Le monde des images/I

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 9-32).

LE MONDE DES IMAGES

CHAPITRE PREMIER
analyse de l’image : les sens et au delà

J’ai écrit, dans les propositions qui forment la conclusion de l’Hérédo, que l’homme vit et meurt de ses images. En effet, il y a un rapport étroit, attesté par un nombre considérable de phénomènes faciles à constater, entre les images qui viennent à l’esprit et les fonctions organiques. Le désir procède par images, qui mettent en mouvement le système érectile, vaso-moteur, glandulaire et musculaire. La peur est le résultat d’une image, qui agit sur la vessie, le système sudoripare et l’intestin. Tout le monde connaît le phénomène de la chair de poule. Le rire et les larmes, les mouvements de contraction ou de dilatation du cœur et des gros vaisseaux dérivent de nos images intérieures, succédant aux images du dehors, ou spontanées. L’imagination commande le corps plus que le corps ne commande l’imagination. Une inclinaison heureuse des images fait la vie agréable et intéressante, malgré ses traverses. Une inclinaison malheureuse des images la fait amère et gâchée. Il serait donc plus juste d’appeler l’imagination la maîtresse que la folle du logis. Elle détermine la plupart de nos actions, tantôt en accord avec le soi et la raison (quand il s’agit des hérédismes sages), tantôt, dans le cas contraire, en désaccord avec eux. Dans le premier cas, l’homme garde le contrôle de lui-même — compos sui — dans le second il le perd.

Qu’est-ce que l’image ?

Je réponds : c’est une émanation du moi, d’un des éléments du moi : présence, état d’esprit, aperçu de caractère ou de tempérament, aspiration vague. L’homme imagine sans cesse et sans répit, tantôt au premier degré, c’est-à-dire d’après sa rêverie, ou le spectacle qu’il a sous les yeux, ou l’ébranlement de ses sens ; tantôt au second degré, c’est-à-dire à l’aide du langage, intérieur ou exprimé, qui est lui-même un vaste tissu ou feutrage d’imaginations antérieures, héréditaires et personnelles ; tantôt au troisième degré, c’est-à-dire pendant le sommeil, ou ce sommeil mêlé à la veille, qui constitue le tran-tran de l’existence intellectuelle et morale. À ces trois degrés, l’imagination ne cesse pas d’agir sur l’organisme et de le modifier. Elle est le perpétuel sculpteur et modeleur des agencements moléculaires et cellulaires, qui constituent nos organes. Nous imaginons avec la moelle, le foie, les reins et les os, aussi bien qu’avec le cerveau. Il y a pas d’acte d’imagination somatiquement isolé. Sans doute ne percevons-nous pas toutes les répercussions organiques de nos images, pour la bonne raison qu’elles sont quelquefois trop vastes et quasi universelles, ou bien infiniment petites, presque imperceptibles. Cependant, en nous appliquant, nous pouvons les suivre assez loin. Que celui, par exemple, qui a peur, examine le fourmillement minutieux de la peur, qui va du cœur aux doigts de pied et à la pointe des cheveux, et il sentira et il percevra la solidarité de ce réseau physico-moral, que seul maintient et réfrène un soi solide, un commandement venu de la raison et de l’équilibre par la sagesse, joint au vigoureux tonus du vouloir.

Nous entendons dire journellement de celui-ci, de celui-là : « C’est un imaginatif… », ou « il n’a pas d’imagination », « c’est un effet de son imagination », ou « faut-il qu’il ait peu d’imagination ! » En effet, la faculté d’imaginer existe chez tous les hommes, mais non au même degré. Il y a ceux chez qui elle intervient à titre d’incident, d’épisode ou d’accident ; ceux chez qui elle est consubstantielle à la réflexion et qui ne pensent que par images, personnelles ou ancestrales, ou mi-personnelles mi-ancestrales, et que par constructions imaginaires. Les rêveurs, les poètes nés, les hommes d’action, appartiennent à cette seconde catégorie. Chaque peuple, chaque race, chaque tempérament a sa propension imaginative, corrigée plus ou moins par le bon sens et la conscience de la réalité immédiate. Il ne faut pas conclure de là que l’imagination soit toujours opposée au bon sens. Elle peut se faire son meilleur auxiliaire et l’étendre alors jusqu’au génie.

