Le massacre au Fort George/Chapitre III

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Collectif
Texte établi par James McPherson LeMoineJ. N. Duquet & Cie (p. 13-24).

III

LE MASSACRE AU FORT GEORGE

9 AOUT 1757
D’aprês le capit. Jonathan Carver, témoin oculaire
(Carver’s Travels in N. America, p. 313)


« Le général Webb, qui commandait l’armée anglaise dans l’Amérique du Nord, alors campé au fort Edward, ayant appris que les troupes françaises, sous M. de Montcalm, étaient en mouvement vers le fort William Henry, détacha un corps d’environ 1,500 hommes, tant Anglais que Provinciaux, pour renforcer la garnison. Je m’adjoignis comme volontaire à ce détachement et me plaçai parmi les Provinciaux.

Les craintes du gouverneur anglais n’étaient pas sans fondement ; le lendemain de notre arrivée, nous vîmes le lac George (anciennement le lac St-Sacrement), qui se trouve contigu au fort, couvert d’un nombre infini de bateaux : et dans quelques heures, nous nous aperçûmes que nous étions attaqués par le général français, qui venait de débarquer à la tête de 11,000 hommes de troupes de l’armée régulière et de Canadiens et 2,000 sauvages. Le colonel Munro, officier plein de bravoure, commandait dans le fort, n’ayant que 2,300 hommes, y inclus notre détachement.

Avec ces forces, il se défendit courageusement et il aurait probablement pu se maintenir, eût-il été convenablement renforcé, et lui eût-on permis de continuer la défense.

À toutes les sommations de se rendre que lui fit le général français, lui offrant les termes les plus honorables, il répondit réitéremment « qu’il se trouvait en position de repousser les attaques les plus déterminées que les assiégeants pouvaient tenter et que s’il jugeait qu’il n’avait pas assez de monde pour défendre le fort, il pouvait en obtenir davantage de l’armée anglaise qui se trouvait dans le voisinage. »

Mais le colonel Munro ayant donné avis au général Webb de sa situation et ayant demandé des renforts, le général lui dépêcha un courrier avec une lettre, l’informant qu’il était hors de son pouvoir de l’aider et lui ordonnant de capituler, et d’obtenir les meilleurs conditions qu’il pourrait. Cette lettre tomba aux mains du général français qui de suite dépêcha un parlementaire, pour proposer une conférence avec le gouverneur du fort

Les deux commandants, entourés d’une garde peu nombreuse, se rencontrèrent en conséquence dans un endroit à mi-chemin des deux armées : M. de Montcalm informa alors le colonel qu’il était venu en personne pour demander la possession du fort, parce que ce fort appartenait au roi, son maître. Le colonel répliqua qu’il ignorait comment cela pouvait être : qu’il ne rendrait jamais la place tant qu’il pourrait la défendre.

Le général français répondit, en remettant au colonel la missive : « Voilà, dit-il, sur quoi je vous somme de vous rendre. » Le brave colonel n’eût pas plutôt lu la lettre, et ainsi connu l’ordre péremptoire que lui transmettait son commandant, qu’il baissa la tête en silence et consentit avec regret à négocier.

£n considération de l’héroïque défense qui avait été faite du fort la garnison reçut permission d’en sortir avec tous les honneurs de la guerre ; en devait lui fournir des voitures couvertes pour transporter les bagages au fort Edward et une garde pour la protéger contre la fureur des sauvages. Le lendemain du jour ou la capitulation fut signée, dès l’aube, la garnison entière, se composant d’à peu près 2,000 hommes outre les femmes et les enfants, fut rangée en dedans des lignes et se disposait à se mettre en marche lorsqu’un grand nombre de sauvages se rassemblèrent et commencèrent à piller. Nous crûmes d’abord qu’ils se borneraient à cela et nous les laissâmes procéder sans opposition. Au reste, nous n’avions pas les moyens de leur en faire, l’eussions-nous voulu ; car bien qu’il nous eût été permis de garder nos armes, on nous refusa le droit d’emporter de la poudre et des balles.

