Le mendiant noir/10

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Éditions Édouard Garand (40p. 58-61).

X

MAUBÈCHE


— Cher monsieur, dit le nain, c’est une surprise agréable que de nous revoir ici après plus de dix années de séparation. Décidément, le bon Dieu sait nous réserver des joies inappréciables. Et dire que je ne vous cherchais pas, croyant fermement que depuis longtemps le diable vous avait avalé ! Vous êtes donc un dur-à-cuire ? Qui l’eût dit ! Et cette noble peau sous laquelle je vous retrouve ! Ah ! je savais bien que vous étiez un malin ! Vous, au moins, vous saviez mettre sabot à votre pied ! Vous n’étiez pas de ces baladins qui préfèrent la mendicité à la fortune et les honneurs pigés dans le plat d’autrui ! Vous avez su vous servir, quoi ! Oh ! moi je n’ai rien à dire, vous ne m’avez rien pris, puisque je n’avais rien à laisser prendre… hormis, peut-être, un nom ? Mais un nom, sans argent, à quoi cela est-il bon, je vous le demande ? Seulement, il y a que vous avez pris à d’autres… du moins on le dit !

— Vous voulez parler de Saint-Alvère ? fit Verteuil avec une rage contenue. Mais remarquez que cet homme est un imposteur !

— C’est vrai, sourit le nain. Mais faut vous dire que Monsieur de Saint-Alvère a un autre nom. Voyez-vous, il s’imaginait un peu que vous étiez venu en cette capitale de la Nouvelle-France, et pour ne pas éveiller les soupçons d’un certain Monsieur de Verteuil, il prit le nom de sa mère… Vautrin de Saint-Alvère, bien qu’en réalité il s’appelât aussi du nom de son père…

Il se tut et parut chercher dans son souvenir.

Verteuil tremblait… il tremblait de la peur d’entendre prononcer un nom qui brûlait sa mémoire de coquin.

— Voyons ! fit-il, voulant en finir. Comment s’appelle-t-il ?

— Ah ! j’y suis, fit le nain en ricanant. Voyez-vous, j’ai si peu de mémoire pour les noms. Eh bien ! oui, il s’appelle… Philippe Vautrin, sieur de Chaumart.

— Chaumart !… articula Verteuil avec un grondement sauvage.

— Voilà bien, reprit le nain, qui vous remet sur la piste, n’est-ce pas ? Alors, tout à coup vous disparûtes après avoir dit à Monsieur de Chaumart que vous gagniez les Indes. Baste ! quelle blague ! On vous chercha partout, aux Indes, en France, pas de Verteuil… pardon ! pas de Marinier ! De Verteuil, il n’en restait plus qu’un probablement en Louisiane qu’on disait mort aussi ! Bref, ni Marinier ni Verteuil nulle part ! Que c’est drôle tout de même !

Il se mit à rire longuement pour poursuivre ainsi :

— Que c’est drôle, en effet, de fouiller les sacs vides pour trouver le chat ! Ne voilà-t-il pas qu’il existe un certain Monsieur Guillaume de Verteuil en Nouvelle-France, à Québec, un Verteuil commerçant, fortuné, honoré ? Bigre ! Ceci excita la curiosité de M. Philippe Vautrin de Saint-Alvère, sieur de Chaumart. Cela excita du même coup ma propre curiosité. Et, dame ! nous nous retrouvons. Oui, je vous reconnais bien, moi, bien que mon jeune maître doutât de votre véritable identité. C’est peut-être parce que j’ai meilleure mémoire, et surtout parce que je vous ai déjà vu et connu, alors que je n’étais que l’humble jardinier de Monsieur de Chaumart, père, alors que tous les malheurs me frappaient à la fois : ma pauvre femme mourait, puis ma fillette se noyait dans ce ravin qui coupait la propriété de M. de Chaumart. Dois-je vous l’avouer ? Ces malheurs m’ont fait un peu vous oublier…

Verteuil, à cet instant, essaya de se soulever. Il retomba sur le dos en proférant une sourde imprécation.

— Est-ce mon histoire qui vous importune, cher monsieur ? interrogea le nain avec une physionomie narquoise.

