expirer sous une grêle de coups, si leur conservation ne fût venue du sein même de la barbarie, et si la sentence de mort n’eût été révoquée par ceux mêmes qui, ce semble, devaient être les premiers à la prononcer. L’officier Français qui commandait dans la barque, s’était aperçu des mouvemens qui s’étaient faits sur le rivage ; touché de cette commisération si naturelle à un honnête homme à la vue des malheureux, il tâcha de la faire passer dans le cœur des Outaouacks, maîtres des prisonniers ; il mania si adroitement leurs esprits, qu’il vint à bout de les rendre sensibles, et de les intéresser en faveur de la cause des misérables. Ils s’y portèrent avec un zèle qui ne pouvait qu’infailliblement réussir. À peine la berge fut-elle assez près du rivage, pour que la voix pût y porter, qu’un Outaouack, prenant fièrement la parole, s’écria d’un ton menaçant : Ces prisonniers sont a moi ; je prétends qu’on me respecte, en respectant ce qui m’appartient ; trêve d’un mauvais traitement dont tout l’odieux rejaillirait sur ma tête. Cent officiers français auraient parlé sur le même ton, que leurs discours n’auraient abouti qu’à leur attirer à eux des mépris, et à leurs captifs des redoublemens de coups ; mais un sauvage craint son semblable, et ne craint que lui : leurs moindres disputes vont à la mort ; aussi n’en viennent-ils guères là. Les volontés de l’Outaouack furent donc aussitôt respectées que notifiées : les prisonniers furent débarqués, sans tumulte et conduits au fort, sans même que la moindre huée les y accompagnât. Ils furent d’abord séparés ; ils subirent l’interrogatoire, où il ne fut pas nécessaire d’user d’artifices, pour en tirer les éclaircissentens qu’on souhaitait. La frayeur dont ils n’étaient pas trop bien revenus leur déliait la langue, et leur prêtait une volubilité qui apparemment n’aurait pas eu lieu sans cela. J’en visitai un dans un appartement du Fort, occupé par un de mes amis. Je lui donnai par signe les assurances les plus propres à le tranquiliser ; je lui fis présenter quelques rafraîchissemens, qu’il me parut recevoir avec reconnaissance.

Après avoir satisfait ainsi autant à ma compassion qu’aux besoins d’un malheureux, je vins hâter l’embarquement de mes gens ; il se fit sur l’heure. Le trajet n’était pas long. Deux heures suffirent pour nous rendre. La tente de M. le Chevalier de Lévi, était placée à l’entrée du camp. Je pris la liberté de présenter mes respects à ce Seigneur, dont le nom annonce le mérite, et dans qui le nom est ce qu’il y a de moins respectable. La conversation roulait sur l’action qui avait décidé du sort des cinq anglais, dont je viens de détailler la périlleuse aventure : j’étais bien éloigné d’en savoir les circonstances ; elles auront de quoi surprendre. Les voici.

M. de Corbiese, officier français, servant dans les troupes de la colonie, avait été commandé la nuit précédente pour aller croiser sur le Lac Saint-Sacrement. Sa troupe se montait environ à cinquante français, et à un peu plus de trois cens sauvages. Au premier point du jour, il découvrit un corps de trois cens anglais, détachés aussi en parti dans une quinzaine de Berges. Ces sortes de bateaux hauts de bord, et forts en épaisseur, en concurrence avec de frèles canots, compensaient suffisamment, et au-delà, la petite supériorité que nous pouvions avoir du côté du nombre. Cependant nos gens ne balancèrent pas à aller engager l’action ; l’ennemi parut d’abord accepter le défi de bonne grâce : mais cette résolution ne se soutint pas. Les français et les sauvages, qui ne pouvaient raisonnablement fonder l’espérance de la victoire que sur l’abordage que leur nombre favorisait, et qui d’ailleurs, risquaient tout à se battre de loin, se mirent à serrer de près l’ennemi, malgré la vivacité du feu qu’il fesait. L’ennemi ne les vit pas plutôt à ses trousses, que la terreur lui fit tomber les armes des mains. Il ne rendit plus de combat, ce ne fut plus qu’une déroute. De tous les partis le moins honorable sans contredit, mais, qui plus est, le plus dangereux, était de gagner la grève. C’est celui auquel il se détermina. Dans l’instant on les voit tirer avec précipitation vers le rivage : quelques-uns d’entr’eux, pour y arriver plutôt, se mettent à la nage, en se flattant de pouvoir se sauver à la faveur des bois ; entreprise mal concertée, dont ils eurent tout le temps de pleurer la folie. Quelque vitesse que les efforts redoublés des rameurs pussent donner à des bateaux que l’art et l’habileté de l’ouvrier avaient rendus susceptibles de célérité, elle n’approchait pas, à beaucoup près, de la vitesse d’un canot d’écorce ; il vogue, ou plutôt il vole sur l’eau avec la rapidité d’un trait. Aussi les anglais furent-ils bientôt atteints. Dans la première chaleur du combat, tout fut massacré sans miséricorde ; tout fut haché en pièces. Ceux qui avaient déjà gagné les bois, n’eurent pas un meilleur sort. Les bois sont l’élément des sauvages ; ils y coururent avec la légèreté des chevreuils. Les ennemis y furent joints et coupés par morceaux. Cependant les Outaouacks voyant qu’ils n’avaient plus affaire à des combattans, mais à des gens qui se laissaient égorger sans résistance, pensèrent à faire des prisonniers. Le nombre en monta à cent cinquante-sept, celui des morts à cent trente-un ; douze seulement furent assez heureux pour échapper à la captivité et à la mort. Les berges, les équipages, les provisions, tout fut pris et pillé. Pour cette fois, monsieur, vous vous attendez, sans doute, qu’une victoire si incontestable nous coûta cher. Le combat se donna sur l’eau, c’est-à-dire, dans un lieu tout-à-fait découvert ; l’ennemi n’y fut pas pris au dépourvu. Il eut tout le temps de faire ses dispositions ; il combattait de plus de haut-en-bas, pour ainsi dire ; du haut de ses berges, il déchargeait la mousqueterie sur de faibles canots d’écorces, qu’un peu d’adresse, ou plutôt qu’un peu de sang-froid aurait aisément fait submerger avec tous ceux qui les défendaient. Cela est vrai : cependant un succès si complet fut acheté au prix d’un seul sauvage blessé, dont le poignet fut démis par un coup de feu.

Tel fût le sort du détachement de l’infortuné M. Copperelh, qui en était le commandant, et que le bruit général dit avoir péri sous les eaux. Les ennemis ne s’expriment sur les désastres de cette journée, qu’en des termes qui marquent également et leur douleur et leur surprise. Ils conviennent ingénument de la grandeur de leur perte. Il serait, en effet, difficile de s’inscrire en faux contre la moindre particularité : les cadavres des officiers et de leurs soldats, en partie flottans sur les eaux du Lac St.-Sacrement, en partie encore étendus sur le rivage, déposeraient contre ce désaveu. Quant à leurs prisonniers, la plus grande partie gémit encore dans les fers de M. le Chevalier de Lévi. Je les vis défiler par bandes, escortés de leurs vainqueurs, qui, occupés en barbares de leur triomphe, ne paraissaient guères d’humeur à adoucir la défaite des vaincus. Dans l’espace d’une lieue qu’il me fallait faire pour rejoindre mes Abnakis, je fis rencontre de plusieurs petites troupes de ces captifs. Plus d’un sauvage m’arrêta sur mon chemin pour faire montre de sa prise en ma présence, et pour jouir en passant de mes applaudissemens. L’amour de la patrie ne me permettait pas d’être insensible à des succès qui intéressaient la nation. Mais le titre de malheureux est respectable, non-seulement à la religion, mais à la simple nature. Ces prisonniers d’ailleurs s’offraient à moi sous un appareil si triste, les yeux baignés de larmes, le visage couvert de sueur et même de sang, la corde au cou. À cet aspect, les sentimens de compassion et d’humanité avaient bien droit sur mon cœur. Le rhum dont s’étaient gorgés les nouveaux maîtres, avait échauffé leurs têtes et irrité leur férocité naturelle. Je craignais à chaque instant de voir quelque prisonnier, victime et de la cruauté et de l’ivresse, massacré sous mes yeux, tomber mort à mes pieds ; de sorte que j’osais à peine lever la tête, de peur de rencontrer les regards de quelqu’un de ces malheureux. Il me fallût bientôt être témoin d’un spectacle tout autrement horrible que ce que j’avais vu jusques-là.

Ma tente avait été placée au milieu du camp des Outaouacks. Le premier objet qui se présenta à mes yeux, en y arrivant, fut un grand feu ; et des broches de bois plantées à terre désignaient un festin. C’en était un. Mais ô Ciel ! quel festin ! Les restes d’un cadavre anglais, écorché et décharné plus d’à moitié. J’aperçus un moment après, ces inhumains mangeant, avec une famélique avidité, de cette chair humaine ; je les vis puiser à grandes cuiller leur détestable bouillon, et ne pouvoir s’en rassasier. On m’y apprit qu’ils s’étaient disposés à ce régal, en buvant à pleins crânes le sang humain ; leurs visages encore barbouillés, et leurs lèvres teintes assuraient la vérité du rapport. Ce qu’il y a de plus triste, c’est qu’ils avaient placé tout auprès une dizaine d’anglais, pour être spectateurs de leur infame repas. L’Outaouaek approche de l’Abnakis ; je crus qu’en fesant à ces monstres d’inhumanité quelque douce représentation, je gagnerais quelque chose sur eux. Je me flattais. Un jeune déterminé prit la parole, et me dit en mauvais français : Toi avoir le goût français, moi sauvage, cette viande bonne pour moi. Il accompagna son discours par l’offre qu’il me fît d’un morceau de grillade anglaise. Je ne répliquai rien à son raisonnement digne d’un barbare ; quant à ses offres, on s’imagine aisément avec quelle horreur je les rejetai.