Il est diverses formes d’images, selon qu’elles sont éveillées dans l’esprit par la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat, le goût, ou par une fonction organique, ou par le trouble de cette fonction, ou par un conflit d’hérédismes, ou par une modification, une transformation, lente ou brusque, de la personnalité. Nous les passerons rapidement en revue. Les images éveillées par les présences sensibles ont généralement une courte durée. Faites l’expérience suivante : mettez-vous, de préférence un jour de beau soleil, devant une fenêtre bien éclairée, dont la vitre dessine un losange ou une ellipse, ou mieux une succession de figures géométriques, séparées par un liséré de plomb. Regardez en face, avidement, puis fermez les yeux. Sur un fond obscur apparaîtra une figure brillante, correspondant à celle de la vitre, qui ira peu à peu se déformant, puis s’estompant, non sans se joindre et se mêler à un certain nombre d’autres images, qui seront celles fournies synchroniquement par le travail incessant de la pensée. Vous distinguerez ainsi, dans cette sorte de chambre obscure, la superposition d’un souvenir visuel immédiat et de souvenirs antérieurs, jusqu’à ce que, après bien des combinaisons, l’image claire et géométrique de la vitre ensoleillée s’efface. C’est là un aperçu sommaire du travail d’efflorescence continuel, qui s’effectue au sein de notre conscience, et s’entrelace au spectacle sensible du monde extérieur. La vie mentale est un tissu double, composé d’impressions venues du dehors et du dedans, aux combinaisons brillantes et presque infinies. Elle est la conjonction perpétuelle de notre personnalité en voie de formation et des fantômes de nos ascendants. Nous sommes, vous et moi, une circonstance présente baignée dans le passé, lancée vers l’avenir, une déflagration continue d’images anciennes, associées étroitement à des images récentes, le tout sous le contrôle du soi.

Cette expérience de l’œil peut être renouvelée pour l’oreille, le goût, le tact ou l’odorat, avec cette différence que la vue, est chez la plupart des gens, le sens le plus exercé. Quel que soit le domaine sensible, l’observateur de soi-même discernera toujours assez vite le souvenir de la sensation immédiate d’avec la réminiscence déjà éloignée ou lointaine. Le phénomène est trop courant pour que j’y insiste davantage. Néanmoins, je recommande cet exercice aux débutants en psychologie introspective, comme le plus propre à leur faire comprendre l’infinie richesse de la conscience. Ces trésors ignorés ne sont comparables qu’aux trésors inemployés de notre volonté. La plupart des gens quittent ce monde sans se douter du torrent d’images qui les a traversés et du torrent de petites décisions utiles qu’ils auraient pu prendre, et qu’ils ont négligées. Ma conviction, appuyée sur la réflexion, est que les mieux doués d’entre nous n’utilisent pas le centième de leur volonté et ne jouissent pas du millième de leur spectacle et tourbillon intérieur. Cela est peut-être mieux ainsi, la suractivité intellectuelle pouvant conduire au désordre les natures mal équilibrées.

Pour être moins fréquentes et moins importantes que les images centrifuges, qui vont du moral au physique, les images centripètes, qui vont des organes à l’esprit, n’en existent pas moins. Les fonctions fécales, digestives et sexuelles, inspiraient la muse d’un Zola, au point de lui masquer le reste du monde. Le marquis de Sade et ses émules sont des obsédés de l’instinct sexuel et la bibliographie obscène, par son étendue et sa monotonie, témoigne suffisamment de ce genre d’aberration. Mais, à côté de ces cas fréquents, une question plus importante se pose : les organes du corps humain délèguent-ils, à l’état normal ou pathologique, des images à l’esprit, transmettent-ils des messages à l’esprit, plus précis et plus circonstanciés que l’impression de la santé générale, ou d’un malaise indéterminé ? D’après certaines observations médicales — au premier rang desquelles celles du savant docteur Paul Sollier — il semble bien que cette transmission ne soit pas un mythe. Il existe des cas, dûment constatés, de malades voyant avec netteté, dans leur foie ou dans leur vessie, la formation d’un calcul ou d’une tumeur. Cette endoscopie indéniable ne serait alors que l’exagération d’un phénomène plus répandu qu’on ne le croit : l’aperception intime de nos organes. L’esprit humain, aidé de l’attention, serait capable de faire, pour son propre organisme, ce que font couramment les rayons X. Il y aurait des regards intracorporels.

