Le massacre dans le temple/11

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (44p. 33-37).

XI


Toutes les phases du doute, il les connut.

Du scepticisme il passait à l’agnosticisme.

Il n’avait plus la certitude de rien… Ce travail sourd d’une âme à la recherche du vrai, s’était opéré à son insu…

Il ne refusait plus de croire ; il voulait croire. Trop de gens autour de lui puisaient la consolation dans l’abandon total de leur moi aux mains de la Divinité… Il s’acheminait vers l’absolu… Il combla par l’étude le vide de ses jours : visite au presbytère, discussions, lectures, etc., il ne négligeait rien.

Déjà le tumulte s’apaisait qui jadis lui bouleversait l’âme. Une mansuétude douce l’envahissait graduellement.

Il commençait d’espérer vers des jours meilleurs.

— Sais-tu où je vais la semaine prochaine confia-t-il à l’abbé au cours de l’une de ses visites.

— Je l’ignore totalement.

— Je m’en vais à Oka chez les Trappistes passer quinze jours.

— Je t’en félicite. Cela va te reposer. Tu as besoin de repos, plus que tu te l’imagines. La neurasthénie te guette… Ne dis pas non. La vie que tu mènes n’est pas normale. Aucune activité, aucun but… est-ce là vivre ?

— Qu’ai-je besoin de vivre et à quoi bon vivre ?

— Quel âge as-tu donc pour parler ainsi.

— Trente-six ans… ce qui n’empêche pas que je suis un vieillard.

— Parce que tu le veux… À ton âge tout est permis de l’espérance…

— À quoi bon. Peut-on abolir le passé ?

— Quand on a l’énergie de le faire…

— Et quand on ne l’a plus.

— On travaille à la recouvrer.

— Tu en parles à ton aise.

— Le principal est que tu prennes les moyens de revivre. Ah ! si tu pouvais retrouver la foi de ton enfance, tu sais, cette foi qui transporte les montagnes.

— Cette autosuggestion…

— Toujours la manie des arguments… La foi est un bien, une grâce… Il faut prier pour l’obtenir…

— Je n’ai pas la force de prier. Je ne crois pas à la prière… surtout après ce que j’ai éprouvé de malheurs, de deuils…

— As-tu lu la « Peur de Vivre » de Bordeaux ?

— Bordeaux m’ennuie. J’ai passé l’âge de lire ses volumes.

— La lecture de celui-là te fera du bien. Tu constateras que tu n’es pas le seul à souffrir, que d’autres ont souffert, et qu’ils ont enduré sans se plaindre…

— Fais-moi grâce, veux-tu, de tes conseils. Je veux m’enfouir dans la retraite, pour un temps, ne plus voir le monde, me refaire une santé délabrée. Après ? Ce que je ferai après, je ne le sais pas… Je ne sais plus où je vais. Je suis tout bouleversé. Je suis une épave à la dérive que le vent charrie ici et là… Il y a des fois où j’ai songé qu’une balle dans la tête serait la suprême consolation, le suprême remède… Je suis trop lâche pour m’appliquer cette médecine.

— Je te plains ! Et je pries pour toi… Quand pars-tu pour Oka ?

— Cet après-midi même. J’ai écrit au père abbé lui demandant s’il me recevrait pour un temps à l’hôtellerie. J’ai reçu la réponse hier… Le taxi vient me prendre à six heures…


L’auto roulait sur la route claire le long de la petite rivière qui traverse Saint-Eustache…

Dans les champs, des habitants labouraient, profitant des derniers rayons du jour.

À une fourche de chemin, une fois la Grande Fresnière franchie, l’auto s’engagea dans la montée qui conduit à St-Joseph du Lac…

Dans les érablières qui le longe, les feuilles au vert tendre et jaune, jouaient une symphonie de couleur sous l’archet lumineux du soleil mourant. Puis ce fut l’ascension.

En haut, se profilant sur la montagne, la petite église de pierre de St-Joseph se dressait glorieuse, protégeant les maisons environnantes… La paix du soir s’épandait sur le village. Au firmament dans l’or liquide, des nuages se mouvaient semblables à d’immenses vaisseaux. Les Laurentides qu’on aperçoit dans le lointain s’estompaient pour se fondre insensiblement dans l’horizon.

Des voix d’enfants, un aboiement de chiens, la clochette d’une vache donnait à tout ce décor, une signification de pastorale.

