Le mirage/005

La bibliothèque libre.
Édouard Garand (p. 11-14).

V


Le lundi suivant, en pénétrant dans l’écurie pour faire le train, le père Picard retint avec peine le juron qui se pressait sur ses lèvres. Tom, son cheval préféré qu’il soignait avec une sollicitude si grande que son poil luisait comme du cuir verni, piaffait d’impatience dans son entre-deux, devant la crèche vide. Il était tout crotté et plein de taches grises que la sueur en séchant avait fixées sur son corps.

Le père sortit dans la cour et les deux mains en trompette autour de sa bouche, cria vers la maison.

— Fabien… abien… Viens citte…

Les yeux encore engourdis de sommeil, le jeune homme s’avança la démarche indolente.

— Qu’est-ce qu’il y a demanda-t-il ?

— Ce qui a ! Ce qui a !

Et la voix grondait de colère contenue :

— Regarde le cheval !

— Et après ? fit Fabien agacé.

— Après… après… C’est y pour me remercier de t’avoir prêté mon cheval que tu le ramènes dans cet état… T’es trop paresseux pour y donner même sa portion… T’es trop monsieur…

À son tour le jeune homme sentit la colère en montant le saisir à la gorge.

Prompt lui aussi, vif à la riposte, il se contrôla toutefois. Mais ses genoux tremblaient. En même temps un écœurement lui venait de la mesquinerie de cette dispute. Son silence exaspéra le père.

— Qu’est-ce que t’as envie de faire.

— Il est bien comme cela. Après tout, ce n’est qu’un cheval.

Et pour ne pas se livrer à des écarts de langage qu’il regretterait l’instant d’après, il tourna les talons et partit vers les champs en sifflant.

Chez lui, comme chez son père, la colère se calmait, aussi vite qu’elle grondait. C’était une caractéristique de la famille des Picard que l’impulsivité de leur tempérament.

À peine avait-il fait quelques pas que les torts lui apparurent tous de son côté et que le regret lui vint de sa conduite trop brusque.

Il revint vers l’étable et tapant amicalement sur l’épaule du vieux, qui lui aussi recouvra son humeur, il lui dit :

— Je suis arrivé tard hier soir. Je m’endormais.

Il emplit la crèche de foin, versa une pleine terrine d’avoine à Tom et se mit à l’étriller. Quand il avait donné quelques coups, il frappait sa brosse contre l’entre deux et de la poussière s’en échappait : innombrables atomes gris qui se chassaient et se pourchassaient dans la coulée de lumière que le soleil filtrait par les carreaux.

Le père le regardait besogner, furieux contre lui-même, de ce qu’une fois de plus, malgré ses résolutions, il s’était laissé emporter par la colère.

— Si tu veux te reposer, t’as beau. J’aurai pas besoin de toi avant-midi. Tu dois être fatigué.

Comme il avait dormi peu, Fabien profita de l’occasion de passer quelques heures enfermé dans sa chambre à goûter le repos du « farniente ».

Il voulut s’absorber dans la lecture d’un roman. Ses yeux seuls parcouraient le caractère des pages. Son esprit était ailleurs. Un flot de pensées contradictoires l’assaillaient qui se pressaient et se combattaient entre elles. Rejetant le livre sur la table, il alluma une cigarette, et récapitula les événements de la veille.

***

Plus que les jours précédents, l’atmosphère était lourde, chargée de chaleur, une chaleur qui pesait à étouffer. Le ciel était gris, d’un gris sale de toute la poussière des routes. Pas un souffle de vent, les feuilles mornes pendaient aux arbres, comme prises de lassitude. L’herbe se couchait, rampait sur le sol, pour lui demander un peu de fraîcheur. On eût dit que la végétation, à l’encontre des bêtes et des hommes avait peine à respirer.

Levé à bonne heure. Fabien gagna le village à temps pour la première messe, puis enfoncé dans la banquette de sa voiture, tenant les guides lâchement, entre le pouce et l’index de chaque main, il laissa le cheval parcourir à sa fantaisie, les sept milles qui le séparaient du lac.

Il ne regarda rien du paysage qu’il connaissait par cœur pour avoir fait et refait le trajet bien des fois, depuis des années.

Il essaya de voir clair en lui, de démêler le fil inextricable de ses pensées.

De quel côté orienter sa vie ?

Où jeter, dans quelle sphère d’action, l’exubérance et l’enthousiasme de sa jeunesse pour un jour atteindre un point culminant, ce point, quel qu’il soit où un homme, en l’atteignant, peut se dire « un homme arrive. »

Arriver ? Arriver !

N’importe  ! Mais arriver !

Deux voies se dressaient : l’une toute tracée, mais bien monotone, avec au bout la promesse d’un bonheur paisible, fait de quiétude, et de calme, l’autre, pleine d’imprévus, problématique, mais combien tentante, mais combien fascinatrice avec ses perspectives de lutte et de combat, Les obstacles se dressaient pour narguer son orgueil, fouetter sa combativité, exciter sa convoitise, avec, comme but, le triomphe, un triomphe d’autant plus savoureux qu’il était plus difficile.

