Le mirage/006

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Édouard Garand (p. 14-16).

VI


Durant les jours et les semaines qui suivirent, la phrase de Lucille Mercier lui martela le cerveau. Elle devint une obsession. Aux champs, à la maison, elle le suivait partout. Et des bouffées d’orgueil lui montaient à la tête qui le grisaient comme un vin vieux.

« Un homme comme lui n’avait pas le droit de s’enliser dans ce petit village ! »

Elle croyait donc à son génie ! Elle croyait donc à sa mission ! À ses yeux il était un être prédestiné, appelé à jouer, dans son pays, un rôle important.

Et l’été passa dans une succession de jours chauds…

Le terme approchait. Maintenant que se dressait devant lui la perspective d’une séparation peut-être définitive, Fabien sentait grandir une sorte de mélancolie langoureuse. Il trouvait aux lieux qui l’entouraient une douceur plus prenante et son âme s’élargissait dans un amour plus grand pour les siens.

Parfois l’idée l’effleurait de renoncer à son projet et de continuer, penché à son tour sur la terre brune, la vie qu’avait menée son père et d’autres avant lui, créant ainsi une tradition vieille de cent ans. C’était surtout aux soirs où il voyait Suzanne que ces pensées s’implantaient avec le plus de force. À son insu, un lieu se tissait entre elle et lui, qui davantage, l’un vers l’autre les rapprochaient. Le départ, c’était le renoncement.

Et puis, il songeait aussi à la peine qu’il causerait au père rude et bon et qui verrait s’écrouler ses rêves, impitoyablement. Alors, il entendait la voix chantante lui répéter : « Un homme comme vous n’a pas le droit de s’enliser dans ce petit village ! »

Comme sur un écran le spectacle de tout un monde nouveau, entrevu seulement, se déroulait à son imagination.

Des désirs de lutte s’emparaient de son être jeune, des désirs d’ambition, de grandeur, de gloire.

Des yeux souriaient prometteurs de félicité, brillant dans sa nuit de terrien comme des phares lumineux qui le guideraient sur la route du succès. Il connaissait dans ses moments là, le goût fébrile de l’action et la hâte de briser les attaches qui l’enchaînaient à cette parcelle de pays trop petite pour lui.

Enfin l’heure arriva où il devait aborder face à face la réalité de son départ. Quelques jours auparavant il avait reçu des autorités universitaires son admission comme étudiant en notariat.

Il ne lui restait plus qu’à avertir son père de sa décision et à en obtenir les fonds indispensables pour vivre à la grande ville au milieu d’êtres de même instruction et de même culture que la sienne. S’il abdiquait, s’il demeurait à St-Chose, il deviendrait comme la plupart de ses co-paroissiens, mesquin et rustre de par l’influence du milieu. Cela, il le savait et le faisceau de ses raisons se renforçait de cette dernière.

Il a plu toute la journée, une pluie triste, ennuyeuse et froide, annonciatrice de l’automne.

Le sol détrempé et boueux ne permet pas les travaux du dehors.

C’est l’inaction. Le repos forcé entre les quatre murs de la maison d’où l’on regarde parfois par les fenêtres l’horizon rapetissé où la grisaille s’accentue.

C’est le moment propice d’aborder la question, la grande question.

Bientôt, dans une semaine, ce sera septembre : la rentrée des classes, l’ouverture des classes, l’ouverture des cours. Dans les villes, ce sera le recommencement de la vie mondaine avec ses thés, ses soupers, ses bals. Les théâtres regorgeront de spectateurs pour des spectacles rénovés ; les concerts pulluleront où des artistes tiendront sous le charme, des milliers de spectateurs. Fabien pense à tout cela. Pour dure que soit la séparation, l’arrachement peut-être définitif aux choses de son passé, il ne regrettera rien.