L’avocat enfoncé dans le fauteuil d’arrière, fumant d’interminables cigares, goûtait la quiétude de l’heure et la beauté du paysage…

De toutes les promenades aux alentours de Montréal, le voyage à Oka est le plus pittoresque et le plus accidenté. La montagne, l’eau, les horizons, les forêts, tout concourt à faire du panorama une fête de l’œil.

Quand le taxi stoppa devant l’hôtellerie des Trappistes, la noirceur recouvrait presqu’entièrement la terre… seul des traînées d’argent au ras de l’horizon subsistaient du jour défunt…

Les grands peupliers qui ombragent la route se fondaient en une seule masse sombre…

— Je suis Armand Dubord, dit l’avocat au frère portier, qui lui vint ouvrir. Vous avez dû recevoir mon mot.

— Si vous voulez attendre une seconde, mon père hôtelier va venir.

Grand, très droit, la barbe noire taillée en pointe à la Henri IV, le père hôtelier salua le nouvel arrivant et le conduisit à sa chambre.

Elle était confortable et sommaire comme celle qu’il occupa quelques années auparavant au noviciat des Jésuites.

Elle donnait sur le jardin. Comme on était en juin et que la soirée était tiède, il venait par la fenêtre ouverte une exhalaison des fleurs où l’odeur du lilas fraîche, printanière, se mêlait à celle plus pénétrante des muguets.

— Je serai bien ici, pensa Dubord…

L’hôtelier lui demanda s’il avait soupé et lui offrit un verre de vin, de ce vin rouge foncé, riche en substance et en tanin que les moines fabriquent eux-mêmes et qui ravigote le cœur.

— Si vous aimez à assister aux offices, à huit heures il y a celle de la Vierge… Il lui indiqua la route pour se rendre au jubé de la chapelle.

— Demain matin, après déjeuner je passerai vous voir. Désirez-vous faire une retraite ?

— Pas précisément. Ce que je suis venu chercher ici, c’est le repos. Je ne dis pas non cependant…


La cloche dans le corridor annonça l’heure de l’office.

Le jubé à l’arrière de la chapelle était réservé aux visiteurs, aux retraitants, aux hôtes et aux familiers.

La chapelle immense et haute était éclairée faiblement…

Par les allées latérales les moines commencèrent d’entrer. De blanc vêtus, avec leur scapulaire noir qui descendait jusqu’à terre, les mains jointes sous les manches amples, ils défilèrent, deux par deux, s’agenouillant devant l’autel pour prendre place à leurs stalles accoutumées. Ils composaient un spectacle imposant.

Les lumières électriques autour d’une statue de la Vierge s’allumèrent qui composaient une guirlande de clarté. Puis l’on entendit une voix, grave, robuste, bien posée. une voix qui brisait ce silence où le mysticisme flottait, entonner le Parce Domine.

— « Parce Domine, parce populo tuo  », disait la voix.

Et en chœur d’autres voix, graves elles aussi, fondues, mêlées en une seule, répondirent :

— « Ne in aeternum irascaris nobis… »

Et les notes s’élevaient, elles montaient vers la statue de la vierge comme une offrande.

— « Parce Domine, parce populo tuo », reprit encore la voix de tantôt…

Et la même réponse, convaincue, solennelle, se fit entendre à nouveau…

— « Ne in aeternum irascaris nobis… »

Une troisième fois, la même supplication s’éleva dans l’air.

Le silence régna quelques instants.

Accoudé à la balustrade Armand Dubord rêvait. Il se sentait impressionné malgré lui, soulevé par une vague de mysticisme.

Il oublia qu’il y avait en dehors de l’enceinte de pierre qui l’abritait, un monde où se heurtaient les passions. Il oublia qu’au moment même il y avait des êtres qui luttaient, qui haïssaient, qui volaient, qui tuaient, qui forniquaient.

Il ne vivait que de la minute présente… Le calme s’infiltrait dans son âme y distillant ce que depuis longtemps il cherchait sans pouvoir l’obtenir : la paix…

— « Salve Regina »…

Et le chœur d’entonner sur le rythme grégorien « Mater misericordiae »…

Toute la cérémonie simple et solennelle à la fois revêtait un cachet d’émouvante beauté.

Cette nuit-là, Armand Dubord dormit paisiblement, et pour la première fois, depuis bien longtemps…

Un jour, on lui apprit qu’un frère coadjuteur venait de mourir. C’est le père hôtelier qui lui avait annoncé la nouvelle…

Exposé sur quatre planches, sans cercueil, sans bière, le mort n’avait au milieu de l’église que trois cierges à côté de lui. Il était vêtu de sa robe de bure habituelle, sa robe de travail.