Devant ses yeux, deux images passaient et repassaient à tour de rôle, deux visions différentes et pareilles de jeunes filles. L’âge était en lui qui créait le désir d’aimer, le désir d’être aimé : sur laquelle concrétiser ce besoin impérieux du moi sentimental et du moi physique ?

Deux profils de jeunes filles : Suzanne ! Lucille ! Suzanne, douce, fidèle, forte de toute la sève et de la vigueur accumulée de générations et de générations de terriens, capable d’admirer et de sentir en beauté, parce que la nature, la grande nature immense et innombrable, fut sa maîtresse. Lucille, étrange, troublante, inquiétante même, possédant dans ses yeux violets le charme terrible de la civilisation des villes ; traînant derrière soi, l’indéfinissable séduction du mystère ; difficile d’abord, au cœur et à l’âme rendue prolixe par l’éducation et l’ambiance. L’une fleur rustique, l’autre fleur de serre…

Il n’avait qu’à se pencher pour cueillir la première…

L’autre ?…

Il en était là de ses réflexions quand, à un détour de la route, il aperçut devant lui, la masse imposante du Manoir.

Il trouva ses amis installés sur la véranda au milieu d’un groupe de jeunes gens.

On le présenta et Mercier, après son nom ajouta : « Mon ami de collège, bachelier ès arts, « summa cum laude », un de nos grands hommes de demain. Ce qui eut pour effet de supprimer entre ces êtres gâtés par la fortune, fils de famille pour la plupart, et ce fils de cultivateurs, les barrières de l’inégalité sociale.

Jules Mercier proposa pour l’après-midi une excursion au rapide du Tremole, à cinq milles de l’hôtel.

Dans le canot, Lucille s’était assise au milieu, face à Fabien qui se tenait à l’arrière.

Le lac était calme, pailleté de lames d’argent que les avirons déchiraient, quand ils plongeaient dans l’eau. La plage disparaissait encombrée de baigneurs, et, de loin, ces silhouettes noires, bleues, rouges ou vertes, selon la nuance du costume de bain et qui se détachaient sur le jaune du sable ou le gris brillant de l’eau, formaient une immense palette où les couleurs se déplaçaient d’elles-mêmes pour se mêler et se fondre en se perdant. Fabien ne parlait pas. Accroupi sur ses genoux, l’œil fixé vers une baie d’où la Rivière du Tremble remontait jusqu’à sa source, il se contentait d’avironner consciencieusement. De temps à autre, il levait les yeux vers la jeune fille.

Vêtue de blanc, d’un costume ajusté, qui moulait le galbe élancé de son corps, les cheveux retenus par un ruban bleu pâle, elle tirait nonchalamment de petites bouffées d’une cigarette blonde dont elle exhalait la fumée perpendiculairement, la tête en l’air, les lèvres arrondies.

En l’examinant, il crut deviner, dans les yeux, et dans le dessin trop ferme des lèvres, un je ne sais quoi de dur, d’insensible. Mais dès que l’aile mobile de ses narines s’agitaient, et que dans sa prunelle, passait le reflet de la pensée, la physionomie toute entière s’éclairait, il s’en dégageait une impression d’intellectualité, de volonté et d’ardeur cérébrale… Une fois, une sorte de vertige le saisit quand les yeux profonds se posèrent sur les siens… Il baissa la vue.

— Un coup à droite ! cria Jules. Nous donnons sur une roche.

Une manœuvre rapide, et la roche, presque à fleur d’eau, se trouva côtoyée.

La rivière se dessinait maintenant entre les sapins et les cyprès. Le paysage changeait. La sauvagerie l’imprégnait. Des bêtes le hantaient qui ne vivent que dans les domaines silencieux qui leur appartiennent et que trouble seul à l’époque de la chasse, le tir des nemrods. Des pistes d’orignal çà et là, descendaient à la rivière.

L’on se sentait loin de tout ce qui rappelle la civilisation factice du progrès moderne malgré l’agglomération toute proche des pantins qu’elle conduit en esclaves, malgré le luxe et le confort qu’elle a développés mais qui détruisent par les désirs qu’ils engendrent la volupté des appétits qu’ils satisfont.

Le frisselis seul de l’eau déplacée dérangeait le silence. Il empoignait malgré soi par son étendue et sa puissance. On en percevait une impression d’immensité.

Dans ce décor, la prestigieuse personnalité de la jeune fille diminuait. Il la sentait fragile et il réalisait combien, malgré son élégance, cette femme, comme toutes les autres d’ailleurs, était peu de chose dans la création, surtout dépouillée de l’auréole dont les hommes parent les filles d’Ève…

Ils avançaient toujours. Le bruit de la cascade arrivait jusqu’à eux : murmure, grondement, rugissement, à mesure qu’ils en approchaient. Bientôt ils aperçurent la masse d’eau se précipiter d’une hauteur de trente pieds, déchirant sur les rochers, son vêtement blanc d’écume.

