Le massacre dans le temple/03

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Éditions Édouard Garand (44p. 8-10).

III


Discrètement, trois coups sur la porte brisèrent le silence. Dubord se leva de la table où il lisait « Le Mercure de France » et alla ouvrir.

— L’Abbé ! s’exclama-t-il, à l’apparition du visiteur. Et il se précipita vers lui, lui souriant cordialement, les deux mains tendues.

— Je suis heureux de te voir !… Tes visites se font rares ! Tu me manques !

Pâle, le regard ardent, révélant une vie intérieure intense, les membres grêles dans sa soutane mal taillée, l’abbé Jules Mousseau, vicaire à la paroisse de St-X… lui rendit son étreinte et s’installa à la table où l’instant d’avant, travaillait Dubord.

C’était un ancien confrère de classe. Depuis l’Adieu à l’Alma Mater, bien qu’ayant choisi des voies différentes ils n’avaient cessé de se voir régulièrement, de s’estimer et d’entretenir ensemble, les relations les plus amicales, tout en étant diamétralement opposés quant à leurs principes moraux.

L’abbé, sévère pour lui-même était très indulgent pour les autres. Il comprenait la faiblesse humaine, et sans l’excuser, faisait la part des circonstances.

Bien que Dubord se vantât de ne croire à rien, ni à Dieu, ni à diable, l’abbé Mousseau ne cessait de le fréquenter et de l’aimer. Il priait pour lui, espérant qu’un jour les écailles tomberaient de ses yeux et qu’il verrait la vérité face à face.

— Je viens te féliciter de tes succès. Les journaux ne parlent que de toi. Te voilà presqu’un grand homme.

— Je te remercie. Mais il y a un autre succès bien plus grand que celui qui est apparent que j’ai remporté.

— Et lequel ?

— Je me suis fiancé hier soir avec la seule femme que j’aime et que je convoite…

— Avec qui ?

— Madeleine Boisvert.

— Connais pas.

— Tu ne la connais pas ?… je te plains. C’est l’être de grâce et de charme la plus parfaite que je connaisse…

L’abbé se contenta de sourire.

— Cela te fait rire. Réellement tu es à plaindre. Et je ne comprends pas la vie que tu mènes… une vie sans amour. Est-ce une vie ? Il n’y a qu’une chose qui compte, mon vieux Jules, dans le monde. C’est l’amour.

Le même sourire indulgent erra de nouveau sur ses lèvres.

— Oui ! je te plains, surtout quand je contemple nos deux vies… la tienne, rangée, monotone, sans luttes… Vivre ignoré, sans ambition ! Quelle tristesse ! Ne pas boire à la coupe la plus capiteuse, celle qui procure l’ivresse des sens. Faire aujourd’hui ce que tu as fait hier, et demain, recommencer… Dans quelques années, tu auras une cure et tu vivras insoucieux et insouciant, dans ton presbytère, comme un rat dans son fromage de Hollande.

C’était l’un des plaisirs de Dubord que de plaisanter l’abbé sur sa profession. Il aimait à le scandaliser. Mais l’autre ne relevait presque jamais ce que ses propos avaient d’irrévérencieux… Il savait le fond bon et excusait cet anticléricalisme de surface. Brusquer les événements n’amène jamais de résultats heureux.

Pour faire dévier la conversation, il amena sur le tapis un sujet qui passionnait toujours l’avocat : le culte de l’orgueil, le culte du surhomme. Il lui laissa énoncer sa théorie du surhomme puis, pour la première fois depuis bien longtemps il s’échauffa et apporta dans la discussion un peu de fougue âpre.

— Où places-tu ton idéal ?… Dans le prosaïsme des satisfactions terrestres ?

— Non ! À atteindre ses destinées ! À combattre. D’abord pour le plaisir de combattre, ensuite, la volupté de vaincre.

— Et c’est pour cela que tu ris du sacerdoce, que tu te moques de la religion ? Mais, mon cher ami, tu ne crois donc pas que pour arriver à se maîtriser soi-même, à étouffer ce cri de la chair qui commande en nous, il ne faut pas un héroïsme presque surhumain ! L’héroïsme, le véritable et le plus grand, c’est d’accomplir quotidiennement et dans l’ombre, des besognes sans éclat. Ne crois-tu pas qu’il y a du courage et de l’héroïsme à renoncer aux joies terrestres, à l’amour, à la paternité, à la fortune… à se dévouer pour d’autres sans rien attendre en retour… Le besoin d’affection que tout homme porte en soi, nous l’éprouvons, nous aussi… mais nous avons aussi un autre besoin plus impérieux, c’est le besoin d’Infini. Il faut un Dieu à l’homme. Nous avons notre Dieu et nous le servons. Nous en vivons présentement dans l’espoir d’en vivre plus tard.