Les conflits d’hérédismes, de réapparitions congénitales au sein de la méditation et de la mémoire, donnent lieu à des images tourmentées, que connaissent bien les hésitants, les douteurs, et, en général, les abouliques. Que de fois, au moment d’agir, de prendre une détermination quelconque, voyons-nous se lever, dans notre entendement, l’image antinomique de celle qui allait nous mouvoir, aussi nette, aussi tentante que celle-ci. À son appel, les raisons contre viennent contrebalancer les raisons pour. Une sorte d’inhibition se produit devant le déclic de la volonté, et, dans le doute, l’inertie l’emporte. Ces alternatives sans solution amènent à la longue, en se reproduisant, une véritable parésie du vouloir, qui finit par altérer la personnalité et retentir sur le soi. La médecine commence seulement à s’en occuper, mais les raisons, étant psychologiques, échappent à l’influence des drogues et, souvent aussi, de la suggestion. On ne suggère en général que ce qui préexistait, dans l’être suggéré, invisiblement, à l’état de penchant. Les illusions, sur cette question de la suggestion, de l’école de la Salpêtrière et de celle de Nancy, ne sont qu’un fourmillement d’erreurs, dues, pour la plupart, à l’état de mensonge et de dissimulation chronique de ces demi-endormis que l’on appelait des hystériques.

Les images dont la genèse est actuellement la plus obscure sont celles qui tiennent à la transformation, lente ou brusque, de la personnalité. Je crois cependant, pour les avoir longtemps suivies et observées, dans la littérature et dans les hommes, qu’elles sont très répandues et fréquentes. Elles se caractérisent à la fois par leur fugacité et par leur répétition. Elles nous assaillent ainsi que de harcelants moustiques, qui espacent ou précipitent leurs piqûres. Elles agissent à la façon d’un bombardement discontinu, mais persistant d’atomes, au sein d’une combinaison chimique. C’est pourquoi on les confond volontiers, tantôt avec une impulsion brusque, tantôt avec une obsession arithmétique, nostalgique ou sexuelle. Elles s’en distinguent par plusieurs signes : le principal et le plus frappant de ceux-ci est une sensibilisation générale de l’esprit et du corps, une sorte de courte euphorie ou dysphorie, accompagnée d’une illusion de compréhension globale des choses et des gens. C’est, dans le cas euphorique, comme si un monde nouveau s’ouvrait au sein de la conscience, parmi une délicieuse fraîcheur et nouveauté de l’entendement. Il n’est aucun d’entre nous qui ne se rappelle avoir connu cet état intérieur, indépendant, semble-t-il, de toute circonstance extérieure, et qui se renouvelle à courts intervalles, avec une intensité décroissante. Mutatis mutandis, il en est de même pour le cas de dysphorie, également soudain, suivi également de répétitions de moins en moins vives. J’attribue ces cercles voluptueux ou douloureux, qui vont s’élargissant et s’atténuant, à la transformation de la personnalité, des divers assemblages du moi héréditaire, qui constitue l’écorce de la personnalité, dont le noyau immuable et immortel est le soi. Les ancêtres heureux et équilibrés donnent l’euphorie, les ancêtres malheureux et déséquilibrés la dysphorie, sans motifs apparents, qui accompagnent le changement de décor intérieur.

Chez Shakespeare, Molière et Balzac, la pluie d’images de cette nature constitue le ressort comique et tragique. L’image shakespearienne est courte, et, en quelque sorte explosive. Elle éclaire tout un pan de la nature humaine, ou du personnage qui la porte. Elle ne tient pas à la trame de la tragédie, mais elle l’illumine en la déchirant. L’image balzacienne est diffuse et heurtée. Elle se prolonge sous l’image suivante, et s’insère sur l’image antécédente, ainsi que s’imbriquent les tuiles d’un toit. L’image molièresque est cohérente, poursuivie et divisée, par le dialogue, entre les principaux protagonistes. C’est ainsi que chaque auteur, méritant ce nom, possède un type et comme un point dentellier d’images, reconnaissable entre tous les autres, et qui constitue en somme ce que l’on appelle le style. Ce style, qui est l’homme, est aussi et surtout l’image.