Instruit par l’inutilité de cette tentative, que mes secours ne pouvaient qu’être tout-à-fait infructueux pour les morts, je me tournai du côté des vivans, dont le sort me paraissait cent fois plus à plaindre. J’allai aux anglais : un de la troupe fixa mon attention ; aux ornemens militaires dont il était encore paré, je reconnus un officier ; sur le-champ mon parti fut pris de l’acheter, et de lui assurer sa liberté avec la vie. Je m’approchai dans cette vue d’un vieillard Outaouack, persuadé que le froid de la vieillesse ayant modéré sa férocité, je le trouverais plus favorable à mon dessein ; je lui tendis la main, en le saluant poliment, dans l’espérance de le gagner par ces manières prévenantes ; mais ce n’était pas un homme avec qui j’avais à traiter, c’était pis qu’une bête féroce, qu’on adoucit au moins par des caresses. Non, me dit-il, d’un ton foudroyant et menaçant, tout propre à me remplir de frayeur, si j’avais été dans ce moment susceptible d’autres sentimens que ceux qu’inspirent la compassion et l’horreur. Non, je ne veux point de tes amitiés ; retire-toi. Je ne crus pas devoir attendre qu’il me réitérât un compliment de cette espèce ; je lui obéis.

J’allai me renfermer dans ma tente, et m’y livrer aux réflexions que la religion et l’humanité peuvent suggérer dans ces sortes de circonstances. Je ne pensai point à prendre des mesures pour précautionner mes Abnakis contre des excès si crians. Quoique l’exemple soit un écueil redoutable pour tous les hommes, en matière de tempérance et de mœurs, ils étaient incapables de se porter à ces extrémités ; on leur doit même cette justice que, dans les temps où ils étaient plongés le plus avant dans tes ténèbres du paganisme, jamais ils n’ont mérité l’odieux nom d’antropophages. Leur caractère humain et docile sur cet article les distinguait dès-lors de la plus grande partie des sauvages de ce continent. Ces considérations me conduisirent bien avant dans la nuit.

Le lendemain, à mon réveil, je comptais qu’il ne resterait plus autour de ma tente aucun vestige du repas de la veille. Je me flattais que les vapeurs de la boisson dissipées, et l’émotion inséparable d’une telle action étant apaisée, les esprits seraient devenus plus rassis, et les cœurs plus humains. Je ne connaissais pas le génie et le goût Outaouac. C’était par choix, par délicatesse, par friandise, qu’ils se nourrissaient de chair humaine. Dès l’aurore ils n’avaient rien eu de si pressé que de recommencer leur exécrable cuisine. Déjà ils n’attendaient plus que le moment désiré où ils pussent assouvir leur faim plus que canine, en dévorant les tristes restes du cadavre de leur ennemi. J’ai déjà dit que nous étions trois missionnaires attachés au service des sauvages. Durant toute la campagne, notre logement fut commun, nos délibérations unanimes, nos démarches uniformes, et nos volontés parfaitement conformes. Cette intelligence ne servit pas peu à adoucir les travaux inséparables d’une course militaire. Après nous être concertés, nous jugeâmes tous que le respect dû à la majesté de nos mystères ne nous permettait pas de célébrer le sacrifice de l’Agneau sans tache dans le centre même de la barbarie. D’autant mieux que ces peuples adonnés aux plus bizarres superstitions, pouvaient abuser de nos plus respectables cérémonies, pour en faire la matière ou même la décoration de leurs jongleries. Sur ce fondement, nous abandonnâmes ce lieu proscrit par tant d’abominations, pour nous enfoncer dans les bois. Je ne pus faire ce mouvement sans me séparer tant soit peu de mes Abnakis. J’y étais autorisé, ce semble ; j’eus presque lieu cependant de regretter mon premier campement ; vous en jugerez par les suites. Je ne fus pas plutôt établi dans mon nouveau domicile, que je vis se renouveler dans les cœurs de mes Néophytes leur ardeur à s’approcher du Tribunal de la Pénitence. La foule, en grossit si fort, que j’avais peine à suffire à leur empressement. Ces occupations jointes aux autres devoirs de mon ministère, remplirent si bien quelques-unes de mes journées, qu’elles disparurent presque sans que je m’en aperçusse. Heureux si je n’eusse eu à me prêter qu’à de si dignes fonctions ! tout mon sang, ce n’aurait pas été trop pour payer ce bonheur : mais les consolations des ministres de Jésus-Christ ne sont pas durables ici-bas, parce que les succès des travaux entrepris pour la gloire de leur maître ne le sont pas. Trop d’ennemis conspirent, à les traverser, pour ne pas jouir enfin du triste triomphe d’y réussir.

Tandis que plusieurs de mes Abnakis ménageaient en chrétiens leur réconciliation et leur grâce auprès du Seigneur, d’autres cherchaient en téméraires à irriter sa colère et à provoquer ses vengeances. La boisson est la passion favorite, le faible universel de toutes les nations sauvages, et par malheur il n’est que trop de mains avides qui la leur versent, en dépit des lois divines et humaines. Il n’est pas douteux que la présence du missionnaire, par le crédit qu’il tient de son caractère, n’obvie à bien des désordres. Par les raisons que j’ai déduites plus haut, je m’étais un peu éloigné de mes gens ; j’en étais séparé par un petit bois. Je ne pouvais m’aviser de le franchir de nuit pour aller observer si le bon ordre régnait dans leur camp, sans m’exposer à quelque sinistre aventure, non-seulement de la part des Iroquois attachés au parti anglais, lesquels, à la porte même du camp, avaient enlevé, quelques jours auparavant, la chevelure à un de nos grenadiers, mais encore de la part de nos idolâtres, sur lesquels l’expérience m’avait appris qu’on ne pouvait faire de fonds. Quelques jeunes Abnakis, joints à des sauvages de différentes nations, profitèrent de mon absence et des ténèbres de la nuit pour aller à la faveur du sommeil général, dérober à la sourdine de la boisson dans les tentes françaises. Une fois nantis de leur précieux trésor, ils se hâtèrent d’en faire usage, et bientôt les têtes furent dérangées. L’ivressse sauvage est rarement tranquille, presque toujours bruyante. Celle-ci éclata d’abord par des chansons, par des danses, par du bruit, en un mot, et finit par des coups. À la pointe du jour elle était dans le fort de ses extravagances ; ce fut la première nouvelle dont je fus servi à mon réveil. J’accourus promptement à l’endroit d’où partait le tumulte. Tout y était dans l’alarme et dans l’agitation. C’était l’ouvrage des ivrognes. Tout rentra bientôt dans l’ordre par la docilité de mes gens. Je les pris sans façon par la main l’un après l’autre. Je les conduisis sans résistance dans leur tente, où je leur ordonnai de reposer.

Le scandale paraissait apaisé, lorsqu’un Horaïgan, naturalisé Abnakis, et adopté par la nation, renouvela la scène sur un ton un peu plus sérieux ; après s’être pris de parole avec un Iroquois, son compagnon de débauche, ils en vinrent aux mains. Le premier, beaucoup plus vigoureux, après avoir terrassé son adversaire, fesait pleuvoir sur lui une grêle de coup, et qui plus est, lui déchirait les épaules à belles dents. Le combat était le plus échauffé lorsque je les atteignis : je ne pouvais emprunter d’autres secours que celui de mes mains pour séparer les combattans, les sauvages se redoutant trop mutuellement pour s’ingérer jamais, à quelque prix que ce soit, dans les disputes des uns et des autres. Mais mes forces ne répondaient point à la grandeur de l’entreprise, et le victorieux était trop animé pour relâcher sitôt sa proie. Je fus tenté de laisser ces furieux se punir par leurs mains de leurs excès ; mais je craignais que la scène ne fût ensanglantée par la mort d’un des champions : je redoublai mes efforts ; à force de secouer l’Abnakis, il sentit enfin qu’on secouait ; il tourne alors la tête : ce ne fut qu’avec bien de la peine qu’il me reconnut ; il ne se mit pas néanmoins à la raison ; il lui fallut quelques momens pour se remettre ; après quoi il donna à l’Iroquois le champ libre pour s’évader, dont celui-ci profita de bonne grâce.

Après avoir pris des mesures pour obvier au renouement de la partie, je me retirai plus fatigué qu’on ne saurait croire, de la course que je venais de faire ; mais il me fallut bientôt recommencer ; je fus averti qu’une troupe de mes guerriers assemblés sur le rivage, autour des bateaux où était le dépôt des poudres, s’y amusait à faire le coup du fusil, en dépit de la garde, et au mépris même des ordres, ou plutôt des prières des officiers ; car le sauvage est son maître et son roi, et il porte par-tout avec lui son indépendance. Je n’avais pas pour cette fois à lutter contre l’ivresse ; il ne s’agissait que de réprimer la jeunesse inconsidérée de quelques étourdis ; aussi la décision fut prompte. Imaginez-vous une foule d’écoliers qui redoutent leur maîtres. Tels furent à ma présence ces guerriers si redoutables : ils disparurent à mon approche, au grand étonnement des français. À peine pus-je en joindre un à qui je demandai, d’un ton d’indignation, s’il était las de vivre, ou s’il avait conjuré notre perte ! Il me répondit, d’un ton fort radouci : non, mon Père. Pourquoi donc, ajoutai-je, pourquoi allez-vous vous exposer à sauter en l’air, et nous faire sauter nous-mêmes par l’embrasement des poudres ? Taxe-nous d’ignorance, répliqua-t-il, mais non de malice. Nous ignorions quelles fussent si près. Sans faire tort à sa probité, on pouvait suspecter la vérité de son excuse ; mais c’était beaucoup qu’il voulût descendre à une justification, et plus encore qu’il voulût mettre fin à son dangereux badinage, ce qu’il exécuta sur-le-champ.