Notre première pensée sur leurs procédés dura peu : bientôt, quelques-uns d’eux se mirent à attaquer nos malades et nos blessés ; de sorte que ceux d’entre eux qui n’avaient pas la force de se traîner dans les rangs, reçurent sans retard, malgré leurs gémissements, le coup de grâce.

Nous nous imaginions que le tumulte cesserait ici et notre petite armée se mit en marche : mais dans peu nous vîmes la division la plus avancée reculer, et nous nous aperçûmes que nous étions entièrement environnés de sauvage. Nous attendions chaque instant l’arrivée de la garde que les Français, par les termes de la capitulation, nous avaient promise, pour voir cesser notre effroi. Mais aucune garde ne se montra. Les sauvages se mirent à enlever à chacun ses armes et ses habits ; et ceux de nous qui résistèrent, sentirent le poids de leurs casse-têtes. Je me trouvais par hasard dans l’arrière-garde, mais bientôt je partageai le sort de mes compagnons. Trois ou quatre sauvages me saisirent, et tandis que les uns tenaient leurs armes suspendues au-dessus de ma tête, les autres m’eurent bientôt ôté habit, veste, chapeau, boucles de mes souliers, sans omettre de me dérober l’argent que j’avais dans mon gousset. Comme ceci se passait près du passage qui débouchait des lignes sur la plaine, voisin d’un endroit où était postée une sentinelle française, je m’élançai vers elle, lui demandant protection : mais elle ne fit que m’appeler « un chien Anglais » et me repousser brutalement au milieu des sauvages.

Je m’efforçai alors de rejoindre un peloton de nos troupes massées à quelque distance, mais je fus sur mon passage assailli de coups ; heureusement cependant, les sauvages étaient si près les uns des autres, qu’ils ne pouvaient me frapper sans courir risque de se blesser mutuellement. Malgré cela, un d’eux trouva moyen de diriger vers moi une lance qui m’effleura le côté et un autre me blessa au talon avec un javelot. Enfin, j’atteignis l’endroit où se trouvaient nos soldats et je me jetai au milieu d’eux, mais non sans avoir vu arracher de ma personne ma chemise, excepté le col et les poignets et non sans avoir reçu de fortes contusions, etc.

À cet instant le cri de guerre fut lancé et alors les sauvages massacrèrent sans distinction ceux qui se trouvèrent le plus près d’eux. La parole humaine ne saurait exprimer les scènes d’horreurs qui se passèrent en ce moment : hommes, femmes et enfants furent égorgés de la manière la plus barbare et scalpés de suite. Plusieurs de ces forcénés burent le sang de leurs victimes, qui jaillissait de leurs blessures béantes.

Nous nous apperçumes, mais trop tard, que nous n’avions aucun secours à attendre des Français et que malgré l’engagement solennel signé si récemment, de nous donner un sauf conduit capable de nous protéger de toute insulte, ils autorisaient tout tacitement ; car je pouvais clairement voir à quelque distance, les officiers français marcher et causer ensemble, avec, ce qui me semblait, de l’indifférence.

Pour l’honneur de la nature humaine, je voudrais croire que cette flagrante violation de toutes les lois sacrées, procédait plutôt du caractère barbare des sauvages que j’avoue être en certaines circonstances impossible à contrôler et qui pouvaient peut-être maintenant avoir inopinément atteint cet état, plutôt qu’à une intention préméditée chez le général français. Un observateur sans préjugés, serait cependant porté à conclure qu’un corps de 10,000 soldats chrétiens, très-chrétiens, pouvait empêcher le massacre de devenir si général. Quelqu’en fut la cause, les conséquences en furent pour nous effroyables et sans parallèle dans les temps modernes.