— Au contraire, elle m’intéresse, répondit Verteuil sur un ton qu’il voulut rendre impassible. Vous avez dit que votre fillette s’est noyée dans un ravin ?…

— Hélas !… soupira Maubèche en frottant ses yeux devenus humides.

— Quel âge avait-elle ?

— Neuf ans, monsieur. C’était un ange de beauté et de bonté. Un peu mutine, espiègle, mais ravissante ! Ô mon Dieu ! laissons ces tristes souvenirs ! D’ailleurs, je ne suis plus qu’une bête de nain difforme, une brute… Allons ! Monsieur de Verteuil, j’ai faim et j’ai soif, dites-moi où je trouverai ces bonnes choses ?

Le commerçant garda le silence. Paupières closes, il paraissait réfléchir.

Le nain le considérait avec une mordante ironie.

— Maubèche, dit tout à coup Verteuil, veux-tu vivre heureux, riche, honoré ?

— Si je le veux ?… Oh ! monsieur, ne me tentez pas, je vous en prie !

— Dis, Maubèche !

— Quoi ! voulez-vous changer mes loques en draps d’or et d’argent ? Voulez-vous convertir en palais mon bouge de la Cité des Mendiants ? Voulez-vous…

— Je veux, Maubèche !

— Non ! Vous voulez me tromper ! Oh ! monsieur, ne me torturez pas en me mettant à la bouche un fruit que vous me retirerez dès que j’en aurai goûté la saveur ! Taisez-vous, vous me feriez renier Dieu et ses saints !

— Je veux, dit rudement Verteuil, je veux si tu me délivres de ces liens !

— Ne me tentez pas ! Ne me tentez pas ! cria le pauvre Maubèche en essayant de boucher à la fois ses yeux et ses oreilles.

— Cent mille écus d’argent pour toi, Maubèche… souffla Verteuil. Une maison tout aussi belle que celle-ci…

— Taisez-vous ! râla Maubèche en se jetant à plat ventre sur le divan.

— Des domestiques, continua Verteuil, des équipages…

— Non ! Non ! Non ! clama Maubèche, Dieu ne le voudrait pas !

— Toute une vie de luxe et de joies, poursuivit Verteuil. Et mieux que tout cela, Maubèche… Ah ! à propos, je te donne ce nom de Verteuil, je n’en veux plus !

— Oh ! vous l’avez tellement usé, monsieur… pleura le nain.

— Je te donnerai, je le répète, mieux que tout cela. Tiens, regarde !…

— Quoi ? fit le nain en se soulevant et regardant le commerçant avec des yeux remplis de malice.

— Vois ce portrait à ta gauche !

Maubèche aperçut au mur un portrait de grandeur naturelle qui représentait une belle jeune fille d’une vingtaine d’années et richement vêtue.

Il la regarda… Mais le tableau se trouvait un peu dans l’ombre.

— Prends le candélabre, Maubèche, et regarde ! dit encore Verteuil.

Le nain obéit.

Il poussa une exclamation de surprise et d’admiration.

— Quelle est belle !… murmura-t-il.

— Exquise, n’est-ce pas ? ricana sourdement Verteuil.

— Divine ! souffla Maubèche tremblant.

— Maubèche, reprit Verteuil sur un ton grave, rends-moi la liberté et cette admirable jeune fille sera ta femme, je te le jure !

— Ma femme !…

Maubèche éclata de rire… mais c’était un rire affreux.

Il alla reposer le candélabre, croisa les bras et cria avec colère :

— Ah ! ça, me prenez-vous pour plus stupide et plus brute que je suis ? Fortune, palais, honneurs… très bien, vous pouvez me les donner, et je vous croirais ! Mais quand vous me dites que cette divine jeune fille sera ma femme, si vous le voulez, eh bien ! je dis : vous mentez, cher monsieur !

Il éclata d’un rire aigre qui ressembla au cric-crac d’une crécelle.

— Ah ! oui, reprit-il, que je coupe vos liens et alors…

— Je tiendrai mes promesses, Maubèche.