L’inaction à laquelle je voyais condamnés nos sauvages chrétiens, jointe à leur mélange avec tant de nations idolâtres, me faisait trembler, non pour la religion, mais pour leur conduite. Je soupirais après le jour où les préparatifs nécessaires pour l’expédition une fois consommés, on pourrait se mettre en mouvement. L’esprit occupé, le cœur est plus en sûreté. Il arriva enfin ce moment si désiré. M. le Chevalier de Lévi à la tête de trois mille hommes, avait pris la route par terre, le vendredi 29 de juillet, afin d’aller protéger la descente de l’armée, qui devait aller par eau. Sa marche n’eût aucune de ces facilités que fournissent en Europe ces grands chemins faits avec une magnificence royale pour la commodité des troupes. Ce fut d’épaisses forêts à percer, des montagnes escarpées à franchir, des marais boueux à traverser. Après une marche forcée de toute une journée, c’était beaucoup si on se trouvait en avant de 3 lieues ; de sorte qu’il fallut cinq jours pour faire douze lieues. Sur ces obstacles, qu’on avait bien prévus, le départ de ce corps avait précédé de quelques jours, Ce fut le dimanche que nous nous embarquâmes avec les sauvages seulement, qui pouvaient faire un gros de 1,200 hommes alors, les autres étant partis par terre.

Nous n’eûmes pas fait 4 à 5 lieues sur le lac, que nous aperçûmes des marques sensibles de notre dernière victoire : c’était des berges anglaises abandonnées, qui, après avoir flotté long-temps au gré des eaux et des vents, étaient enfin allées échouer sur la grève. Mais le spectacle le plus frappant fut une assez grande quantité de cadavres anglais, étendus sur le rivage, ou épars ça et là dans les bois. Les uns étaient hachés par morceaux, et presque tous étaient mutilés de la façon la plus affreuse. Que la guerre me parut un fléau terrible ! Il aurait été bien consolant pour moi de procurer de ma main les honneurs de la sépulture à ces tristes restes de nos ennemis ; mais ce n’était que par condescendance qu’on avait débarqué dans cette anse. Ce fut un devoir et une nécessité pour nous de nous remettre incessamment en route, conformément aux ordres qui nous pressaient de nous rendre. Nous abordâmes sur le soir au lieu qui nous avait été assigné pour camper. C’était une côte semée de ronces et d’épines, qui était le repaire d’une multitude prodigieuse de serpens à sonnettes. Nos sauvages, qui leur donnèrent la chasse, en attrapèrent plusieurs qu’ils m’apportèrent.

Ce reptile venimeux, s’il en fût jamais, a une tête dont la petitesse ne répond pas à la grosseur de son corps ; sa peau est quelquefois régulièrement tachetée d’un noir foncée, et d’un jaune pâle ; d’autres fois elle est entièrement noire. Il n’est armé d’aucun aiguillon, mais ses dents sont extrêmement aiguës. Il a l’œil vif et brillant ; il porte sous la queue plusieurs petites écailles, qu’il enfle prodigieusement, et qu’il agite violemment l’une contre l’autre, quand il est irrité. Le bruit qui en résulte a occasionné le nom sons lequel il est connu. Son fiel boucanné est un spécifique contre le mal de dents. Sa chair, aussi boucannée et réduite en poudre, passe pour un excellent fébrifuge. Du sel mâché et appliqué sur la plaie est un topique assuré contre ses morsures, dont le venin est si prompt, qu’il donne la mort dans moins d’une heure.

Le lendemain, sur les quatre heures du soir, M. de Montcalm arriva avec le reste de l’armée. Il fallut nous remettre en route malgré un déluge de pluie qui nous inondait. Nous marchâmes presque toute la nuit, jusqu’à ce que nous distinguâmes le camp de M. de Lévi ; à trois feux placés en triangle sur la croupe d’une montagne. Nous fîmes halte dans cet endroit, où l’on tint un conseil général, après lequel les troupes de terre se mirent de nouveau en marche vers le fort George, distant seulement de quatre lieues. Ce ne fut que vers le midi que nous remontâmes en canot. Nous nagions lentement pour donner le temps aux bateaux chargés de l’artillerie de nous suivre. Il s’en fallait bien qu’ils le pussent. Sur le soir nous avions plus d’une grande lieue d’avance. Cependant, comme nous étions arrivés à une baie dont nous ne pouvions doubler la pointe sans nous découvrir entièrement aux ennemis, nous nous déterminâmes, en attendant de nouveaux ordres, à y passer la nuit. Elle fut marquée par une petite action, qui fut le prélude du siège.

Sur les onze heures, deux berges parties du fort parurent sur le lac. Elles naviguaient avec une assurance et une tranquillité dont elles ne tardèrent pas à revenir. Un de mes voisins, qui veillait pour la sûreté générale, les distingua dans un assez grand éloignement. La nouvelle fut portée à tous les sauvages, et les préparatifs pour les recevoir, terminés avec une promptitude et un silence admirables. Je fus sommé dans l’instant de pourvoir à ma sûreté, en gagnant la terre, et de là l’intérieur des bois. Ce ne fut point par une bravoure déplacée dans un homme de mon état que je fis la sourde oreille à l’avis qu’on avait la bonté de me donner ; mais je ne le croyais pas sérieux, parce que je croyais avoir des titres pour suspecter la vérité de la nouvelle. Quatre cens bateaux ou canots, qui couvraient depuis deux jours la surface des eaux du lac Saint-Sacrement, formaient un attirail trop considérable pour avoir pu échapper aux yeux attentifs et éclairés d’un ennemi. Sur ce principe, j’avais peine à me persuader que deux berges eussent la témérité, je ne dis pas de se mesurer, mais de se présenter devant des forces si supérieures ; je raisonnais, et il me fallait qu’ouvrir les yeux. Un de mes amis, spectateur de tout, m’avertit encore, d’un ton trop sérieux pour ne pas me rendre, que j’étais déplacé. Il avait raison. Un bateau assez vaste réunissait tous les missionnaires. On y avait mis une tente pour nous mettre à l’abri des injures de l’air, pendant les nuits assez froides dès lors sous ce climat ; ce pavillon ; ainsi dressé, formait en l’air une espéce d’ombrage qu’on découvrait aisément à la lueur des étoiles. Curieux de s’éclaircir, c’était à-peu-près la même chose. Peu, en effet, l’auraient échappée, si, par bonheur pour eux, une petite aventure ne nous eût trahis quelques momens trop tôt. Un des moutons de notre armée se prit à bêler ; à ce çri, qui décelait l’embuscade, les ennemis tournèrent face, firent route vers le rivage opposé, et forcèrent de rames pour s’y sauver à la faveur des ténèbres et des bois. Cette manœuvre aussitôt reconnue, que faire ? Douze cens sauvages s’ébranlèrent ; et volèrent à leur poursuite avec des hurlemens aussi effrayans par leur continuité que par leur nombre. Cependant des deux côtés on sembla d’abord se respecter ; pas un seul coup de fusil ne fut lâché. Les agresseurs n’ayant pas eu le temps de se former, craignaient de se tuer mutuellement, et voulaient, d’ailleurs, des prisonniers. Les fugitifs employaient plus utilement leurs bras à accélérer leur fuite. Ils touchaient presqu’au terme, lorsque les sauvages, qui s’aperçurent que leur proie échappait, firent feu. Les anglais, serrés de trop près par quelques canots avant-coureurs, furent obligés d’y répondre. Bientôt un silence sombre succéda à tout ce fracas. Nous étions dans l’atteinte d’un succès, lorsqu’un faux brave s’avisa de se faire honneur dans l’histoire fabuleuse du combat, auquel il n’avait sûrement pas assisté. Il débuta par assurer que l’action avait été meurtrière pour les Abnakis. C’en fut assez pour me mettre en action. Muni des Saintes-Huiles, je me jetai avec précipitation dans un canot pour aller au-devant des combattants. Je priais à chaque instant mes guides de faire diligence. Il n’en était pas besoin, du moins pour moi. Je fis rencontre d’un Abnakis, qui, mieux instruit, parce qu’il avait été plus brave, m’apprit que cette action si meurtrière s’était terminée à un Nipistingue tué et un autre blessé à l’abordage. Je n’attendis pas le reste de son régit ; je me pressai d’aller rejoindre nos gens pour céder ma place à Mathavet, missionnaire de la nation Nipistingue. J’arrivais par eau, lorsque M. de Montcalm, qui, au bruit de la mousqueterie, avait pris terre un peu au-dessous, arriva à travers les bois ; il apprit que je venais de la découverte, et s’adressa à moi pour être mieux au fait : mon Abnakis, que je rappelai, lui fit un court récit du combat. L’obscurité de la nuit ne permettait pas de savoir le nombre des morts ennemis ; on s’était saisi de leurs berges ; et on leur avait fait trois prisonniers. Le reste errait à l’aventure dans les bois : M. de Montcalm, charmé de ce détail, se retira pour aller aviser, avec sa prudence accoutumée, aux opérations du lendemain.