Comme le cercle au centre duquel j’étais, se rétrécissait rapidement par la main de la mort et que notre trépas était évidemment peu éloigné, les plus déterminés de nous se résolurent à faire un effort vigoureux pour se frayer une voie à travers les sauvages, la seule chance de salut qui nous restait. Quelque désespéré que fut ce projet, on l’adopta, et vingt de nos guerriers s’élancèrent ensemble au centre des barbares. En un clin-d’œil, nous fûmes tous séparés et je n’appris que quelques mois plus tard le sort de mes compagnons. J’ai oui dire que six ou sept seulement réussirent à se sauver. Ne pensant qu’à mon salut, je fis de mon mieux pour percer les rangs de mes cruels ennemis. Quand depuis j’ai réfléchi au calme avec lequel je réglai toutes mes démarches, j’ai été bien des fois étonné. Ma force et ma jeunesse me permirent d’en culbuter quelques-uns et j’évitai avec adresse les lances d’autres assaillants. Enfin deux chefs herculéens des tribus les plus barbares à en juger par leur costume, me saisirent par chaque bras et se mirent à me pousser à travers la foule ; à leur force réunie, je ne pus résister.

Je me résignai alors à mon sort, convaincu que j’allais être égorgé et qu’ensuite ils avaleraient mon sang, car je me voyais entraîné à l’écart vers un marais à quelque distance. Mais avant que nous eussions fait quelques pas, un gentilhomme anglais de distinction, à en juger par les seuls vêtement qu’on lui avait laissés, sa culotte, qui était d’un velours écarlate fin, passa en courant près de nous.

Un des sauvages me lâcha de suite et se mettant à la poursuite du gentilhomme, s’efforça de le saisir, mais l’anglais étant plein de vigueur, le terrassa et eu pu probablement s’évader, si l’autre sauvage qui me tenait par le bras, ne m’eut laissé pour lui porter secours. J’utilisai l’occasion pour fuir et pour rejoindre un détachement de troupes anglaises, posté à quelque distance et non encore entamé ; mais avant que je me fusse beaucoup éloigné, je jettai les yeux à la hâte vers le gentilhomme, mon compatriote et je vis le sauvage lui enfoncer son casse-tête dans le dos ; puis je l’entendis rendre l’âme, ceci ajouta à mon désespoir et à la célérité de mes mouvements.

Je n’avais quitté que quelques moments cette scène lamentable, lorsqu’un joli petit garçon d’à peu près douze ans, qui jusqu’alors avait réussi à se sauver, s’approcha de moi et me pria de lui permettre de se tenir avec moi, afin de pouvoir échapper aux barbares. Je lui dis que je ferais tout en mon pouvoir pour l’aider et je lui enjoignis de me prendre par la main ; mais au bout de quelques instants, on l’arracha à mes côtés et par ses cris, je jugeai qu’il expira promptement. Je ne pus m’empêcher d’oublier pendant un instant mes propres malheurs, pour déplorer le sort d’une si jeune victime, mais comment aurais-je pu l’empêcher ?

J’arrivai une fois de plus au milieu d’amis, mais nous ne pouvions nous aider les uns les autres ; comme c’était là le détachement qui s’était avancé le plus loin du fort, je crus qu’une chance (une seule peut-être) me restait de pénétrer à travers les rangs extérieurs des sauvages et d’atteindre un bois, que je voyais dans le lointain. La manière miraculeuse dont j’avais échappé au trépas me laissait encore quelqu’espoir.

Mes anticipations ne furent pas vaines, et les efforts que je fis ne furent pas sans résultat. Il suffit de dire que j’atteignis le bois : mais en y entrant, je me trouvai tellement hors d’haleine, que je me jetai dans un buisson et y demeurai presque sans vie. Enfin le souffle me revint, et mon ancien effroi me saisit comme de plus bel, à la vue de plusieurs sauvages passant près de moi, probablement à ma poursuite. Dans ce mauvais pas, je ne savais pas s’il valait mieux procéder plus loin ou rester tapis où j’étais jusqu’à la tombée de la nuit. Craignant que mes persécuteurs ne retraçassent leurs pas, je jugeai prudent de m’éloigner davantage du lieu du carnage. En conséquence, m’élançant vers une autre partie du bois, j’avançai aussi rapidement que me le permettaient les épines et la perte d’un de mes souliers : après avoir parcouru péniblement une petite distance, pendant quelques heures je gravis une colline, d’où je pus voir que les scènes de sang se continuaient encore dans la plaine à mes pieds.

