Le massacre dans le temple/02

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Éditions Édouard Garand (44p. 5-8).

II


Madeleine Boisvert avait des cheveux roux, plutôt auburn, des yeux d’une couleur indéfinissable — verts, gris, violets, bleus on ne savait au juste — et que des cils très longs ombrageaient. Elle était grande, haute de taille, et dans ses mouvements comme dans sa démarche, il y avait une souplesse toute féline. Ses lèvres étaient rouges et sensuelles, et ses narines frémissantes. Toute sa personne recelait un je ne sais quoi d’alanguissant, de trouble, de séducteur.

Son père, Maître Jules Boisvert, était l’un des avocats les plus célèbres de Montréal. Il comptait au nombre de ses clients les plus grosses compagnies connues, les plus fortes corporations de la Métropole. On le disait très riche lui-même et la rumeur publique le rangeait au nombre des millionnaires canadiens-français.

Madeleine n’avait qu’une sœur, mariée depuis six ans, à un financier de Québec. Malgré les infidélités de son mari qui ne se gênait pas de s’afficher, en plein Château Frontenac, avec les femmes d’autrui connues pour leurs mœurs galantes, elle s’était constituée la gardienne du foyer endurant les trahisons sans se plaindre, et reportant sur ses trois enfants, Gisèle, Octave et Pierre, l’affection que son mari dédaignait.

Cet exemple sous ses yeux d’un ménage malheureux, avait longtemps fait se barricader le cœur de Madeleine. Le jour où elle rencontra Armand Dubord, ses préventions contre l’amour cédèrent un peu, mais si peu que le jeune homme dut livrer un assaut complet avant de conquérir le cœur convoité. Encore, n’était-il pas bien sûr de sa conquête…

Était-ce la résistance des débuts qui l’avaient stimulé ? Armand Dubord s’était épris de Madeleine, follement épris. Il s’était juré qu’il l’épouserait. Cela donnait un charme nouveau à son amour, cela lui donnait un prix plus grand à cause des difficultés surgissantes.

Pour elle, il abandonna toutes ses autres relations. Elle lui en sut gré.

Depuis qu’il était « établi », à la tête d’un bureau légal à lui, elle envisageait maintenant la possibilité d’être un jour sa compagne. Une à une, les pierres s’effritaient qui formaient le mur de ses préventions. Elle savait qu’il irait loin, qu’il ferait sa trouée. Elle l’admirait, le considérant déjà comme un grand homme, et supérieur aux autres jeunes gens qu’elle avait connus.

Et puis, elle se sentait attirée vers lui, physiquement : ses yeux la fascinaient, sa voix l’ensorcelait.

Cet après-midi là, qui était le lendemain du jour où l’avocat avait gagné son premier procès important, ils devaient sortir ensemble. Armand Dubord avait décidé de livrer l’assaut final, et d’offrir à la jeune fille de partager sa gloire naissante.

C’était une journée de mai, lumineuse, tiède. Depuis le midi, elle attendait impatiemment le coup de sonnette qui annoncerait son arrivée. Depuis la veille sa pensée s’imposait à elle avec une insistance qui tenait de l’obsession. Depuis la veille, elle s’était rendu compte qu’elle l’aimait à son tour avec autant de ferveur qu’il l’aimait lui-même. Elle avait hâte de s’entendre murmurer les mots qui grisent et qui, dans sa bouche, prenait une signification ardente de passion.

Quand le timbre résonna, ce fut elle-même qui ouvrit.

Une robe bleu marine agrémentée de rouge, moulait son corps élancé, en faisant mieux ressortir le galbe.

Armand Dubord était radieux. Il portait écrit sur la figure, avec l’ardeur de vivre la confiance en l’avenir.

— J’ai failli manquer à ma parole, dit-il. vous m’en auriez voulu ?

— Je ne vous l’aurais pas pardonné.

Il accrocha son chapeau et sa canne à la patère et pénétra dans le living-room. Sur la table, un volume gisait, entr’ouvert… Il en regarda le titre.

— « Ainsi parlait Zaratoustra » de Nietsche. C’est vous qui lisiez cela ?

— Oui.

— Et vous y comprenez quelque chose ?

— Franchement, non. J’ai voulu le lire parce qu’il était votre livre de chevet. Vous avez toujours le culte du « Surhomme » ? C’est là votre idéal ?

— Oui. Il vous déplaît ?

— Nullement, j’aime les ambitieux, les volontaires… Sans ambition l’homme ne ferait rien qui vaille… Nous sortons ?

— Si cela vous fait plaisir ?

— Il fait tellement beau. C’est moi qui vous conduit cet après-midi. Devinez où je vous emmène ?

— À la Galerie des Arts voir vos deux aquarelles. J’ai lu le compte rendu de l’Exposition hier dans le « JOURNAL ». Il y avait une mention très flatteuse pour vous.

Quelques minutes plus tard, ils cheminaient côte à côte rue Sherbrooke.

Ils incarnaient la jeunesse, la beauté et l’amour ; lui, élégant et droit, elle gracile et frêle, appuyée à son bras comme une fleur à son tuteur.

Ils ne voyaient rien de la rue ; ils allaient tout entier, absorbés en eux-mêmes. Le monde c’était eux. Ils étaient l’Univers.

— Pourquoi as-tu failli ne pas venir ?