Le jour commençait à peine à paraître, que la partie de la nation Nipistingue procéda à la cérémonie des funérailles de leur frère, tué sur la place dans l’action de la nuit précédente, et mort dans les erreurs du paganisme. Ces obsèques furent célébrées avec toute la pompe et l’appareil sauvage. Le cadavre avait été paré de tous les ornemens, ou plutôt surchargé de tous les atours que la plus originale vanité puisse mettre en œuvre dans des conjonctures assez tristes par elle-même : colliers de porcelaine, bracelets d’argent, pendans d’oreilles et de nez, habits magnifiques ; tout lui avait été prodigué ; on avait emprunté le secours du fard et du vermillon pour faire disparaître, sous ces couleurs éclatantes, la pâleur de la mort, et pour donner à son visage un air de vie qu’il n’avait pas. On n’avait oublié aucune des décorations d’un militaire sauvage : un hausse-col, lié avec un ruban de feu, pendait négligemment sur sa poitrine ; le fusil appuyé sur son bras, le casse-tête à la ceinture, le calumet à la bouche, la lance à la main, la chaudière remplie à ses côtés. Sous cette attitude guerrière et animée on l’avait assis sur une éminence revêtue de gazon, qui lui servait de lit de parade. Les sauvages rangés en cercle autour de ce cadavre, gardèrent pendant quelques momens un silence sombre, qui n’imitait pas mal la douleur. L’Orateur le rompit en prononçant l’oraison funèbre du mort ; ensuite succédèrent les chants et les danses, accompagnés du son des tambours de basque, entourés de grelots. Dans tout cela éclatait je ne sais quoi de lugubre qui répondait assez à une triste cérémonie. Enfin, le convoi funèbre fut terminé par l’inhumation du mort, auprès duquel on eut bien soin d’enterrer une bonne provision de vivres, de crainte sans doute que, par le défaut de nourriture, il ne mourût une seconde fois. Ce n’est point en témoin oculaire que je parle ; la présence d’un missionnaire ne cadrerait guère avec ces sortes de cérémonies, dictées par la superstition, et adoptées par une stupide crédulité ; je tiens ce récit des spectateurs.

Cependant la baie dans laquelle nous avions mouillé, retentissait de toutes parts de bruits de guerre. Tout y était en mouvement et en action. Notre artillerie, qui consistait en trente deux pièces de canons et cinq mortiers, posés sur des plates-formes, qui étaient assises sur des bateaux amarrés ensemble, défila la première. En dépassant la langue de terre qui nous dérobait à la vue de l’ennemi, on eut soin de saluer le fort par une décharge générale, qui ne fut d’abord que de pure cérémonie, mais qui en annonçait de plus sérieuses. Le reste de la plus petite flotte suivit, mais lentement. Déjà un gros de sauvages avait assis son camp sur les derrières du fort George, ou sur le chemin du fort Lydis, pour couper toute communication entre les deux fort anglais. Le corps de M. le Chevalier de Levi occupait les défilés des montagnes, qui conduisaient au lieu projeté de notre débarquement. À la faveur de ces mesures si sages, notre descente se fit sans opposition, à une bonne demi-lieue au dessous du fort. Les ennemis avaient trop affaire chez eux pour entreprendre d’y venir former des obstacles. Ils ne s’attendaient à rien moins qu’à un siège. Je ne sais trop de quel principe partait leur confiance. Les environs de leurs forts étaient occupés par une multitude de tentes encore toutes dressées à notre arrivée. On y remarquait une quantité de baraques propres à favoriser les assiégeans. Il fallut nettoyer ces dehors, détendre les tentes, brûler les baraques ; ces mouvemens ne purent se faire sans essuyer bien des décharges de la part des sauvages, toujours attentifs à profiter des avantages qu’on leur donne. Leur feu aurait été bien plus meurtrier, si un autre objet n’eût attiré une partie de leur attention. Des troupeaux de bœufs et de chevaux, qu’on n’avait pas eu le temps de mettre à couvert, erraient dans les bas-fonds, situés au voisinage du fort. Les sauvages se firent d’abord une occupation de donner la chasse à ces animaux ; cent cinquante bœufs tués ou pris, et cinquante chevaux furent d’abord les fruits de cette petite guerre ; mais ce n’était là que comme les préliminaires et les dispositifs du siège.

Le fort George était un carré flanqué de quatre bastions ; les courtines en étaient fraisées, les fossés creusés à la profondeur de dix-huit à vingt pieds, l’escarpe et la contre-escarpe étaient talutées de sable mouvant ; les murs étaient formés de gros pins terrassés et soutenus par des pieux extrêmement massifs, d’où il résultait un terre-plein de quinze à dix-huit pieds qu’on avait eu soin de sabler tout-à-fait. Quatre à cinq cens hommes le défendaient à l’aide de dix-neuf canons, dont deux de trente-six, les autres de moindre calibre, et de quatre à cinq mortiers. La place n’était protégée par aucun autre ouvrage extérieur que par un rocher fortifié, revêtu de palissades assurées par des monceaux de pierres. La garnison en était de dix-sept cens hommes, et rafraîchissait sans cesse celle du fort. La principale défense de ce retranchement consistait dans son assiette qui dominait tous les environs, et qui n’était accessible à l’artillerie que du côte de la place, à raison des montagnes et des marais qui en bordaient les différentes avenues. Tel était le fort George, selon les connaissances que j’ai prises sur les lieux après la reddition de la place ; il n’était pas possible de l’investir et de lui boucher entièrement tous les passages. Six mille français ou canadiens et dix-sept cens sauvages, qui fesaient toutes nos forces, ne répondaient point à l’immensité du terrain qu’il aurait fallu embrasser pour y parvenir. À peine vingt mille hommes auraient-ils pu y suffire. Les ennemis jouirent donc toujours d’une porte de derrière pour se glisser dans les bois, ce qui aurait pu leur servir d’une utile ressource, s’ils n’avaient pas eu en tête des sauvages ; mais rarement échappe-t-on de leur mains par cette voie. Leurs quartiers étaient d’ailleurs placés sur le chemin Lydis, fort au voisinage des bois, et où ils battaient si souvent l’estrade, que ç’aurait été bien aventurer sa vie que d’y chercher un asile. À peu de distance étaient logés les canadiens postés sur le sommet des montagnes, et toujours à portée de leur donner la main. Enfin les troupes réglées venues de France, à qui proprement appartenaient les travaux du siège, occupaient la lisière des bois fort près du terrain où devait s’ouvrir la tranchée ; suivait le camp de réserve, muni de forces suffisantes pour le mettre à couvert de toute insulte.

Ces arrangements pris, M. le Marquis de Montcalm fit porter à l’ennemi des propositions qui lui auraient épargné bien du sang et bien des larmes, si elles eussent été acceptées. Voici à peu-près en quels termes était conçue la lettre de sommation qui fut adressée à M. Moreau, commandant de la place, au nom de Sa Majesté Britannique. Monsieur, j’arrive avec des forces suffisantes pour emporter la place que vous tenez, et pour couper tous les secours qui pourraient vous venir d’ailleurs ; je compte à ma suite une foule de nations sauvages que la moindre effusion de sang pourrait aigrir au point de les arracher pour toujours à tous sentimens de modération et de clémence. L’amour de l’humanité m’engage à vous sommer de vous rendre dans un temps où il ne me sera pas impossible de les faire condescendre à une composition honorable pour vous et utile pour tous. J’ai, etc., signé, Montcalm.

Le porteur de la lettre fût M. Fontbrane, Aide de camp de M. de Levi. Il fut accueilli par MM. les officiers anglais, dont plusieurs étaient de sa connaissance, avec une politesse et des égards dont les lois de l’honneur ne dispensent personne, quand il fait la guerre en honnête nomme. Mais cette favorable réception ne décida de rien pour la reddition de la