— Et moi aussi, je l’ai mon Dieu… j’en ai même plusieurs…

— Et tes idoles ?…

— Des idoles si tu veux… mais ce sont des idoles à ma portée… Comme je suis matérialiste, j’exprime de la vie tout ce qu’elle peut contenir… En servant mes idoles, en les courtisant, je reçois la récompense immédiate. Après ?… Je me moque de ce qui peut survenir après…

— Et les idoles ?…

— Mon Dieu… mon grand Dieu à moi, c’est l’Amour ; à celui-là, je crois et fortement : l’amour de la femme qu’on aime… qui devient partie intégrale de soi-même… parce qu’elle résume nos aspirations et nos idéals… c’est là, dans son accroissement que réside le bonheur, le seul bonheur tangible, palpable, le bonheur humain… Les autres dieux, les autres idoles à servir ? L’Amour paternel… se dévouer pour quelqu’un, savoir que l’on va survivre dans un être que l’on a créé… vivre pour lui… le chérir… dans la douceur du foyer confortable… Il y a aussi l’Amitié, la calme amitié sereine… Il y a aussi la gloire qui grise, renfermant dans ces six lettres comme un bruit éclatant de clairon…

— Quand tu auras atteint à tous ces buts divers tu te croiras un surhomme ?

— Certainement.

— Quels piètres surhommes vous faites !… Vous ne résumez la conception dans la recherche des plus grandes satisfactions ! Un surhomme le financier que stimule le gain possible et les jouissances qu’il permet ! Un surhomme le politicien ou le politique, si tu aimes mieux, que l’appât du pouvoir attire !… Vous voulez être quelqu’un par orgueil pour des motifs intéressés qui enlève tout mérite à vos actes. C’est le détachement de vos instincts de vos passions, qui vous dominent, qui vous subjugue. Vous leur obéissez… frénétiquement mais en voulant que chacun sache ce que vous êtes… ce que vous faites. Vous ambitionnez la gloire et vous travaillez à l’atteindre par tous les moyens… c’est naturel… c’est ordinaire. Le surhomme, le vrai, et celui là seul est un surhomme est l’être humain qui vainc sa matière, qui s’élève au-dessus de lui-même, en domptant son moi. Saint Benoît Labre dont tu ris, était un surhomme ! Tu ne vivrais pas deux années dans les mêmes conditions que lui, même s’il y avait au haut la plus grande gloire, la plus grande fortune. Saint François de Sales, l’homme le plus doux, la douceur même était l’être le plus irascible, le plus violent, le plus coléreux que l’on puisse imaginer. À force de volonté, il est devenu ce que tu sais. Il a tellement subordonné son « moi » physique à son « moi » moral qu’après sa mort l’on a constaté qu’il avait le foie presque pétrifié.

Et longtemps, ils discutèrent sans se convaincre l’un l’autre de la vérité de leurs arguments.

La demie de dix heures sonna.

L’abbé jeta un coup d’œil sur l’horloge et se leva brusquement décidé à prendre congé : mais l’avocat le retint :

— Écoutes, lui dit-il, j’ai une faveur à te demander… Elle va te paraître inconséquente après notre conversation de tantôt. C’est toi qui bénis mon mariage ? Pour sauver les apparences et comme ma femme est catholique, je me maries devant l’Église… Tu as des scrupules ?… Je t’avertis que je vais agir consciencieusement. J’irai me confesser, bien que cela me répugne… Je le ferai sérieusement. Je tacherai de m’imprégner des meilleurs sentiments et même de retrouver pour cet acte toute la ferveur et toute la candeur de mon enfance… Tu acceptes ?…

— Je ne puis pas te le refuser.

Une dernière poignée de main, chaude, cordiale, et les amis se séparèrent.

L’abbé gardait toujours de ses visites une impression d’amertume et de tristesse.

Il avait la foi du charbonnier, une foi solide, tenace. Ses divergences d’idées avec Armand Dubord, l’absence de conviction religieuse de ce dernier l’affligeaient et le peinaient, parce qu’il l’aimait sincèrement…

Mais il espérait qu’un jour… Et puis, l’autre traversait encore la crise de la vingtième année…

Avec le temps les vieux ferments de foi germeraient qui feraient éclore la moisson spirituelle.