Il est des images uniquement intellectuelles. Il en est d’émotives. Il en est qui participent de l’intellect et de l’émotion, au premier rang desquelles les mystiques. Sainte Thérèse et Jean de la Croix, Catherine Emmrich, sainte Catherine de Sienne en offrent d’éclatants exemples. Le plus grand fourmillement d’images connues, gouvernées par un soi majestueux, est le Dante, comparable à un soir d’été, profond et clair, avec un formidable orage au lointain. Certaines œuvres, les Géorgiques par exemple, semblent dérivées d’une seule et intense image de la campagne romaine au soleil couchant. D’autres, comme le Cid, apparaissent illuminées par une seule image de juste vengeance. D’autres, comme les Pensées de Pascal, sont le développement poursuivi du spectacle intérieur, sublime et désolé, de notre Sauveur sur la Croix. La plupart des monuments de l’esprit humain, que les âges se transmettent comme chefs-d’œuvre, sont ainsi formés d’une grande et puissante image-reine, à l’intérieur de laquelle gravitent des images secondaires, à sa ressemblance ou à sa contrariété, elles-mêmes constituées d’images tierces ou quartes, puis fragmentaires, dont l’arrangement et l’emboîtement demeure harmonieux. J’estime que ces monuments furent conçus d’un coup, réalisés par le développement successif, par les étapes d’une métaphore soudaine ; tels les échos succédant, de rythme en rythme et d’onde en onde, à l’effusion pathétique d’un grand cri.

C’est ce qui fait que la critique littéraire, poétique et philosophique, qui est sans doute la science des sciences, ou qui, parfaite, serait cela, n’est pratiquement, même réussie, que l’étroite analyse d’une intention. La critique idéale suppose la transposition de l’âme du critique dans l’image initiale et fondamentale de l’œuvre critiquée, dont il prend la mesure et devine la portée. La critique idéale est un bond au centre vital d’un auteur, l’installation par effraction dans son moi et dans son soi, l’examen du déroulement de son imagination, le recensement de ses puissances latentes. Gœthe, Sainte-Beuve, Maurras, voilà des critiques, sondeurs et prospecteurs de ces sources bouillonnantes, devenues ensuite des nappes tranquilles, où se mire et se modèle la postérité.

Mais le poète qui se prête le mieux à l’analyse de la faculté imaginative est sans contredit Lucrèce, dans son De Natura Rerum, Physicien inspiré et voluptueux, il a conçu la genèse de l’univers sous l’aspect d’une pluie d’atomes. Cependant que l’image de deux amants, enlacés et transportés de jouissance, quitte rarement sa pensée ardente :

Affigunt avide corpus, junguntque salivas
Oris et inspirant pressantes dentibus ora…

Tantôt il a recours à Vénus, pour mettre en mouvement et chaleur sa machine à expliquer le monde ; et le bondissement de son rythme est calqué sur celui d’un cœur ou poserait une main de nymphe dévêtue ; tantôt il explique à Memmius sa physique ardue et compliquée, toute proche de la métaphysique, puis s’évade de là vers cette conjonction possible des corps, impossible des âmes, qui fait nos délices et notre tourment. Le verbe ici étreint l’épithète, comme l’amant étreint son amante. Là, l’épithète accolée au verbe désire un autre verbe, qui lui-même est occupé rudement, rauquement, avec une épithète qui n’est pas, de toute éternité, sa compagne. Phrase sonore et même magique, où se font écho, par le bois sacré, les vierges défaillantes et les durs satyres, et qui est comme la projection d’un désir hanté par les lois des nombres.

Une remarque est nécessaire : S’il m’arrive de citer ces auteurs classiques, à titre d’exemples et même d’expériences, c’est en tant que types achevés de ce qui existe chez le commun des mortels, d’une façon moins nette et continue. Car il n’est rien, chez Lucrèce, Shakespeare, Dante ou Virgile, que ne puisse, à la rigueur, concevoir et éprouver l’épicier du coin, ou la prostituée. Il s’agit, en ces derniers cas, d’un éclair, d’une lueur, ou d’une phosphorescence d’images, alors que les maîtres des âges y apportent de durables, d’éternels flambeaux. Ces maîtres totalisent les parcelles du commun, rangent et ordonnent leurs hérédismes, leurs « ancestraux », afin de les lancer, de les couler dans le flot pâteux et doré de leur verbe. Ils font frémir leur peuple intérieur, avant de lui donner des voix, qui se conjoindront en une voix, la leur.