place, il y parut par la réponse. La voici : Monsieur le Général Montcalm, je vous suis obligé en particulier des offres gracieuses que vous me faites ; mais je ne puis accepter : je crains peu la barbarie. J’ai d’ailleurs sous mes ordres des soldats déterminés comme moi à périr ou à vaincre. J’ai, etc., signé, Moreau (Munro). La fierté de cette réponse fut bientôt publiée au bruit d’une salve générale de l’artillerie ennemie. Il s’en fallait bien que nous fussions en état de riposter sur le champ. Avant que de venir à bout d’établir une batterie, il fallait transporter nos canons l’espace d’une bonne demi-lieue à travers les rochers et les bois. Grâce à la voracité des sauvages, nous ne pouvions emprunter pour cette manœuvre le secours d’aucune de nos bêtes de somme. Ennuyés, disaient-ils, de la viande salée, ils n’avaient point fait de difficulté de s’en saisir et de s’en régaler quelques jours auparavant sans consulter autre chose que leur appétit ; mais au défaut de ce secours, tant de bras animés par le courage et par le zèle envers le souverain, se prêtèrent de si bonne grâce au travail, que les obstacles furent bientôt aplanis et vaincus, et l’ouvrage porté à sa perfection. Durant tous ces mouvemens, j’étais logé auprès de l’Hôpital où j’espérais d’être à portée de donner aux mourans et aux morts les secours de mon ministère. J’y demeurai quelques temps sans avoir la moindre nouvelle de mes sauvages. Ce silence m’inquiétait ; j’avais une grande envie de les assembler encore une fois pour profiter des périlleuses conjectures où ils étaient, et pour les amener tous, s’il était possible, à des sentimens avoués par la religion. Sur cela je pris le parti de les aller chercher. Le voyage avait ses difficultés et ses périls, outre sa longueur ; il me fallut passer au voisinage de la tranchée, où un soldat occupé à admirer le prodigieux effet d’un boulet de canon sur un arbre, fut bientôt lui-même, à quelques pas de moi, la victime de son indiscrétion. En fesant ma route, je vous avouerai que je fus frappé de l’air dont se portaient les français et les canadiens aux travaux pénibles et hasardeux auxquels on les occupait. À voir la joie avec laquelle ils transportaient à la tranchée les fascines et les gabions, vous les auriez pris pour des gens invulnérables au feu vif et continuel de l’ennemi. Une pareille conduite annonce bien de la bravoure et bien de l’amour pour la patrie ; aussi est-ce là le caractère de la nation. Je parcourus tous les quartiers, sans rien trouver que quelques pelotons d’Abnakis dispersés çà et là ; de sorte que je fus de retour de ma course, sans avoir d’autre mérite que celui de la bonne volonté. Ainsi éloigné de mes gens, je ne pus guères leur être de grande utilité ; mais mes services y furent du moins de quelque usage en faveur d’un prisonnier Moraigan dont la nation est dans les intérêts, et presque totalement sous la domination de l’Angleterre. C’était un homme dont la figure n’avait assurément rien de revenant et de gracieux. Une tête énorme par sa grosseur avec de petits yeux, une corpulence épaisse et massive jointe à une taille raccourcie, des jambes grosses et courtes ; tous ces traits et bien d’autres lui fournissaient, sans contredit, de justes titres pour avoir place parmi les hommes difformes ; mais pour être disgracié de la nature, il n’en était pas moins homme, c’est-à-dire, qu’il n’avait pas moins droit aux attentions et aux égards de la charité chrétienne ; il n’était pourtant que trop la victime autant de sa mauvaises mine, que de sa malheurense fortune. Il était lié à un tronc d’arbre, où sa figure grotesque attirait la curiosité des passans ; les huées ne lui furent pas d’abord épargnées, mais les mauvais traitemens vinrent après, jusques là, que d’un soufflet rudement appliqué, on lui arracha presque un œil de la tête. Ce procédé me révolta ; je vins aux secours de l’affligé, d’auprès de qui je chassai tous les spectateurs avec un ton d’autorité que je n’aurais sans doute osé jamais prendre si j’avais été moins sensible à son malheur. Je fis sentinelle à ses côtés une partie de la journée ; enfin je fis si bien que je vins à bout d’intéresser les sauvages (ses maîtres) en sa faveur, de sorte qu’il ne fut plus besoin de ma présence pour le dérober à la persécution. Je ne sais s’il fut trop sensible à mes services ; du moins un coup d’œil sombre fut tout ce que j’en tirai ; mais indépendamment de la religion, j’étais trop payé par le seul plaisir d’avoir secouru un malheureux. Il ne manquait pas de gens dont le sort était aussi à plaindre. Chaque jour l’activité et la bravoure sauvage multipliait les prisonniers, c’est-à-dire, les misérables. Il n’était pas possible à l’ennemi de faire un pas hors de la place, sans s’exposer, ou à la captivité, ou à la mort, tant les sauvages étaient alertes. Jugez-en par ce seul récit. Une femme anglaise s’avisa d’aller ramasser des herbages dans les jardins potagers presque contigus aux fossés de la place. Sa hardiesse lui coûta cher : un sauvage, caché dans un quarré de choux, l’aperçut, et avec son fusil, la coucha sur le carreau. Il n’y eut jamais moyen que les ennemis vinssent enlever son cadavre, le vainqueur toujours caché fit sentinelle tout le jour, et lui enleva la chevelure.

Cependant toutes les nations sauvages s’ennuyaient fort du silence de nos gros fusils ; c’est ainsi qu’ils désignent nos canons : il leur tardait de ne plus faire seuls les frais de la guerre, de sorte que pour les contenter, il fallut hâter la tranchée, et y dresser notre première batterie. La première fois qu’elle joua, ce furent des cris de joie, dont toutes les montagnes retentirent avec fracas. Il ne fut pas nécessaire, durant tout le cours du siège, de se donner de grands mouvemens pour être instruits du succès de notre artillerie. Les cris des sauvages en portaient à tous les momens la nouvelle dans tous les quartiers. Je pensai sérieusement à quitter le mien ; l’inaction où j’y étais condamné, à raison de l’éloignement de mes Néophytes, m’y détermina ; mais nous eûmes, avant ce changement, une vive alarme à essuyer. Les fréquens voyages que les ennemis avaient faits pendant le jour vers leurs bateaux, avaient donné à soupçonner qu’ils préparaient quelques grands coups. Le bruit se répandit que leur dessein étaient de venir incendier nos munitions de bouche et de guerre. M. de Launay, Capitaine des Grenadiers dans un régiment de France, fut proposé pour veiller à la garde des bateaux qui en étaient les dépositaires. Les dispositions qu’il avait faites en homme du métier, firent presque regretter que les ennemis ne se fussent pas montrés. Ces alarmes dissipées, je rejoignis mes Abnakis, pour ne plus m’en séparer dans tout le cours de la campagne. Il ne se passa aucun événement remarquable durant quelques jours, que la promptitude et la célérité avec laquelle les ouvrages de la tranchée s’ayançaient. La seconde batterie fut établie dans deux jours. Ce fut une nouvelle fête que les sauvages célébrèrent à la militaire. Ils étaient sans cesse autour de nos canonniers, dont ils admiraient la dextérité. Mais leur admiration ne fut ni oisive, ni stérile. Ils voulurent essayer de tout pour se rendre plus utiles. Ils s’avisèrent de devenir canonniers ; un entr’autres se distingua : après avoir pointé lui-même son canon, il donna juste dans un angle rentrant, qu’on lui assigna pour but. Mais il se défendit de réitérer, malgré, les sollicitations des français, alléguant, pour raison de son refus, qu’ayant atteint dès son essai le degré de perfection auquel il pouvait aspirer, il ne devait plus hasarder sa gloire dans une seconde tentative. Mais ce qui fut le sujet de leur principal étonnement, ce fut ces divers boyaux qui formant les différentes branches d’une tranchée, sont autant de chemins souterrains si utiles pour protéger les assiégeans contre le canon des assiégés. Ils examinèrent, avec une avide curiosité, la manière dont nos grenadiers français s’y prenaient pour donner à ces sortes d’ouvrages le degré d’achèvement qu’ils exigent. Instruits par leurs yeux, ils exercèrent bientôt leurs bras à la pratique. On les vit armés de pêles et de pioches, tirer un boyau de tranchée vers le rocher fortifié, dont l’attaque leur était échue en partage. Ils le poussèrent si avant, qu’ils furent bientôt à la portée du fusil. M. de Villiers, frère de M. de Jumonville, officier, dont le nom seul est un éloge, profita de ces avances pour venir à la tête d’un corps de canadiens, attaquer les retranchements avancés. L’action fut vive, longtemps disputée et meurtrière pour les ennemis. Ils furent chassés de leurs premiers postes, et il est à présumer que les grands retranchemens auraient été emportés ce jour-là même, si leur prise eût dû décider de la reddition de la place. Chaque jour était signalé par quelque coup d’éclat de la part des français, des canadiens et des sauvages.

Cependant les ennemis se soutenaient toujours par l’espérance d’un prompt secours. Une petite aventure, arrivée dans ces conjonctures, dut bien diminuer leur confiance. Nos découvreurs rencontrèrent dans les bois trois courriers partis du Fort Lydis ; ils tuèrent le premier, prirent le second, et le troisième se sauva par sa légèreté à la course. On se saisit d’une lettre insérée dans une balle creusée, si bien cachée sur le corps du défunt, qu’elle aurait échappé aux recherches de tout autre qu’à celles d’un militaire qui se connaît à ces sortes de ruses de guerre. La lettre était signée du commandant du fort Lydis, et adressée à celui du fort George. Elle contenait en substance la déposition d’un canadien, fait prisonnier la première nuit de notre arrivée. Suivant sa déclaration, notre armée se montait à onze mille hommes, et le corps de nos sauvages à deux mille ; et notre artilierie était des plus formidables. Il y avait du mécompte dans cette supputation. Nos forces y étaient amplifiées bien au delà du vrai. Cette erreur ne doit point cependant s’attribuer à la fraude et à la supercherie, qui, quoiqu’utiles à la patrie, ne sauraient se justifier au tribunal de l’honnète homme le plus passionné et le plus national. Jusqu’à cette guerre, les plus nombreuses armées du Canada n’avaient guères passé huit cens hommes ; la surprise et l’étonnement grossissaient les objets à des yeux peu accoutumés à en apercevoir de considérables. J’ai été témoin, dans le cours de la campagne, de méprises bien plus grandes en ce genre. Le commandant de Lydis concluait sa lettre par avertir son collègue que les intérêts du roi son maître ne lui permettant pas de dégarnir sa place, c’était à lui à capituler, et à se ménager les conditions les plus avantageuses. M. de Montcalm ne crut pas pouvoir faire un meilleur usage de cette lettre, que de la faire remettre à son adresse par celui des courriers même qui était tombé vivant entre nos mains. Il en reçut de l’officier anglais des remercîments accompagnés de la modeste prière de vouloir bien lui continuer longtemps les mêmes politesses. Un pareil compliment, ou tenait du badinage, ou promettait une longue résistance. L’état actuel de la place ne le présageait pas. Une partie de ses batteries démontées et hors de service par le succès des nôtres, la frayeur répandue par les assiégés, qu’on ne rendait plus soldats qu’à force de leur verser du rhum, enfin les désertions fréquentes annonçaient la chûte prochaine. Telle était du moins l’opinion générale des déserteurs, dont la foule aurait été tout autrement considérable qu’elle n’était, si les armes sauvages n’avaient multiplié les périls de la désertion.