— C’est-à-dire que vous trouverez le moyen de me casser la tête ?…

On est Ganache
Sans panache,
On fait frou-frou,
Pique au trou,
Et foin de la belle
Laridon Laridelle…
Et foin de la belle…


Et chantant à tue-tête ce refrain de sauterie, le nain traversa le salon pour gagner le vestibule. Avant de disparaître et après avoir terminé son refrain il s’arrêta et dit :

— À tout à l’heure, monsieur. Je vais chercher une miche de pain et un carafon de vin. Et si je ne trouve rien pour calmer ma faim et apaiser ma soif, foi de Maubèche que le diable empeste, je mets le feu à votre tanière…

Il s’en alla, fredonnant gaîment :


Et foin de la belle
Laridon Laridelle…


Dix minutes s’écoulèrent.

Verteuil essayait vainement de se déprendre des liens qui l’enserraient. À chaque mouvement qu’il faisait les ficelles pénétraient dans ses chairs et lui causaient des douleurs atroces.

Maubèche reparut portant dans ses bras un pain, un fromage et six bouteilles de vin.

Il posa le tout sur un guéridon et s’assit. Puis il fit sauter le bouchon d’une bouteille dont il porta avidement le goulot à sa bouche. Néanmoins, avant de prendre la première lampée, il dit, comme se parlant à lui-même :

— Je veux boire à tire-larigot, puis me gaver comme douze riboteurs !

Il vida à moitié la bouteille et reprit :

— Dame ! c’est aujourd’hui la fête de la Besace… Que dis-je ? C’est aujourd’hui La Noce des Mendiants…

Il reporta la bouteille à ses grosses lèvres humides en criant d’une voix de stentor capable de réveiller toute la cité.

— À la santé de la Besace !…

Il vida tout à fait la bouteille qu’il lança sous le divan, ajoutant :

— Tout de même, l’animal, ce qu’il a du bon vin !

Verteuil grimaçait de rage impuissante.

Le nain surprit cette grimace.

— Ah ! tu ris, toi ? Peut-être bien parce qu’on n’est pas farci d’étiquette ? Qu’on ne porte pas beau ? Qu’on est pas vêtu en marquis ? Qu’on lampe et ribote sans se soucier du voisin ? Et admettons qu’il en soit ainsi, est-ce qu’on sera pour tout ça plus privé du Paradis qu’un autre ?

Il prit une formidable bouchée de fromage. Un moment il mastiqua activement, puis s’écria, ravi :

— Ah ! quel fromage !… La canaille, qui aurait dit qu’elle possédait ici céans du Camembert… mon pays ! Fichtre ! la panse tantôt m’en pétera ! N’importe, vertubleu ! je me serai farci à mon soûl ! Et ce pain ?… Je parie qu’il est pétri de farine royale ! Ah ! on peut être ni basochien, ni titré, ni huppé, mais on ripaille quand même !

Il décapita une seconde bouteille et la vida sans arrêt.

— Diable ! murmura-t-il avec extase, comme ça coule… un vrai fluide !…

Cette deuxième bouteille alla rejoindre la première sous le divan.

— Maubèche !… proféra tout à coup la voix de Verteuil.

— Ah ! ça, s’écria le nain avec une feinte colère, me laissera-t-on dîner en repos ? Voilà qu’on n’est plus maître chez soi, les mendiants foncent sur vous, ils veulent non seulement les miettes, mais les morceaux et les plats tout ronds !… Eh bien ! monsieur, que désirez-vous ?

— J’ai soif, Maubèche !

— Ah ! diable ! voilà une parole de souffrance comme j’en entendis souvent dans ma vie et comme j’en proférai jadis, au temps où que… Ma foi, monsieur, je n’ai pas mauvais cœur, je vous ferai boire !

Il approcha une bouteille des lèvres du prisonnier.

— Délie-moi une main, Maubèche !

— Non, vous n’êtes pas sérieux ! Est-ce que je ne boirais pas, moi, mains liées et yeux fermés ? Buvez, monsieur, sinon…

— Délie-moi une main, rien qu’une main, Maubèche ! supplia Verteuil qui, en même temps et sans le vouloir, laissait peser sur le nain un regard de feu.

— Psitt donc ! fit Maubèche, qui s’éloigna du prisonnier pour se rasseoir.

— Maubèche… cria Verteuil.

— Passez-vous-en, monsieur…

Et d’un long trait il but cette troisième bouteille.