Rien n’était lugubre dans cette mort. Il semblait plutôt reposer tranquillement.

Au matin de l’enterrement, quelques prières, quelques cantiques, et les moines se formèrent en rang de procession, un cierge à la main.

À l’arrière de la procession sur un brancard venait le cadavre.

Le jour était éblouissant de clarté, un vrai jour de fête.

Le cortège sortit de l’église et s’engagea dans le jardin pour se rendre au cimetière situé dans la cour intérieure.

Les lilas en fleurs embaumaient ; la vie exultait de la nature…

Nu-tête, chantant des cantiques, les moines avançaient lentement par les allées.

Cela ressemblait plutôt à une fête et le contraste était grand entre le jour printanier et le funèbre de la cérémonie.

Au cimetière, un trou immense, creux de six pieds, attendait son occupant.

Quatre compagnons de travail du défunt le descendirent dans la fosse tel quel, à l’aide de deux bandelettes qui lui ceinturaient le corps. Quelques bénédictions, des prières, des chants. Puis un frère, à l’aide d’une échelle, descendit dans le trou béant, rabaissa le capuchon, remonta et chacun se mit à la besogne de combler la fosse…

La terre tombait sur le corps, sur la figure, partout, et le recouvrait graduellement. Au bout de quelque temps seul un léger monticule indiqua que sous ces pieds de terre gisait une chose qui trois jours avant était un homme, une chose qui se mouvait, qui mangeait, qui dormait, qui pensait. Et Armand Dubord que ce spectacle impressionna s’en fut à sa chambre où tout le jour, il s’enferma. Le sens véritable de la mort lui apparut… le recommencement, l’entrée dans une vie nouvelle, dans la vraie vie…

Toute la tristesse inhérente partout ailleurs était abolie. Les cantiques avaient plutôt quelque chose de joyeux que de lugubre. La Mort, ici, se débarrassait de son attirail démoralisant…

Il en vint à se demander, s’il n’avait pas misérablement, et par sa faute gâché sa vie. Ne s’était-il pas constitué l’artisan de tous les malheurs qui se sont successivement abattus sur lui ?

Ces hommes qui vivaient sous le même toit que lui, d’une vie d’abnégation, ayant abdiqué jusqu’à leur propre personnalité n’étaient-ils pas dans le vrai ?

Faut-il donc qu’il y ait un attrait vers l’infini d’une puissance surhumaine pour que des êtres jeunes, beaux, fortunés, aillent s’enfouir dans la solitude, renonçant volontairement à toutes les joies terrestres. De ces moines qu’il voyait à la prière et au travail, plusieurs avaient connu la vie : d’aucuns étaient même avant leur entrée au monastère des professionnels pour qui l’avenir s’annonçait sous les plus brillants auspices.

Et volontairement ils avaient renoncé…

Qui donc était dans le vrai…

Et le doute le torturait chaque jour d’avantage…

Or, voilà qu’un soir peu de temps avant le jour fixé pour son départ, il fit, implacable, sévère comme un juge, le procès des idoles qu’il avait jadis adorées…

L’Amour ! Qu’est-ce que l’amour humain ? Et des réminiscences lui venaient des phrases de Lacordaire :

« Poursuivant l’Amour toute votre vie nous ne l’obtenons que bien imparfaitement et l’eussions-nous obtenu vivant que reste-t-il après la mort ».

Oui ! Que restait-il du sentiment profond que Madeleine lui avait inspiré et qu’il lui avait inspiré.

Et comme c’est fragile, l’Amour !

Il s’était juré d’être l’un à l’autre toute la vie, n’être qu’une âme, qu’un esprit, qu’un cœur, comme ils n’étaient qu’une même chair et qu’un même corps. Qu’avaient valu ces serments. Un rien, l’apparition dans la vie de l’épouse d’un autre être, l’appel des sens vers de nouvelles sensations et cet Amour, ce grand Amour sombrait dans l’Infamie et la honte. Maintenant il se rendait compte que les principes de religion dont il se moquait et qu’il avait travaillé à détruire aurait suffi à contre balancer l’influence de la matière.

Il se rappelait des détails de toutes sortes, des bribes de conversation qui lui ouvraient des horizons nouveaux. Il se rappelait une phrase d’une de ses lettres.