C’est ce qui explique que les poètes les plus hauts, les écrivains les plus puissants (pourvu qu’ils soient non spécialisés) soient accessibles même aux illettrés. L’être le plus humble, le primaire le plus démuni, est naturellement avide de culture générale. Il y a, dans l’ignorant, une soif de connaissances, que n’étanchent ni les romans-feuilletons, ni les aventures extraordinaires, ni les films policiers du cinéma. Le socialisme est né du rêve de science et de philosophie qui hante l’ouvrier manuel, et que n’apaise pas, comme chez le paysan et le marin, la contemplation de l’horizon, de ciel, de terre ou de mer. Une réflexion, ingénieuse ou sage, aplanit, à tous les niveaux, les difficultés matérielles de la vie et panse les plaies de la misère, comme de la richesse. Mais alors que le riche a de quoi chercher une dérivation fausse et décevante dans la commodité extérieure ou le luxe, parfois le pauvre, privé de cette fallacieuse ressource, se replie sur ce véritable trésor intérieur qui ne coûte rien, ou presque rien, et qui soulage pour de bon.

La méditation, soutenue par un beau et bon texte, ou éveillée par le spectacle de la vie ambiante, voilà le vrai népenthès, et qui ne laisse pas après lui la désillusion de l’opium ou de la cocaïne.

Je me rappelle une conversation que j’ai eue avec Maurras, le 23 mars 1918, au moment de la marche des Allemands, qui venaient de bousculer une armée anglaise, vers Paris. Mon angoisse patriotique était grande et, ne pouvant dormir, je cherchais un dérivatif à cette inquiétude dans Virgile et la plainte magnifique

… Barbarus has segetes…,
car la vertu roborative de la langue latine s’accompagne ici d’une mystérieuse douceur, comparable à l’imminence d’un grand secret, dont la révélation va tout sauver : « Eh bien, me dit Maurras, dans ces âpres occasions, je préfère, à Virgile, Lucrèce ou Dante.

— Comment cela ?

— En raison même de leur rigueur. Ils nous font toucher le fond de l’inespérance et, par là même, nous obligent à rebondir. »

Ce sont deux aspects différents d’une même vérité, qui est que l’image haute, versée par les poètes dans la coupe sacrée, peut et sait guérir l’image présente de l’invasion, de la servitude, de l’exil, de la mort même. C’est là le sens profond de ce mot « les humanités », c’est-à-dire le répertoire de ce que l’homme a déjà discerné, reconnu, retrouvé ou surmonté, et le refuge suprême, aux heures où l’angoisse et le doute assiègent la raison chancelante. Je vous recommande ce critérium. Essayez d’ouvrir, dans une heure douloureuse, dans une heure où l’âme demande secours, un Cervantès, un Rabelais, un Voltaire. C’est le néant. Prenez un Corneille ou un Pascal, vous sentirez la différence. Pour être franc, ni Bossuet, ni Sénèque, cependant recommandés, le second surtout, comme consolateur — c’était presque sa fonction épistolaire — ne me disent rien, n’agissent sur moi. L’orage de Bossuet m’a l’air peint ou cartonné et le stoïcisme de Sénèque me glace. Au lieu que Virgile m’élève au-dessus de mon tourment, dans une splendeur douce et apaisée, qui n’en laisse plus voir qu’une ligne brillante, rejoignant d’autres nobles inquiétudes. Je persiste à le considérer comme le magicien des magiciens et un sécheur de pleurs incomparable, lui le devin du sunt lacrymœ rerum.

Ce choix du simulacre, du remplaçant ou du dérivant imaginatif, varie ainsi avec les personnes. Mon père, torturé pendant de longues années, par des douleurs fulgurantes, lisait et relisait Virgile certes, qu’il savait par cœur (je n’ai pas connu de meilleur latiniste) mais aussi et surtout Montaigne, Michel, l’incomparable Michel, Je le vois, tenant cet exemplaire usagé, son compagnon fidèle, et faisant « ouïe », « aïe », tout en riant et savourant ces phrases retorses, pleines d’un suc qui coule avec le naturel, en spires et volutes capricieuses. Mon grand-père maternel, s’il était malade ou embêté, ouvrait son Horace, un petit bouquin des Odes, qui ne quittait jamais sa poche. Il tournait et retournait ces pierres translucides, qui reflètent en menu tant de choses. Jules Lemaître, lui, savez-vous ce qu’il préférait pour s’évader de la souffrance physique ou morale ? La Fontaine — cela se conçoit — mais, je vous le donne en mille… Candide ! Oui, ce brouet noir et condensé de toutes les déceptions et de toutes les amertumes d’ici-bas, servi dans des phrases alertes et pimpantes, faisait son régal aux jours sombres. Étonnez-vous, après cela, de la riante et proverbiale amertume des paysans riverains de la Loire, près de laquelle était né ce délié entre les déliés, ce subtil entre les suraigus, Jules Lemaître !