— Oui-da, lui délier une main, se mit-il à grommeler, la bouche pleine de fromage, pour qu’il me casse la gueule ensuite avec la bouteille ! Ah ! quel dégoût !… Pour qui me prend-on à présent ?…

Le marteau de la porte d’entrée, rudement secoué, fit sursauter Maubèche si bien qu’il s’étouffa net.

— Holà ! cria-t-il, qui s’annonce ainsi ?

— Maubèche !… prononça de l’extérieur une voix connue.

— Ah ! par la Besace ! c’est le maître !… Minute, monsieur, j’accours !

Étouffant, toussant, hoquetant, le nain, le candélabre à la main, courut à la porte du vestibule, poussa les verrous, ouvrit.

— Monsieur, dit-il à Philippe Vautrin, je vous invite à souper, la table est mise ! Ah ! ça, mais vous êtes blessé !…

Maubèche voyait surtout du sang à la tête et sur le visage du jeune homme.

— Ce n’est rien, répondit Philippe, un coup de crosse de pistolet.

— Bien, fit Maubèche. C’est égal ! venez vous réconforter et vous restaurer !

— Je parie, sourit le jeune homme, que tu es en train de célébrer quelque bonne prise.

— Vous l’avez dit : j’ai trouvé la bauge et la bête dedans, voilà !

Il entraîna Philippe jusqu’à la porte du salon, éleva son candélabre et dit :

— Voyez !

Verteuil demeurait toujours étendu sur le plancher et immobilisé par les ficelles du nain.

— Bien, Maubèche ! dit Vautrin sans regarder plus longtemps Verteuil qui lançait au jeune homme des regards sanglants.

Il ajouta :

— Continue, Maubèche, de manger et de boire tout en veillant sur monsieur ; moi, j’ai rendez-vous ailleurs immédiatement.

— Alors, je vous attendrai encore ?

— Oui. Seulement, prends garde de te laisser tenter par ce gentilhomme.

— Oh ! se mit à rire le nain, il m’a déjà passablement tenté, le démon qu’il est !

— Ah ! ah ! tu t’es laissé tenter ? demanda sévèrement Vautrin.

— Que voulez-vous, monsieur, je suis faible ; mais je ne me suis pas laissé gagner.

Philippe Vautrin sourit.

— Ah ! vous ne pouvez pas vous imaginer, monsieur, reprit Maubèche avec un accent sardonique, ce qu’il m’a offert ? Palais, or et argent… Domestiques, équipages… Et… et voyez…

Il indiqua le portrait de la belle jeune fille.

Philippe Vautrin connaissait ce portrait pour l’avoir bien souvent peut-être regardé avec amour. Il lui jeta encore un regard d’admiration.

— Et ? fit-il interrogativement.

— Et cette délicieuse jeune fille… compléta le nain.

— Pourquoi ? fit Vautrin avec surprise.

— Pour être ma femme, répondit sérieusement le nain.

Philippe éclata de rire.

— Ah ! bien, vous riez, monsieur ? Vous avez raison, j’ai fait comme vous. Tout de même, dites-moi, est-ce que ça ne prend pas un animal pour…

— Pour t’offrir cette demoiselle ?…

Le jeune homme s’interrompit pour se pencher à l’oreille de Maubèche et ajouter à voix basse :

— Ce n’est ni sa nièce, ni sa fille…

— Non ?… fit avec étonnement Maubèche.

— C’est la fille de Pierre Nolet !

— Hein ?…

— La sœur de Constance !

Le nain chancela, et pour ne pas échapper son candélabre, il le posa sur le guéridon.

— De grâce, monsieur, cria-t-il en même temps, attendez… pas coup sur coup comme ça… Laissez-moi boire, je vais m’évanouir !

— C’est bien ! Bois, mange et veille !

Et sur ce Philippe Vautrin s’en alla.

Maubèche s’assit et regarda longuement le portrait de Mlle de Verteuil. Puis il tira de sous ses vêtements un médaillon retenu à son cou par une petite chaîne d’argent, il le considéra un moment avec amour et murmura :

— C’est curieux… comme ça lui ressemble !… La sœur de Constance !… La fille de Pierre Nolet !…

Il soupira. Puis soudain :

— Allons ! ajouta-t-il, que je boive, sinon je vais mourir !…

Laissons Maubèche et son prisonnier pour revenir à Mlle de Verteuil.