Pour la première fois, elle le tutoyait. Étonné, il la regarda. Les yeux sourirent.

— Pourquoi ?… Un rendez-vous important. Sam Dupuis, le président du Trust-Canadien désirait me voir. L’on veut me nommer aviseur légal de cette compagnie… Mais je vous avais… je t’avais promis cet après-midi… J’ai remis le rendez-vous à demain.

Il se tut un instant… puis continua…

« Madeleine, j’avais quelque chose à te demander… quelque chose à te dire… Je t’aime… je t’aimerai toujours… toujours…

Pour toute réponse, il sentit la main frêle, cette main diaphane, fine et longue qu’il aimait à caresser dans la sienne, accentuer l’étreinte sur son bras.

Sans avoir besoin de se rien dire de plus, ils s’étaient compris.

Ils continuèrent de cheminer, beaux comme des dieux, embellis, poétisés, immatérialisés par l’amour qui était pour chacun d’eux le premier amour.

— Et toi aussi tu m’aimes ?

— Tu le sais bien que je t’aime ?

— Depuis quand ?

— Depuis la première fois que je t’ai vu… depuis toujours… j’aime tes yeux, j’aime ta voix… j’aime ta démarche… tout…

Ils arrivaient en face de la Galerie des Arts. Ils gravirent l’escalier de pierre et pénétrèrent dans le grand hall.

— Tes tableaux, où sont-ils ?

— Dans la troisième salle, à gauche.

Ils s’y rendirent.

— Tiens… regarde… à côté de cette marine.

Il examina les deux aquarelles.

— Mais… c’est très bien cela… c’est très bien.

Un banc, au milieu de la salle, les invitait à s’asseoir.

Des visiteurs paraissaient le catalogue à la main qui examinaient les aquarelles et les toiles, reculaient pour juger de l’effet, clignaient des yeux et repartaient plus loin recommencer le même manège.

Mais eux ne les voyaient pas. Ils n’entendaient pas leurs remarques. Ils étaient isolés en eux-mêmes. Je ne sais quel observateur a dit qu’on reconnaît les symptômes de l’amour chez les gens d’esprit à ceci qu’ils débitent des insignifiances en présence de l’être aimé. Et c’est une observation très juste. Il suffit de se trouver en tramway où au théâtre près de deux amoureux pour s’en convaincre. Le silence éloquent qui règne entre eux n’est brisé que par des réflexions naïves, des questions et des réponses plus naïves encore.

Et c’est charmant.

— Tu m’aimes ?…

— Je t’aime.

— Tu m’aimeras toujours…

— Toujours.

Et l’on se pose inlassablement les mêmes questions et l’on se fait inlassablement les mêmes réponses.

La main de l’aimée reposait dans la sienne. Il se surprenait d’en caresser la peau qui était douce et tiède.

Naïvement, sans cause, ils souriaient, rien qu’à se regarder.

Les visiteurs devenaient plus rares. Quelques-uns les reluquaient amusés. Une anglaise fit un geste du menton qui signifiait : « Shocking » ; un étudiant eut un sourire discret, un mouvement ironique des lèvres.

— Quelle heure est-il, demanda-t-elle soudain.

Il leva le poignet à la hauteur de l’œil.

— Quatre heures et demie. Nous prenons le thé ensemble ?

— Si tu le désires…

Ils sortirent. L’air fraîchissait un peu. Le soleil plongeait ses rayons obliquement sur la ville, et les maisons faisaient de grandes taches d’ombre dans les rues.

— Tu ne m’as pas encore parlé de tes projets, lui dit-elle.

— Mes projets ?…

Et dans ses yeux une flamme passa qui rendit lumineuses ses larges prunelles.

— Mes projets ?… Ils sont immenses. Ils sont grandioses… D’abord. Toi. Tu es ma plus grande ambition. Nous allons nous marier le mois prochain… Demain, j’en parlerai à ton père… Tu consens ?

Les yeux répondirent affirmativement.

— Ensuite… Je veux devenir quelqu’un… Être le premier dans ma profession… Je ne me suis jamais contenté du second rang… Et puis je veux atteindre à la gloire et puis à la richesse et puis à la puissance… Pardessus tout… je veux ton amour… Mon idéal… Mon Dieu… Mon grand Dieu… c’est toi… Tu as confiance en moi, Madeleine ?… Tu crois que je vais réaliser ce rêve ?… que je vais le vivre ?

— Je le crois.

— Avec tes chers yeux pour phare, je vais aller dans la Vie, laissant derrière moi un sillage éblouissant… je ne doute de rien puisque tu m’aimes… Quiconque se posera au travers de ma route, je le briserai… Mon bien, je le prends où je le trouve… Je n’ai pas de scrupules, et j’admire le peuple anglais pour sa devise « What we have, we hold » et j’ajoute : « Ce que je n’ai pas, je m’en empare. »

Ils étaient en face du Ritz. Un laquais, en livrée galonnée d’or fit tourner la porte. Ils entrèrent dans l’hôtel et se dirigèrent vers le « Palm Court ». L’orchestre jouait la deuxième danse hongroise de Brahms.

Ils s’installèrent à une petite table qu’éclairait discrètement une lampe à abat-jour crème.

Et, pendant que continuait la musique ils écoutaient en eux le poème ardent de la vie que leur jeunesse chantait.