L’homme le mieux doué et le plus optimiste a toujours un coin de son imagination qui souffre, désire ou regrette. Qui n’a pas sa petite nostalgie, ne fut-ce que d’une gracieuse passante entrevue, et qui emporte avec elle un lambeau d’émotion sensuelle ou de rêve ? Si cet homme-là a l’oreille juste et le sens du rythme, il aura recours à la musique, ou au drame musical, qui est comme le réceptacle sonore d’un agglomérat d’inquiétudes hautes. En écoutant sangloter Beethoven, gémir Schumann et rugir Wagner, il songera musicalement, — (c’est-à dire les sons remplaçant les mots) : « Celui-là était plus sur le gril que moi. » La musique, notamment, charme le tourment d’amour par un étalage de frénésie amoureuse qui rend les amants les plus ardents comme honteux de l’exiguïté de leurs moyens. Que sont vos larmes et crispations solitaires, en présence de la Sonate à la Lune, des appels « à la lointaine aimée » ou des « Dichterliebe » ou de Tristan et Yseult ! Un monsieur qui avait mal aux dents se trouva guéri du coup par le spectacle d’une vieille dame que tamponnait un autobus. C’était vous et moi, ce monsieur. Le prestige de la musique sur les nerfs à vif est infini, comme le serait d’ailleurs ce profond silence, que celui qui a une bonne oreille peut peupler de toutes les harmonies célestes. Les images sonores d’un orchestre ou d’un instrument sont plus submergeantes que celles suscitées par une lecture ou un spectacle, mais elles ont contre elles leur vague imprécision, qui va quelquefois panser une plaie secondaire de l’âme, en laissant la principale intacte.

Un des hommes qui aient le plus vivement senti et exprimé le remède qui se trouve dans la musique est cet hérédo de Frédéric Nietzsche. Ses pages là-dessus sont définitives. L’harmonie lui était évidemment nécessaire, pour accorder les personnages composites qui se disputaient son imagination et qui finirent, le tréponème aidant, par la dérégler et l’anéantir.

La contemplation prolongée de la mer, glauque ou noire sous un ciel gris, comme en Bretagne, bleue ou acier sous un ciel doré, comme en Provence, règle et apaise grandement la faculté d’imaginer. La vue, l’oreille, le sens spécial du rythme sont également envahis par cette immense pulsation mobile, qui va rejoindre en nous on ne sait quel mystérieux penchant à la cadence infinie :

Homme libre, toujours tu chériras la mer.

Les jeux des enfants, au bord de la mer sont particulièrement allègres et vifs, à cause de l’air salé et du sable, aussi de l’étendue sans limites, telle qu’une permission dont on n’use pas. Les jeux intérieurs de l’esprit humain retrouvent là plus tard, en intensité mélancolique, quelque chose d’analogue à cette alacrité. On dirait que les parcelles brillantes ou moroses de l’imagination créatrice héréditaire se conforment au moutonnement des vagues, qu’elles s’éclairent, puis s’éteignent devant la conscience, de la même façon.

La route, principalement longeant un fleuve, joue un rôle analogue. Pendant vingt ans, chaque été j’ai fait, chaque jour, pendant un mois, ou deux, ou trois, le même trajet à pied au bord de la Loire, confrontant mes états d’esprit avec ceux de l’année précédente, constatant les points où j’avais progressé, ceux où ma réflexion était demeurée en panne, dressant ainsi une carte assez complète de l’enfant et du jeune homme persistants et attardés dans l’âge mûr. Rien n’est plus profitable à l’âme que de s’enivrer ainsi d’introspection et de sentir son cas individuel se perdre dans l’immensité du genre humain, tel un ruisselet dans l’océan. J’ai fait ainsi, en vingt ans, deux constatations essentielles :

La première, que chaque personnalité a deux vies qui se poursuivent parallèlement : celle des circonstances extérieures, des événements heureux ou malheureux, des apports de toute sorte. Puis celle des images, émanant du moi, qui se développe et se complique sous la surveillance attractive ou répulsive du soi, émanant, en dernière analyse, des ascendants. De ces deux vies, la plus intense est certainement la vie des images, qui nous domine et nous étreint et fait de chacun de nous, un demi-somnambule. Ces images constituent un immense cycle, qui a ses lois, ses réapparitions, ses disparitions, analogues aux lois qui régissent les astres. C’est une gravitation de parcelles animées, répandues à travers tout notre organisme et agissant sur cet organisme. Le langage articulé est un composé second de ces parcelles. Le style est un composé tierce. L’œuvre d’art, ou de science, un composé à la quatrième puissance.