Dans un coin de la cuisine, près de la fenêtre, d’où de temps à autre, il regarde la pluie qui tambourine sur les vitres, descend en rigoles dans la cour, le père, les lunettes à cheval sur le bout du nez, parcourt, dans le journal local de Jeanville un hebdomadaire, les nouvelles des paroisses voisines. Ces petites manifestations de la vie sociale des alentours l’intéressent ; il connaît presque tout le monde.

— « Une grange brûlée ! » Ce pauvre Untel. Ça va le mettre dans le chemin. Il ne doit pas avoir beaucoup d’assurances. — « Jules Dubois a marié sa fille à Pierre Jodoin. — Tiens… Gustave Lambert est mort !… Ernest Charette quittera Jeanville sous peu pour Québec où il étudiera la médecine !

— T’as connu Ernest Charette, Fabien ? Il s’en va étudier pour être docteur.

L’occasion est trouvée… De lui-même le père amorce la conversation. Il l’oriente sur le terrain rêvé.

— À propos P’pa, j’ai bien pensé à cela ces jours derniers. Je crois que je serais mieux d’aller à Montréal faire mon notariat. Ça y est. La phrase est lâchée.

Le journal s’échappe d’entre les doigts, les yeux s’agrandissent d’étonnement et du gosier qui se serre un « Hein ! » rauque sort comme étouffé.

Fabien prévoit la tempête, l’assaut répété des objections et des abjurations.

Il s’arcboute dans sa résolution, décide à faire face, à résister. Maintenant, il ne peut plus reculer.

Voyez-vous, continue-t-il…, je n’aime pas la terre… Ce n’est pas une vie pour moi…

Ses prévisions se trompent.

Dans le regard, il ne lit que de la stupéfaction et aussi de la tristesse.

— Tu ne veux pas… rester… avec moi.

D’un ton sec, péremptoire, il répond presque brutal :

— Non.

À un frémissement des narines, il voit que la colère commence à gronder, que tantôt elle va éclater.

Qu’importe ! Il faut que l’explication ait lieu.

Mieux vaut aujourd’hui que plus tard.

Est-ce que par lâcheté, il compromettrait son avenir ! Par fausse sensibilité, il détruirait le rêve de ses vingt ans, et se condamnerait à une vie monotone, misérable, insipide, de crainte de causer de la peine à quelqu’un qui lui est cher.

Ce ne serait pas concevoir la vraie notion de la vie ! Ah ! Vivre ! Lutter ! S’il recule ? Que sera-ce plus tard ?

Il se raidit dans un effort de tout son être moral, de tout son être physique.

Il paralyse son cœur sous le coup de fouet de sa raison.

Ce n’est que le premier obstacle sur son chemin. Il sait qu’il y en aura d’autres et que pour réussir au milieu du déchaînement de passions, de convoitises et même de férocité de la vie moderne, il lui faut cuirasser son cœur.

Le souvenir de Suzanne l’effleure. Impitoyable, il le chasse. C’est comme un être nouveau en lui, indomptable, ardent, cruel. Il commence à mettre en pratique ce qu’on lui a déjà dit. Pour arriver, il faut piétiner les obstacles, dut-on sous le talon, écraser des parcelles de son propre cœur.

Ainsi tu n’es pas bien chez nous ?… on te prive…

— Ce n’est pas cela… je n’ai pas le goût d’être habitant… je n’ai pas la vocation… je m’ennuie ici… Comprenez-vous, je m’ennuie…

Et âprement, il continuait, élevant la voix, s’échauffant de lui-même à mesure qu’il parlait :

— Croyez-vous que j’ai passé mon enfance et ma jeunesse à étudier dans un collège, pour n’être qu’un cultivateur ? Avec mon intelligence, je puis faire autre chose… Entendez-vous, papa, je n’ai pas le droit de rester ici… je n’ai pas le droit… je n’ai pas le droit… Je veux être quelqu’un. Vous… vous ne savez pas ce que c’est que l’ambition… vous n’avez pas connu mieux que cette vie mesquine, que vous voulez me faire partager…

Le père s’était levé.