« Je t’aime, cher Armand, de toute la force de ma jeunesse et de tout mon cœur vibrant. Et je souffre de t’aimer. Même l’amour n’est pas tout. Il ne comble pas toutes mes aspirations. Il évoque en moi un monde d’infini. Quand je ferme mes bras sur toi c’est l’univers que je voudrais étreindre. C’est tout l’infini »…

Le sens lui apparaissait clairement de ses phrases. Lui-même, à certaines heures, n’avait-il pas éprouvé le fini des sentiments humains. Si l’âme ne peut pas s’épanouir librement, totalement, c’est donc qu’elle a des aspirations et des désirs plus élevés, c’est donc qu’immatérielle par essence elle n’a pour s’extérioriser que des moyens matériels : les sens. Or notre âme aspire vers l’infini et elle se manifeste par les sens qui sont des choses finies… Et il en vint à conclure que son âme était immortelle et que ce fut son tort de ne pas y croire et de limiter sa vie dans les bornes du monde terrestre. Ce Dieu qu’il s’était créé : l’Amour, était donc un Dieu bien imparfait…

Dans le temple de son cœur l’idole s’écroula.

Il continua le procès. À la barre de son raisonnement il cita l’Amitié. N’était-ce pas plutôt de la haine ! Car il détestait. Il le détestait, Lui, qui à la faveur de l’Amitié s’était introduit dans son foyer pour le ravager, le détruire. L’Amitié ! et un sourire de mépris passa sur ses lèvres.

Peut-il y avoir sur terre une amitié pure, désintéressée !

Un rien suffit à l’altérer ! Le choc des intérêts la brise ; le souffle de la passion la ternit.

Pourtant y avait-il deux êtres créés plus pour sympathiser ensemble. N’avaient-ils pas, Pierre Gervais et lui, les mêmes théories, les mêmes convictions, les mêmes principes.

Lâchement Gervais l’avait trompé, trahi…

Et l’Amitié, cette statue altière, tomba de son piédestal et s’effrita…

Mais d’autres idoles restaient debout : L’Amour paternel, la Gloire ! La Richesse. Où était sa fierté de père ! À quoi se résumait toute la tendresse qu’il voua à ce petit être, né de l’amour, et dont la chair provenait de sa chair à lui, et de la chair de l’épouse.

Un rien ! Une maladie bête l’avait terrassé, anéanti… Il reposait inerte sous quelques pieds de terre. Il n’était même plus. Seuls subsistaient de l’enfant quelques ossements… Les vers immondes avaient dévoré ce qu’il était…

Comme les précédentes la troisième idole s’effrita dans la poussière.

Et les deux autres ?

La Gloire altière, la Gloire le narguait.

Plus que l’Amour, plus que l’Amitié, plus que l’Amour paternel, la Gloire résiste au temps.

La Gloire ! Quelle ironie ! Un jour pourtant, il fut quelqu’un. Quelqu’un ? Qui donc le connaissait aujourd’hui ? Des millions et des millions d’êtres par centaines ignoraient jusqu’à son existence. Quelques satisfactions d’orgueil ! quelques griseries cérébrales et c’était tout. Cela valait-il la peine de lutter pour si peu de chose…

La richesse ! Il donnerait tout son avoir pour revivre sa vie.

Mais aurait-il de l’argent par milliards que tout cet argent ne pourrait arrêter, ne fut-ce qu’un seul instant sa marche vers la Mort.

La Mort seule comptait.

Le Massacre dans le Temple était complet. Il ne restait des idoles que des débris sur lesquels planaient l’ombre toute puissante de la Mort.

La Mort c’était l’aboutissement de tout la fin de tout. La vie qu’est-ce autre chose que la destruction et l’acheminement vers la Mort qui en est le but ultime.

De raisonnements en raisonnements, il en vint à se convaincre qu’il ne fallait vivre que pour mourir et que la préparation de la Mort en devait être la seule occupation.

Ces jouissances diverses que procurent la fortune et l’amour valent-elles les soucis et les chagrins que chacune traîne et accumule derrière elles ?

Ceux qu’il appelait des fous, ces abbés, ces religieux, ces moines étaient donc, en fin de compte les plus sages.

Pour eux, la mort prenait son sens véritable, une délivrance, une fête, une apothéose…

Après la mort qu’y avait-il ? Rien ? Non pas. Il y avait le mystère. De deux choses où c’était vrai ce qu’on lui apprit au collège, concernant la vie future, ou ce n’était pas vrai. Si c’était vrai ?

Durant trois jours il se débattit au milieu de ce doute lancinant…