La deuxième constatation est que la faculté héréditaire des images et réapparitions imaginatives est au complet dès le début de la vie, qu’elle fait partie, en conséquence, des survivances enfantines dans l’adolescence, l’âge mûr et la vieillesse. Le jugement se développe, qui est une emprise de plus en plus forte du soi sur les émanations du moi. Mais l’imagination demeure essentiellement à cinquante ans, bien qu’enrichie de nombreux apports, ce qu’elle était à quatre ou cinq ans. L’ascendant en nous ne s’amplifie, ne s’intensifie guère et cette dernière constatation apparaît, sous un certain angle, comme un corollaire de la précédente.

Or, il s’en faut que le langage articulé ait saisi dans les mailles de son filet toutes les images qui nous viennent de nos ascendants. L’immense majorité de celles ci ne se traduisent ni en mots, ni en signes, bien quelles affectent à la fois la conscience et l’organisme. La personnalité humaine est sans cesse parcourue par un vaste courant d’images inexprimées et qui impressionnent d’autant mieux nos tissus, notre substance corporelle. L’équilibre de ces images intérieures, familiales, ethniques, s’appelle la santé. La rupture d’équilibre s’appelle la maladie. Le soupir, le gémissement, le cri, la contraction musculaire, les sueurs profuses, l’éjaculation sont, fort souvent, le résultat d’images errantes ou agressives, que le soi n’a pas encore su condenser, agglutiner, exprimer en mots, en phrases, en style, et qui s’en tirent par l’effraction. Ce sont autant d’éliminations d’images qui, sans cela, deviendraient tyranniques et obsédantes, avant de devenir destructrices.

Certains états mentaux et moraux, accompagnés de manifestations organiques correspondantes, sont dus à l’enveloppement rapide du soi par un tourbillon d’images de même sens, ou de sens contraire. Je citerai comme contrastes, susceptibles d’ailleurs de se succéder, l’état pathétique et le fou rire.

Tous, nous avons connu des personnes qui excellent à dramatiser l’existence, qui éprouvent le besoin irrésistible de se passionner pour ou contre celui-ci ou celui-là, celle-ci ou celle-là, et qui ignorent les calmes joies de l’indifférence, au besoin cordiale. La puberté, et plus avant dans la vie, les poussées de l’instinct sexuel, grand fabricateur de figures internes (voir l’Hérédo) développent étrangement le pathétisme. Il en est de même de l’abstinence, quand elle n’a pas de dérivatif artistique, littéraire ou mystique. Le jeune homme, la jeune fille sont enclins à considérer l’existence sous l’angle du drame perpétuel ainsi que les vieilles filles et les solitaires. Julien Sorel, la Cousine Bette, Don Quichotte, madame Bovary, monsieur Joyeuse, du Nabab, voilà de bonnes observations de « pathétiques ». Amusants dans les livres, ces types en proie aux images exaltées sont, dans la vie courante, fatigants, soit qu’ils demandent à l’amitié les transes et les gambades de la passion, soit qu’ils exigent des autres une participation continuelle à leurs antipathies et à leurs rancunes. Rapprochements, brouilles, réconciliations, rebrouilles, lettres de douze pages, scènes de colère, d’attendrissement…, les pathétiques sentimentaux ou sexuels excellent à ces exercices éliminatoires, qui donnent vite une courbature à leurs relations. Ils sont la plaie de leur entourage, de leurs ménages, de leurs voisins. Ils rentrent dans la catégorie de ceux qu’Alphonse Daudet appelait justement « les commères tragiques ».