Pour ne pas lasser mes lecteurs, je me contenterai d’ajouter qu’après avoir passé trois jours sans manger, et avoir subi d’humides et froides rosées pendant trois nuits, j’atteignis enfin le Fort Edward, où les soins que je reçus rendirent bientôt à mon corps sa vigueur ordinaire et à mon esprit, autant que cela se pouvait, le calme habituel. On computa que ces barbares avaient égorgé ou fait prisonniers 1500 personnes, pendant cette fatale journée. Plusieurs de ces derniers furent enlevés par les sauvages et ne reparurent jamais. Un petit nombre à la faveur d’heureux accidents, purent retourner dans leur patrie après avoir subi une longue et sévère captivité.

Le brave colonel Munro, peu après le commencement du tumulte se hâta de se rendre ou camp français, pour en obtenir le sauveconduit promis par la capitulation : sa demande fut sans résultat : et il y demeura jusqu’à ce que le général Webb eut envoyé un détachement de troupes pour le demander et le protéger. Ces désastres, qui probablement n’aurait pas eu lieu si on l’eut laissé à lui-même et la mort de tant de braves gens massacrés de sang-froid, et dont le courage lui étaient si bien connu, produisirent un tel effet sur son esprit, qu’il ne survécut pas longtemps. Il mourut de chagrin trois mois après : en vérité, pouvait-on dire de lui qu’il était un honneur à sa patrie.

Je ne voudrais pas assurer que ce qui survint était comme un jugement du ciel et une expiation de ce massacre, mais je ne saurais taire le fait que bien peu des tribus sauvages qui y participèrent, revirent jamais leurs foyers. La petite vérole, que les Européens leur communiquèrent, fit parmi eux des ravages aussi affreux que ceux qu’ils avaient eux-mêmes infligés. Le traitement qu’ils s’imposèrent pour vaincre les premiers symptômes de cette affreuse maladie, la rendit encore plus fatale. Dans les paroxismes de la fièvre, ils se plongèrent dans l’onde : aussi succombaient-ils par centaines. Les survivants, objets hideux, portèrent jusqu’au tombeau les marques de ce fléau.

M. de Montcalm tomba peu de temps après sur les plaines, près de Québec.

J’ai depuis obtenu des preuves réitérées que la cruauté sans motif de ce commandant avait été désapprouvée par la généralité de ses compatriotes.

Je n’en mentionnerai qu’un exemple fourni par une personne témoin du fait. Un négociant canadien, assez considéré, ayant appris la reddition du fort anglais, célébra l’événement par de grandes réjouissances et par des banquets, comme c’est la coutume du pays. Mais dès que la nouvelle du massacre lui parvint, il fit cesser les fêtes et se répandit en censures amères contre la permission inhumaine qui avait été accordée, déclarant que ceux qui y avaient connivé avaient attiré sur cette partie des domaines du roi, la vengeance céleste, ajoutant qu’il craignait fort que la perte du pays ne s’ensuivit. Avec quelle exactitude cette prédiction s’est accomplie, nous le savons tous. »

Tel est le texte d’une des principales pièces sur laquelle les historiens anglais et américains se fondent pour dénigrer la mémoire du chevaleresque rival de Wolfe. Pour avoir les deux côtés de ce qui se passa à la mémorable capitulation du Fort George, il faut lire la lettre du missionnaire abénaquis, le collègue de l’abbé Picquet, qui accompagna l’armée française : j’ose, croire, monsieur le rédacteur, que vous trouverez place dans vos colonnes, pour cette magnifique lettre qui fait autant d’honneur à la conduite de Montcalm qu’à la religion chrétienne, dont l’écrivain était le ministre. Ceux qui désirent la lire en anglais, la trouveront traduite par moi dans les Maple Leaves. Il est satisfaisant de croire que la vérité historique commence à se faire jour — que des hommes de lettres très-éminents, chez nos voisins, entr’autre l’historien George Bancroft, a dans la quinzième édition de son "History of the United States" reconnu et proclamé, sur l’autorité des pièces justificatives, réunies dans le Documentary History of the State of New York, édité par le Dr. O’Callaghan, que loin d’avoir permis le massacre en question, Montcalm et Lévi avaient risqué leurs jours pour arracher à leurs féroces alliés, (les trente-six tribus sauvages,) des officiers et des soldats anglais.

J. M. LeMoine.