Parmi ceux qui vinrent se rendre à nous, il en fut un, sujet d’une république voisine, et notre fidèle alliée, qui me procura la douce consolation de lui préparer les voies à sa prochaine réconciliation à l’Église. J’allai le visiter à l’hôpital, où ses blessures le détenaient. Dès l’entrée de la conversation, je compris qu’il n’était pas difficile de faire goûter à un bon esprit les dogmes de la véritable religion, dès que le cœur était dans une situation à ne plus être trop sensible aux trompeuses douceurs des passions humaines.

J’étais à peine de retour de cette course, qui m’avait coûté une marche de trois lieues, dont les peines me furent bien adoucies par les motifs qui l’animèrent, et par les succès qui la couronnèrent, que j’aperçus un mouvement général dans tous les quartiers de notre camp. Chaque corps s’ébranlait, français, canadiens et sauvages, tous se préparaient à combattre : le bruit de l’arrivée du secours tant attendu de l’ennemi, produisait cette subite et générale évolution. Dans ces momens d’alarme, M. de Montcalm, avec un sang-froid qui décide le Général, pourvut à la sûreté de nos tranchées, au service de nos batteries ; et à la défense de nos bateaux. Il partit ensuite pour aller se remettre à la tête de l’armée.

J’étais assis tranquillement à la porte de ma tente, d’où je voyais défiler nos troupes, lorsqu’un Abnakis vint me tirer de ma tranquillité. Il me dit sans façon : Mon père, tu nous a donné parole, qu’au péril de ta vie même, tu ne balancerais pas à nous fournir les secours de ton ministère ; nos blessés pourraient-ils venir te chercher ici à travers les montagnes qui te séparent du lieu du combat ? nous partons et nous attendons l’effet de tes promesses. Une apostrophe si énergique me fit oublier mes fatigues. Je doublai le pas, je perçai au-delà des troupes réglées : enfin après une marche forcée, j’arrivai sur une terre, où mes gens, à la tête de tous les corps, attendraient le combat. Je députai sur-le-champ quelques-uns d’entr’eux, pour rassembler ceux qui étaient dispersés. Je me préparais à leur suggérer les actes de religion propres de la circonstance, et à leur donner une absolution générale à l’approche de l’ennemi : mais ils ne parurent point. M. de Montcalm, pour ne pas perdre le prix de tant de démarches, s’avisa d’un stratagème qui aurait pu faire naître l’occasion d’une action que nous étions venus chercher à si grands frais : il se proposa d’ordonner aux français et aux canadiens de se livrer mutuellement un combat simulé. Les sauvages cachés dans les bois devaient faire face aux ennemis, qui ne manqueraient pas de faire une vigoureuse sortie. L’expédient exposé à nos Iroquois, fut d’une invention admirable ; mais ils se retranchèrent sur ce que le jour était trop avancé. Le reste des sauvages eut beau appeler de ce jugement, l’excuse fut jugée de mise et acceptée ; ainsi chacun s’en retourna dans son poste sans avoir vu autre chose que l’appareil d’un combat. Enfin le lendemain, veille de la Saint-Laurent, le septième jour de notre arrivée, la tranchée poussée jusqu’aux jardins, on se disposait à établir notre troisième et dernière batterie. La proximité du Fort fesait espérer que, dans trois ou quatre jours, ou pourrait donner un assaut général, à la faveur d’une brèche raisonnable, mais les ennemis nous en épargnèrent la peine et les dangers ; ils arborèrent pavillon français et demandèrent à capituler.

Nous touchons à la reddition de la place, et à la sanglante catastrophe qui l’a suivie. Sans doute que tous les coins de l’Europe ont retenti de cette triste scène, comme d’un attentat dont l’odieux rejaillit peut-être sur la nation, et la flétrit. Votre équité va juger dans le moment si une imputation si criante porte sur d’autres principes que sur l’ignorance ou la malignité. Je ne rapporterai que des faits d’une publicité et d’une authenticité si incontestables, que je pourrais, sans crainte d’être démenti, les appuyer du témoignage même de MM. les officiers anglais qui ont été les témoins et les victimes. M. le Marquis de Montcalm, avant que d’entendre à aucune composition, juge devoir prendre l’avis de toutes les nations sauvages, afin de les adoucir par cette condescendance, et de rendre inviolable le traité par leur agrément. Il en fit assembler tous les chefs, à qui il communiqua les conditions de la capitulation, qui accordaient aux ennemis le droit de sortir de la place avec tous les honneurs de la guerre, et leur imposait, avec l’obligation de ne point servir de dix-huit mois contre Sa Majesté Très-Chrétienne, celle de rendre la liberté à tous les canadiens pris dans cette guerre. Tous ces articles furent universellement applaudis : muni du sceau de l’approbation générale, le traité fut signé par les généraux des deux couronnes. En conséquence l’armée française en bataille s’avança vers la place, pour en prendre possession au nom de Sa Majesté Très-Chrétienne ; tandis que les troupes anglaises rangées en bel ordre, en sortaient pour aller se renfermer jusqu’au lendemain dans les retranchements. Leur marche ne fut marquée par aucune contravention au droit des gens. Mais les sauvages ne tardèrent pas à y donner atteinte. Pendant le cérémonial militaire, qui accompagna la prise de possession, ils avaient pénétré en foule dans la place par les embrasures de canons pour procéder au pillage qu’on était convenu de leur livrer, mais ils ne s’en tinrent pas à piller : il était resté dans les casemates quelques malades, à qui leur état n’avait pas permis de suivre leurs compatriotes dans l’honorable retraite accordée à leur valeur. Ce furent là les victimes sur lesquelles ils se jetèrent impitoyablement, et qu’ils immolèrent à leur cruauté. Je fus témoin de ce spectacle. Je vis un de ces barbares sortir des casemates, où il fallait rien moins qu’une insatiable avidité de sang pour entrer, tant l’infection qui en exhalait était insupportable. Il portait à la main une tête humaine, d’où découlaient des ruisseaux de sang, et dont il fesait parade comme de la plus belle capture dont il eût pu se saisir.

Ce n’était là qu’un bien léger prélude de la cruelle tragédie du lendemain. Dès le grand matin les sauvages se rassemblèrent autour des retranchemens. Ils débutèrent par demander aux anglais les marchandises, provisions, toutes les richesses en un mot que leurs yeux intéressés pouvaient apercevoir : mais c’était des demandes faites sur un ton à annoncer un coup de lance pour prix d’un refus. On se désaisit, on se dépouilla, on se réduisit à rien pour acheter au moins la vie par ce dépouillement universel. Cette condescendance devait adoucir les esprits ; mais le cœur des sauvages ne semble pas fait comme celui des autres hommes : vous diriez qu’il est, par sa nature, le siège de l’inhumanité. Ils n’en furent pas moins disposés à se porter aux plus dures extrémités. Le corps de quatre cens hommes de troupes françaises, destiné à protéger la retraite des ennemis, arriva et se rangea en haie. Les anglais commencèrent à défiler. Malheur à tous ceux qui fermèrent la marche, ou aux traîneurs que l’indisposition ou quelqu’autre raison séparait tant soit peu de la troupe. Ce furent autant de morts dont les cadavres jonchèrent bientôt la terre, et couvrirent l’enceinte des retranchemens. Cette boucherie qui ne fut d’abord que l’ouvrage de quelques sauvages, fut le signal qui fit de presque tous autant de bêtes féroces. Ils déchargeaient à droite et à gauche de grands coups de haches à ceux qui leur tombaient sous la main. Le massacre ne fut cependant pas de durée, ni aussi considérable que tant de furie semblait le faire craindre ; il ne monta guère qu’à quarante à cinquante hommes. La patience des anglais qui se contentaient de plier leur tête sous le fer de leurs bourreaux, l’appaisa tout-à-coup, mais elle ne les amena pas à la raison et à l’équité. En poussant toujours de grands cris, ils se mirent à faire des prisonniers.

J’arrivai sur ces entrefaites. Non, je ne croîs pas qu’on puisse être homme et être insensible dans de si tristes conjonctures. Le fils enlevé d’entre les bras du père, la fille arrachée du sein de sa mère, l’époux séparé de l’épouse, des officiers dépouillés jusqu’à la chemise, sans respect pour leur rang et pour la décence, une foule de malheureux qui courent à l’aventure, les uns vers les bois, les autres vers les tentes françaises, ceux-ci vers le fort, ceux-là vers tous les lieux qui semblaient leur promettre un asile : voilà les pitoyables objets qui se présentaient à mes yeux ; cependant les français n’étaient pas spectateurs oisifs et insensibles de la catastrophe. M. le Chevalier de Lévi courait par-tout où le tumulte paraissait le plus échauffé pour tâcher d’y remédier, avec un courage animé par la clémence si naturelle à son illustre sang. Il affronta mille fois la mort à laquelle, malgré sa naissance et ses vertus, il n’aurait pas échappé, si une providence particulière n’eut veillé à la sûreté de ses jours, et n’eut arrêté les bras sauvages déjà levés pour le frapper. Les officiers français et les canadiens imitèrent son exemple avec un zèle digne de l’humanité qui a toujours caractérisé la nation ; mais le gros de nos troupes, occupé à la garde de nos batteries et du fort, était, par cet éloignement, hors d’état de leur prêter main-forte. De quelle ressource pouvaient être quatre cens hommes contre environ quinze cens sauvages furieux, qui ne nous distinguaient pas de l’ennemi ? Un de nos sergens qui s’était opposé fortement à leur violence, fut renversé par terre d’un coup de lance. Un de nos officiers français, pour prix du même zèle, avait reçu une large blessure qui le conduisit aux portes du tombeau ; d’ailleurs, dans ces momens d’alarmes, on ne savait de quel côté tourner. Les mesures qui semblaient le plus dictées par la prudence aboutissaient à des fins désastreuses et sinistres.