Les jeunes gens accostèrent, et après avoir glissé la pince du canot sur la berge, ils gravirent le sentier qui grimpait entre les racines, jusqu’au point culminant de la chute. Les abords, en cet endroit, formaient une sorte de plateau désert. Le vent violent qui, presque toujours, y souffle en sifflant de rage, a empêché les arbres d’y croître.

De là, la vue domine. En avant de soi, le lac aux Grenouilles, ses pointes, ses bases son hôtel minuscule dans le loin, puis la route, petit fil gris entre les arbres tenus, et plus loin encore, les montagnes, vertes, mauves, violettes et noires selon leur recul.

Derrière soi, d’autres montagnes abruptes, tourmentées, où le roc nu fait comme de grandes cicatrices brunes. La première est à un mille à peine. Elle se dresse à pic, menaçante.

Devant ce panorama grandiose que la nature rude se plaisait d’étaler devant eux, une émotion envahit Fabien. Sa poitrine se dilata et il respira à pleins poumons l’air humide des buées de la chute.

— Comme c’est beau !

Il ne put trouver rien d’autre chose à dire que cette phrase banale et simple mais qui se pressait d’elle-même sur ses lèvres, chassant les autres.

— Vous aimez la nature, demanda Lucille.

— Je l’adore, et vous ?

— Moi ! Pas du tout… Le plus beau paysage ? Le coin de la rue, de la rue Ste-Catherine et Peel… l’ouest de la ville le soir à la sortie des théâtres… une salle de bal éclairée à profusion…

À mesure qu’elle parlait, Fabien songeait à part lui combien différents ils étaient. Elle lui parut une vandale acharnée à détruire à coups répétés une statue magnifique, et cette statue, c’était elle-même.

Comme une mèche de cheveux sortie de la coiffure folâtrait sur son front, elle la rangea sous le bandeau de soie.

Il trouva en la circonstance le geste futile. Mais le soir, dans l’atmosphère de l’hôtel saturée de luxe, Lucille reprit sa place sur le piédestal d’où elle était tombée. Elle redevint la déesse. Sous l’éclat des lumières, sa beauté savoureusement étudiée ressortait davantage. Elle avait changé de toilette pour le souper : une toilette sobre, élégante qui laissait deviner les lignes pures de son corps svelte. Et puis, elle avait un port superbe ; sa démarche harmonieuse et rythmée ensorcelait et sa voix, sa voix bien posée de mezzo avait des inflexions, quand elle voulait, grisantes et affolantes comme la caresse de deux bras soyeux… Tout cela influençait Fabien et le tenait sous le charme, comme envoûté.

La créature artificielle qu’elle était, trouvait dans ce milieu artificiel, le cadre vrai de sa beauté. Elle ne craignait plus la comparaison.

Et puis… ce fut le bal, le soir…

À ce souvenir des airs de valses chantaient dans ses oreilles et l’obsédaient et les parfums, la musique, les toilettes, la lumière, projetaient encore leur éblouissement de la veille, en agissant sur ses nerfs.

Et puis, plus tard, quand l’animation battait son plein, le prétexte d’un peu de fraîcheur à respirer pour amener le tête à tête sous les arbres ombreux, pendant que la lune folle, s’accroche dans les branches.

Et ce fut la causerie sur la véranda, face au lac, dans l’intimité sentimentale que crée une journée en commun et qu’avive la séparation prochaine.

Comme ceux de son âge, Fabien entendit dans sa tête des vers qui chantaient, les vers qu’on n’écrit pas, qu’on ne récite pas, que l’on garde pour soi seul, jalousement.

Il s’abandonna à faire part de ses rêves d’avenir, de ses ambitions.

À vingt ans y a-t-il une destinée qui puisse être supérieure à la sienne propre !

… Et voici qu’une phrase lui revient à la mémoire. Cette phrase lui pénètre dans le cerveau ; elle vrille, elle fait sa trouée, elle s’impose, elle commande.

« Un homme comme vous, avec votre talent, ne doit pas s’enfermer dans un petit village. Vous n’en avez pas le droit ». Les mots étaient si remplis de tentations, si insinuants qu’il avait résolu de suivre ce conseil.

Décidément, elle avait raison. Un homme comme lui était fait pour les sommets.

En lui le glas sonna de sa vocation d’habitant, un glas qui pleurait l’adieu à la terre.

La richesse, les honneurs, la gloire, ces trois entités abstraites miroitèrent un instant pour se confondre dans le regard vague de deux yeux violets.

— Et Suzanne ?

Une voix clama ce nom du fond insoupçonné de son cœur.

Suzanne !

Il se leva pour ne plus penser. Tout entier il s’abandonna aux mains du Destin, et aveuglement se soumit au grand maître, Demain, dont d’avance, il acceptait les arrêts.