Le pathétisme est un penchant fâcheux, qui devient, par l’usage, un besoin irrésistible. Il peut conduire au délire de la persécution. Ceux qui en sont affectés s’imaginent en effet que les autres participent à leur tourbillon. Ils cherchent partout des allusions, favorables ou blessantes, aux injustices dont ils se croient victimes, aux conjurations dont ils se supposent environnés. Celle-ci attache une importance au fait qu’on la salue ou qu’on ne la salue pas, que les « un tel » la reçoivent ou ne la reçoivent pas. Elle divise l’univers en deux catégories inégales : les excellents, ceux qui la saluent et la reçoivent (peu nombreux, car elle est insupportable et mal élevée) ; ceux qui ne la saluent pas et ne l’invitent pas, placés immédiatement au-dessous — comme disait Banville — de la crotte de chien. Celui-là, malheureux en affaires, parce qu’il rend la vie intenable à ses associés, attribue ses déboires aux jésuites, aux francs-maçons, selon ses opinions politiques, à des complots ténébreux et incessants. Nombreuses sont ainsi les marionnettes enfiévrées, qui s’agitent sur le théâtre de la société, au milieu de circonstances tranquilles, et qui sèment de couteaux, d’explosifs et de fioles de poison une existence unie et plate. Ceux que le jargon médical appelle mythomanes ou « raconteurs d’histoires » appartiennent à cette catégorie, ainsi que ceux qui, attachant une importance exagérée à leur personnage, se scrutent et s’analysent infatigablement. L’homme normal, équilibré, sain d’esprit et de corps, marche paisiblement avec son ombre et ses pénombres, sans trop se soucier des travers, de l’ingratitude ou de l’indifférence d’autrui. Réduire au minimum le contact avec les imbéciles et les frottements avec les pathétiques des deux sexes, voilà un heureux et satisfaisant programme.

Qu’est-ce que le fou-rire, le véritable fou-rire, sensation que tout le monde connaît, et qui fait qu’une même image intérieure, comique ou exagérément tragique, semble ne pouvoir s’user devant le rire ? C’est un exutoire du pathétisme. L’esprit se représente violemment, alors qu’il est tourné vers l’indifférence, telle circonstance désordonnée, heureuse ou malheureuse, mais extrême, qui met en mouvement, au paroxysme, toute la machinerie musculaire et glandulaire de la gaîté et de la satisfaction. Cela peut aller paradoxalement jusqu’à la fatigue et à la douleur. Ceux qui sont en proie au fou-rire et qui se repaissent de ses contorsions, larmes et grimaces, remarquent qu’il existe toujours à son origine, quelque chose d’inexprimé, d’inexprimable, où se réalimente sa frénésie. Ce quelque chose est un hérédisme, une imagination, une reviviscence pathétique. Quand l’image s’atténue et s’efface, le calme revient, mais instable, comme menacé à chaque instant par une réapparition-burlesque, et accompagné de : « Oh que c’est bête… oh que ça fait mal… oh là là, mon Dieu », caractéristiques.

L’état de superstition chronique s’apparente également au pathétisme. La superstition est une image, fugace, immobile ou obsédante, qui nous représente, comme liés à notre sort ou au sort d’autrui, des figures, des chiffres, des objets, des airs de musique, etc… qui nous les fait rechercher — cas des philies — ou redouter — cas des phobies. Les joueurs, qui sont des hérédos pathétiques, sont encombrés et accablés de superstitions. Les anormaux sexuels, pervertis, invertis, ou onaniques, également. On sait que la sexualité arrête, fixe, amplifie les images, ou les éparpille en fragments divers, qui peuplent le prétendu « inconscient » des philosophes. J’ai essayé d’établir dans l’Hérédo, qu’il n’y a ni Inconscient ni Subconscient, au sens habituel et médical du mot, mais éparpillement, dans le champ étincelant, éclairé ou non, de la conscience, des hérédismes, par l’instinct sexuel. Je renvoie, pour cette démonstration, au volume précité.

Le pathétisme superstitieux inhibe et paralyse la volonté. Paul ne sortira pas aujourd’hui, parce qu’une pie a sautillé sous sa fenêtre. Pierre n’entreprendra pas telle affaire, parce que c’est un vendredi 13. il n’y a pas que les superstitions courantes ou proverbiales. Il y a encore celles que se forge tout pathétique, avec une rapidité comparable à la croissance des champignons, et dont il garde jalousement le secret, ou ne livre la confidence qu’à quelques intimes.

Au résumé, chaque individu possède une forme morale et mobile, analogue à sa forme physique, et susceptible comme elle de modifications. Cette forme est composé d’images, venues du dedans ou ancestrales, venues du dehors ou sensibles. La plupart de ces images se rejoignent, se séparent, se fécondent, se transforment sans répit. Quelques-unes demeurent stables ou quasi immuables.