M. de Montcalm, qui ne fut instruit que tard à raison de l’éloignement de sa tente, se porta au premier avis vers le lieu de la scène avec une célérité qui marquait la bonté et la générosité de son cœur. Il se multipliait, il se reproduisait, il était partout ; prières, menaces, promesses, il usa, il essaya de tout ; il en vint enfin à la force. Il crut devoir à la naissance et au mérite de M. le Colonel Yonn, (Young ?) d’arracher d’autorité et avec violence son neveu d’entre les mains d’un sauvage ; mais, hélas ! sa délivrance coûta la vie à quelques prisonniers que leurs tyrans massacrèrent sur-le-champ par la crainte d’un semblable coup de vigueur. Le tumulte cependant croissait toujours, lorsque quelqu’un s’avisa heureusement de crier aux anglais qui formaient un corps considérable, de doubler le pas. Cette marche forcée eut son effet ; les sauvages, en partie par l’inutilité de leurs poursuites, en partie satisfaits de leurs prises, se retirèrent ; le peu qui resta fut aisément dissipé. Les anglais continuèrent tranquillement leur route jusqu’au fort Lydis, où ils n’arrivèrent d’abord qu’au nombre de trois ou quatre cens. J’ignore le nombre de ceux qui ayant gagné les bois, furent assez heureux pour sy rendre à la faveur du canon qu’on eut soin de tirer pendant plusieurs jours pour les guider. Le reste de la garnison n’avait cependant pas péri par le fer, et ne gémissait pas non plus sous le poids des chaînes. Plusieurs avaient trouvé leur salut dans les tentes françaises ou dans le fort. Ce fut là où je me rendis, après que le désordre fut une fois appaisé. Une foule de femmes éplorées vinrent en gémissant m’environner. Elles se jetaient à mes genoux ; elles baisaient le bas de ma robe, en poussant de temps-en-temps des cris lamentables qui me perçaient le cœur. Il n’était pas en moi de tarir la cause de leurs pleurs ; elles redemandaient leurs fils, leurs filles, leurs époux dont elles déploraient l’enlèvement. Pouvais-je les leur restituer ? L’occasion du moins ne tarda pas à se présenter de diminuer le nombre de ces misérables ; je l’embrassai avidement. Un officier français m’avertit qu’un Huron actuellement dans son camp était en possession d’un enfant de six mois, dont la mort était assurée, si je n’accourais sur-le-champ à sa délivrance. Je ne balançai point. Je courus en hâte à la tente du sauvage, entre les bras de qui j’aperçus l’innocente victime qui baisait tendrement les mains de son ravisseur, et qui jouait avec quelques colliers de porcelaine qui le paraient. Ce coup-d’œil donna une nouvelle ardeur à mon zèle. Je commençai par flatter le Huron par tous les éloges que la vérité pouvait me permettre de donner à la valeur de sa nation. Il me comprit du premier coup ; Tiens, me dit-il fort civilement, vois-tu cet enfant ? je ne l’ai point volé ; je l’ai trouvé délaissé dans une haie ; tu le veux, mais tu ne l’auras pas. J’eus beau lui remontrer l’inutilité de son prisonnier, sa mort assurée par le défaut de nourriture convenable à la délicatesse de son âge ; il me produisit du suif pour le régaler ; ajoutant qu’après tout il trouverait en cas de mort, un coin de terre pour l’ensevelir, et qu’il me serait libre alors de lui donner ma bénédiction. Je répliquai à son discours par l’offre que je lui fis de lui remettre une assez grosse somme d’argent, s’il voulait se désaisir de son petit captif ; il persista dans la négative ; il se relâcha dans la suite jusqu’à exiger en échange un autre anglais. S’il n’eût rien diminué de ses prétentions, c’était fait de la vie de l’enfant. Je croyais déjà son arrêt de mort porté, lorsque je m’aperçus qu’il tenait conseil en Huron avec ses compagnons : car jusqu’alors la conversation s’était tenue en français qu’il entendait. Ce pourparler fit luire à mes yeux un rayon d’espérance ; elle ne fut pas trompée. Le résultat fut que l’enfant était à moi si je lui délivrais une chevelure ennemie. La proposition ne m’embarrassa point : Il paraîtra dans peu, lui répliquai-je en me levant, si tu es un homme d’honneur. Je partis en diligence pour le camp d’Abnakis. Je demandai au premier venu, s’il était maître de quelque chevelure, et s’il voulait me faire le plaisir de m’en gratifier. J’eus tout lieu de me louer de sa complaisance ; il délia son sac et me donna le choix. Pourvu d’une de ces barbares dépouilles, je la portais en triomphe, suivi d’une foule de français et de canadiens curieux de savoir l’issue de l’aventure. La joie me prêta des ailes ; je fus dans un moment à mon Huron. Voilà, lui dis-je en abordant, voilà ton paiement : Tu as raison, me répondit-il ; c’est bien une chevelure anglaise, car elle est rouge. C’est en effet la couleur qui distingue assez ordinairement les colons anglais de ces contrées. Eh bien ! voilà l’enfant, emporte-le ; il t’appartient ? Je ne lui donnai pas le temps de revenir sur le marché. Je pris sur-le-champ entre mes mains le petit malheureux. Comme il était presque nu, je l’enveloppai dans ma robe. Il n’était pas accoutumé à être porté par des mains aussi peu habiles que les miennes. Le pauvre enfant poussait des cris qui m’instruisaient autant de ma maladresse que de ses souffrances ; mais je me consolai dans l’espérance de le calmer bientôt, en le montrant à des mains plus chéries. J’arrive au fort ; aux cris du petit, toutes les femmes accoururent. Chacune se flattait de retrouver l’objet de la tendresse maternelle. Elle l’examinèrent avidement ; mais ni les yeux, ni le cœur d’aucune n’y distingua son fils. Elles se retirèrent à l’écart pour donner de nouveau un libre cours à leurs lamentations et à leurs plaintes. Je ne me trouvai pas dans un petit embarras par cette retraite, éloigné de quarante à cinquante lieues de toute habitation française ; comment nourrir un enfant d’un âge si tendre ? J’étais ensevelis dans mes réflexions, lorsque je vis passer un officier anglais qui parlait fort bien la langue française. Je lui dis d’un ton ferme : Monsieur, je viens de racheter ce jeune enfant de la servitude, mais il n’échappera pas à la mort, si vous n’ordonnez à quelqu’une de ces femmes de lui tenir lieu de mère et de l’allaiter, en attendant que je puisse pourvoir à le faire élever ailleurs. Les officiers français qui étaient présens appuyèrent ma demande. Sur cela, il parla à ces femmes anglaises. Une s’offrit à lui rendre ce service, si je voulais répondre de sa vie et de celles de son mari, me charger de leurs subsistances et les faire conduire à Boston par Montréal. J’acceptai sur-le-champ la proposition ; je priai M. du Bourg-la-Marque de détacher trois Grenadiers pour escorter mes anglais jusqu’au camp des canadiens, où je me flattai de trouver des ressourcss pour remplir mes nouveaux engagemens ; ce digne officier répondit avec bonté à ma requête.

Je me disposai à quitter le fort, lorsque le père de l’enfant se retrouva blessé d’un éclat de bombe et dans l’impossibilité de se secourir lui même ; il ne put qu’acquiescer avec plaisir aux dispositions que j’avais faites pour la sûreté de son fils. Je partis donc accompagné de mes anglais, sous la sauve-garde de trois grenadiers. Après deux heures d’une marche pénible, mais heureuse, nous arrivâmes au quartier où étaient logés les canadiens ; je n’entreprendrai pas de vous rendre fidèlement la nouvelle circonstance qui couronna mon entreprise : il est des évènemens qu’inutilement se flatterait-on de présenter au naturel. Nous étions à peine aux premières avenues du camp, lorsqu’un cri vif et animé vint subitement frapper mes oreilles ; était-ce de la douleur ? était-ce de la joie ? C’était tout cela et plus encore ; car c’était la mère, qui de fort loin avait distingué son fils tant les yeux de la tendreté maternelle sont éclairés. Elle accourut avec une précipitation qui dénotait ce qu’elle était à cet enfant. Elle l’arracha des mains de l’anglaise avec un empressement qui semblait désigner la crainte qu’elle avait qu’on ne le lui enlevât une seconde fois. Il est aisé de s’imaginer à quels transports de joie elle s’abandonna, sur-tout lorsqu’elle fut assurée et de la vie et de la liberté de son mari, à qui elle croyait avoir fait les derniers adieux ; il ne manquait à leur bonheur que leur réunion. Je crus la devoir à la perfection de mon ouvrage.