Il tremblait, les poings serrés. Il était pâle, les narines plissés, et respirait péniblement.

— Assez ! cria-t-il. Je savais que tu me remercierais de cette façon.

Et subitement, il tourna les talons, ouvrit la porte, disparut dans la cour pour se diriger vers l’étable.

Comme s’il espérait un peu de consolations de ses bêtes, il se mit à étriller les chevaux, et, tout en les étrillant, leur parlait.

Le rêve caressé depuis tant d’années s’écroulait, lamentablement.

Il se vit seul sur la terre abandonnée, son fils aîné établi à Jeanville et l’autre… l’autre…

Quel plaisir aura-t-il à vivre désormais ! L’ivresse ne reviendra plus du travail dur accompli dans la joie parce que la pensée le soutenait de l’œuvre édifié d’un patrimoine prospère, repris et continué, augmenté et enrichi par son fils le plus aimé.

Une tristesse lourde l’envahissait, chassant la colère. Elle lui noyait le cœur… Il se reprochait de n’avoir pas fait à Fabien la vie aussi large que possible. Il s’accusait. Peut-être, était-ce sa faute s’il voulait partir !

La pluie au dehors cessa de tomber. Un faible rayon de soleil venant des montagnes lointaines où chaque soir il s’abîme, inonda de rose la chaux blanche des bâtiments. Il présageait pour demain un jour calme et beau.

Dans l’âme d’Ignace Picard, un rayon filtra, un rayon d’espérance qui chassa le noir de ses idées. L’amour paternel qu’il portait à ce grand garçon, le réchauffa. Il se dit qu’après tout, trois années sont vite passées, qu’aux vacances, il reviendrait, comme autrefois, à St-Chose, et que plus tard, rien ne l’empêcherait de s’y établir. Le notaire Lafond y faisait bien sa vie. Il était vieux. Fabien le remplacerait et qui sait, il pourrait continuer aussi d’exploiter leur terre.

C’est cela sans doute que Fabien voulait ! Il avait eu tort de s’alarmer. Rien ne serait changé dans son existence. Ses plans ne seraient pas contrariés.

Fabien Picard serait le notaire Picard ! Il deviendrait maire de St-Chose, député, ministre. Rien ne l’en empêcherait.

À force d’y songer, il se convainquit qu’en fin de compte, le fils avait raison.

Il lui tarda de le revoir, de dissiper la mauvaise impression qui pourrait subsister de leur entrevue de tantôt.

Il retourna à la maison. Fabien était à sa chambre. Il y monta, et timidement, frappa à la porte.

Il lui sembla remarquer que les paupières du fils avaient rougi.

Lui aurait-il fait de la peine !

— Fabien !… Tu sais… ce que je t’ai dit tout à l’heure…

Il bredouillait, ne savait comment reprendre sans se blesser mutuellement, le fil de leur causerie.

— Écoute moi… Bon… Et pis quand est-ce que les cours commencent ?

— Lundi.

— Comment est-ce qu’il te faudrait ?

— Une couple de cent piastres. Il faut payer le semestre d’avance… et aussi… j’aurai besoin de plusieurs choses…

— Hum !… C’est ben de l’argent… Pierre Lenoir me doit mes intérêts cette semaine. J’irai chez le notaire demain.

Il sentit la main de son fils serrer la sienne.

— Excusez-moi Papa, pour tout à l’heure.

— Ben ! c’est correct. Parlons-en plus. C’est moi qui comprenait pas. Le notaire d’ici est vieux. La paroisse est riche.

C’est vrai qu’il ne comprenait pas ! Mais à quoi bon faucher tout de suite cette illusion. Autant la laisser vivre durant trois ans, avec cette chimère, cet espoir au fond du cœur.

— Oui c’est ça. Rien ne m’empêcherait de rester près de vous.

Ce mensonge, ce premier mensonge, il l’accomplit sans effort et s’étonna d’avoir l’âme si sereine en l’accomplissant.