Je repris la route du fort. Mes forces suffirent à peine pour m’y rendre : il était plus d’une heure après midi, sans que j’eusse pris aucune nourriture. Aussi je tombai presqu’en défaillance en y arrivant. La politesse et la charité de MM. les officiers français m’eurent bientôt mis en état de continuer la bonne œuvre. Je fis chercher l’anglais en question, mais les recherches furent pendant plusieurs heures sans succès. Les douleurs de sa blessure l’avaient obligé de se retirer dans le lieu le plus solitaire du fort, pour y prendre du repos ; on le trouva enfin. Je me disposais à l’emmener, lorsque son épouse et son fils reparurent. Les ordres avaient été donnés de ramasser tous les anglais dispersés dans les différens quartiers, au nombre de près de cinq cens, et de les conduire au fort, afin qu’on pût pouvoir plus sûrement à leur subsistance, en attendant qu’on pût les faire conduire à Orange ; ce qui fut heureusement exécuté quelques jours après. Les démonstrations de joie furent renouvelées avec encore plus d’épanchement qu’auparavant. Les remercîmens ne me furent pas épargnés, non-seulement de la part des intéressés, mais encore de MM. les officiers anglais, qui eurent la bonté de me les réitérer plus d’une fois. Quant à leurs offres de service, elles ne m’ont flatté que par les sentimens d’où elles partaient. Un homme de mon état n’a aucune récompense à attendre que de Dieu seul.

Je ne dois pas passer ici sous silence le prix qu’a eue de sa charité l’autre femme anglaise qui s’était obligée à servir de mère à l’enfant en l’absence de la vraie mère ; la providence lui ménagea par l’entremise de M. Picquet le recouvrement du fils qui lui avait été injustement ravi. Je restai encore quelques jours aux environs du fort, où mon ministère ne fut pas infructueux, soit envers quelques prisonniers, dont je fus assez heureux pour briser les fers, soit envers quelques officiers français dont l’ivresse sauvage menaça les jours, et que je vins à bout de mettre à couvert.

Telles ont été les circonstances de la malheureuse expédition qui a déshonoré la valeur que les sauvages avaient fait éclater durant tout le cours du siége, et qui nous a rendus, onéreux jusqu’à leurs services. Ils prétendent la justifier. Les Abénakis, en particulier, par le droit de représailles, alléguant que plus d’une fois, dans le sein même de la paix, ou dans des pourparlers, tels que celui de l’hiver passé, leurs guerriers avaient trouvé leurs tombeaux sous les coups de la trahison dans les forêts anglaises de l’Acadie. Je n’ai ni les lumières, ni les connaissances pour juger une nation, qui pour être notre ennemie, n’en est pas moins respectable par bien des titres. Je ne sache pas au reste, que dans le tissu de cette relation, il me soit échappé une seule particularité dont on puisse avec justice infirmer la certitude, encore moins pourrais-je me persuader que la malignité puisse découvrir un seul trait qui l’autorise à rejeter sur la nation française l’indignité de cet événement.

On avait fait agréer aux sauvages le traité de la capitulation ; pouvait-on prévenir plus sûrement l’infraction ?

On avait assigné aux ennemis, pour assurer leur retraite, une escorte de quatre cens hommes dont quelques-uns même ont été la victime d’un zèle trop vif à réprimer le désordre ; pouvait-on plus efficacement empêcher l’inobservation du traité ?

Enfin, on est allé jusqu’à racheter à grands frais les anglais, et à les tirer à prix d’argent des mains des sauvages ; de sorte que près de quatre cens sont à Québec, prêts à s’embarquer pour Boston. Pouvait-on plus sincèrement réparer la violation du traité ? Ces réflexions me paraissent sans réplique.

Les sauvages sont donc seuls responsables du violement du droit des gens : et ce n’est qu’à leur insatiable férocité et à leur indépendance, qu’on peut en attribuer la cause. La nouvelle de cette fatale exécution, répandue dans les colonies anglaises, y a semé la désolation et l’effroi au point qu’un seul sauvage a bien osé pousser la témérité jusqu’à aller enlever des prisonniers presque aux portes d’Orange sans qu’on l’ait inquiété, ni dans son expédition, ni dans sa retraite. Aussi les ennemis n’ont-ils formé aucune entreprise contre nous dans les jours qui ont suivi la prise du fort. Rien cependant de plus critique pour nous que la situation où se trouvait alors l’armée française. Les sauvages, aux Abénakis et aux Nipistingues près, avaient disparu dès le jour même de leur malheureuse expédition ; douze cens hommes étaient occupés à la démolition du fort ; près de mille étaient employés à faire le transport des provisions immenses de bouche et de guerre dont nous nous étions emparés. À peine restait-il une poignée de gens pour faire tête à l’ennemi, s’il avait pris le parti de l’offensive. Sa tranquilité nous fournit les moyens de consommer notre ouvrage. Le fort George a été détruit et renversé de fond en comble, et les débris consumés par le feu. Ce ne fut que dans l’incendie, que nous comprîmes la grandeur de la perte des ennemis. Il se trouva des casemates et des souterrains cachés remplis de cadavres, qui, pendant quelques jours, fournirent un nouvel aliment à l’activité des flammes. Pour notre perte, elle consiste dans vingt-un morts, dont trois sauvages, et dans environ vingt-cinq blessés. C’est tout.

Enfin, le jour de l’Assomption je remontai en bateau pour Montréal, par un temps des plus pluvieux et des plus froids. Ce voyage n’a été marqué que par la continuité des orages et des tempêtes, qui faillirent à submerger une de nos berges, et à faire périr ses conducteurs. Mais les peines en ont été bien tempérées, non-seulement par la compagnie des autres missionnaires, mais encore par celle de M. Fiesch, envoyé à Montréal en qualité d’ôtage. Cet officier, Suisse de naissance, et autrefois au service de France, est un des plus honnêtes hommes qu’on puisse trouver. Il a servi dans son séjour au milieu de la Colonie, la nation à laquelle il est lié avec une fidélité digne de tous les éloges.

Arrivé à Montréal, je comptais y prendre un repos nécessaire ; mais les sauvages y multiplièrent si fort mes occupations, et toutes furent si peu consolantes que je hâtai mon départ pour ma mission. J’avais une raison de plus de me presser ; il s’agissait d’acquitter la parole que j’avais donnée à MM. les officiers anglais, de ne point m’épargner dans ce village pour engager les sauvages à la restitution du reste des prisonniers. Il était temps d’y venir mettre la main à l’œuvre. Un de nos canadiens, échappé des prisons de la nouvelle Angleterre, ne tarissait point sur les mauvais traitemens qu’il y avait essuyés ; il rapportait même qu’un Abnakis, pris à l’action de M. de Dieskau, avait péri de faim cet hiver dans les prisons d’Orange. Cette nouvelle ébruitée aurait pu faire périr bien des innocens. Je suis venu à bout de l’ensevelir dans un silence profond, qui a favorisé le départ de tous les anglais injustement détenus dans les fers.

Voilà l’histoire fidèle de tous les événements qui ont signalé la campagne qui vient de se terminer ; vous y avez vu avec satisfaction, que la valeur française s’y est soutenue avec éclat, et a opéré des prodiges : mais vous avez dû aussi vous apercevoir que les passions font partout les mêmes ravages, et que nos sauvages, pour être Chrétiens, n’en sont pas plus irrépréhensibles dans leur conduite. Leur vie errante et vagabonde n’est pas une des moindres causes de leurs malheurs. Abandonnés à eux-mêmes, et aux prises avec leurs passions, sans être soutenus même par le secours d’aucun exercice extérieur de religion, ils échappent, durant la plus grande partie de l’année, aux empressemens du zèle le plus actif, qui, condamné durant ce long terme à la plus triste inaction, est réduit à ne pouvoir former en leur faveur que des vœux presque toujours inutiles et superflus. Peut-être le Dieu des miséricordes éclairera-t-il un jour ces malheureux, sur les dangers de leur étrange façon de vivre, et fixera-t-il leur instabilité et leurs courses ; mais si c’est là un évènement qu’il est bien permis à un missionnaire de souhaiter, il n’est pas en sa puissance de le ménager.

J’ai l’honneur d’être, etc.


La lettre que l’on vient de lire, et qui est traduite en anglais dans le Maple Leaves, loin d’accuser chez le général français cruauté ou même indifférence pendant les péripéties de cette effroyable journée, décèle une magnanimité, un dévouement que l’on est aise, mais non surpris, de rencontrer chez des hommes comme Montcalm et Levi. La raison d’être des massacres commis par les aborigènes, alliés des Français, à Oswego, au Fort George, à la bataille de Beauport en août 1759, à celle de Ste-Foye en avril 1760 et en mille autres circonstances, on la trouve dans les mœurs même des sauvages. Le prisonnier de guerre devenait la propriété exclusive du maître : il pouvait l’égorger, l’écarteler, le scalper, le rôtir et le manger : c’était son droit ; sa prérogative ; un des glorieux apanages de la guerre, comme l’entendait le fier enfant des bois.

Un seul moyen existait aux Français et aux Anglais de prévenir les boucheries, qui d’ordinaire suivaient une défaite : c’eut été de faire la campagne sans s’associer de si féroces alliés : il n’y avait à cela qu’un inconvénient, c’est que si l’on refusait de prendre pour alliés et pour compagnons d’armes les peaux rouges, on pouvait compter avec assez de certitude de les avoir pour adversaires.

Le public canadien a à choisir entre le témoignage du capitaine Garver et celui du missionnaire abénaqui, tous deux témoins oculaires du même fait. Le choix ne peut être douteux. Il n’en est pas moins vrai que la violation des articles de la capitulation commise par les trente-six tribus sauvages, les alliés de Montcalm par la haine inextinguible qu’elle causa chez le peuple anglais et ses colons en Amérique, hâta la chute de la colonie. — Quoiqu’il en soit, un siècle et plus s’est écoulé, et l’on en est encore à se demander, en présence des débats de la presse anglaise et de l’autorité que Goldwin Smith et ses adhérents ont pris chez les esprits dans la métropole, si les paroles du ministre Choiseul, lorsqu’il engageait son maître à signer le traité de cession du pays, étaient ou non fondées et si réellement le Canada est devenu un embarras pour l’Angleterre.


J. M. L.