Le monde des images/II

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 33-61).

CHAPITRE  II
synthèse de l’image : les personimages

La philosophie et la psychologie contemporaines ont toujours décrit les images comme un tourbillon de poussières brillantes, d’atomes pensants, groupés dans le cadre indéterminé d’une faculté abstraite : l’imagination. D’autres disent « les idées » et « l’idéalisation », dont l’étude s’appelle alors « l’idéologie ». De nombreux travaux, depuis une cinquantaine d’années, ont été consacrés à l’association des idées. L’esprit humain y est considéré comme un tisseur infatigable — veille et sommeil — de laines et soies de couleur, dont les fils, en se rejoignant, dessinent des figures, qui forment la trame de la vie, des œuvres, des découvertes scientifiques et artistiques. Une idée, un mot, une phrase, une sensation, une réflexion, appellent une autre idée, un autre mot, une autre phrase, une autre sensation, une autre réflexion, qui en appellent d’autres, par l’affinité, l’analogie, ou le contraste, ou la simple juxtaposition. Ainsi de suite. De la naissance à la mort, la bobine se déroule de la sorte, pour recommencer à la génération suivante, sans lien héréditaire, visible ou supposé.

Conception enfantine et simpliste, qui a pesé d’un poids continu sur les méthodes et travaux analytiques et synthétiques, de 1850 à nos jours. On a perfectionné la recherche. On a laissé de côté l’instrument même de la recherche, le mécanisme de l’intelligence ; il en est résulté, dans le domaine philosophique, une étrange stérilité. Ni la philosophie, ni la psychologie n’ont fait un pas depuis les travaux de Claude Bernard et les utiles remarques de Ravaisson et de Lachelier. Les constructions ingénieuses, mais faibles, de Bergson, par le détour de l’insensibilité et de l’intuitivisme, nous ramènent à l’Inconscient germanique et à l’affaiblissement émotif de l’intelligence, où la rêverie remplace la raison. Cette stagnation est dangereuse quant à l’avenir, pour plusieurs motifs, dont le principal est qu’elle conduit à l’épuisement par manque de perspectives intérieures. La science et l’art se développent par bonds, dont le point de départ est tantôt une conception générale de l’univers, tantôt une conception générale de ce qui conçoit l’univers. L’introspection est à l’origine de tous les perfectionnements humains. Elle est le réservoir de la découverte, et je crois fermement que, bien réglée, elle peut devenir le mécanisme de la découverte à volonté. Le gnôti séauton est le fondement de la connaissance universelle.

Or, en examinant les images qui se succèdent dans la pensée de chacun de nous, en considérant comment elles s’enchaînent dans le langage, la littérature et les arts différents, ainsi que dans les sciences touchant à l’homme et à sa constitution, j’ai été amené à cette conclusion qu’elles forment, pour un même moment de la vie individuelle, des ensembles, des figures, des formes, ce que j’appelle des personimages (persona… imago). Elles sont, ces images flottantes et mobiles, comme les pièces des déguisements ancestraux que revêt continuellement, successivement notre soi, comme des fragments de nos moi divers. Ce ne sont pas seulement les aspects physiques, moraux, les penchants et habitudes de nos ascendants qui revivent en nous par larges ondes, à la ressemblance et en prolongation de ces ascendants. Ce sont encore leurs systèmes verbaux, visuels, auditifs, tactiles, organiques, sexuels, et les images suspendues à ces systèmes, ainsi que les fruits le sont aux arbres. Ce que nous prenons pour des aspects séparés, des sensations séparées, fugitives, stables ou obsédantes, n’est que parties et débris ou reflets de personnages ranimant en nous les parents ou ascendants. Association d’idées, si vous voulez, mais comme la peau de notre main est associée à celle de notre visage, comme l’œil droit est associé à l’œil gauche et l’orteil droit à l’orteil gauche. Nous n’imaginons point fragmentairement. Nous imaginons par système héréditaire, par personnage intérieur, par ancêtre, au gré du soi évocateur et régulateur, qui appelle, utilise, puis exorcise le fantôme ainsi convoqué, en détachant de lui telles parcelles brillantes, qu’il rend ensuite à la pénombre ou aux ténèbres, momentanément ou pour toujours.

Je me rends compte de la difficulté immédiate qu’il y a à substituer cette conception nouvelle des images à l’ancienne, où l’esprit humain était envisagé comme un simple kaléidoscope. Des verroteries scintillantes, et diversement colorées, y prenaient, par le mouvement gyratoire, des arrangements géométriques variés et instables. Mais, outre que le cerveau n’est pas comparable à un tube rempli d’éclats de clinquant, disposés entre des miroirs et sections de miroirs, il y a, pour tout être sain et moral, une harmonie, une cadence et un repos de la vie intérieure, même active, même intense, qui suppose d’autres lois que mécaniques et d’autres figures que matérielles. La vitesse des personnes héréditaires, gravitant en nous, est infinie ; l’ampleur et le nombre des images qui les composent sont également infinis ; les interférences, les rencontres, les brisements et éparpillements d’images sont fréquents. Cependant la raison, à l’état de veille, n’est ni obscurcie ni déviée par ces apparitions et réapparitions soudaines : et la logique court à son but, à travers ces feux d’artifices, sans en être, même légèrement, incommodée. Cela, c’est l’œuvre merveilleuse et immortelle, parce qu’intransmissible, du soi. Nous avons étudié, dans l’Hérédo, les rapports réciproques du soi et du moi. Le présent ouvrage nous permettra de pénétrer dans ce monde des images qui constitue le moi. Un ouvrage ultérieur nous laissera — s’il plaît à Dieu — entrevoir l’action voulue et poursuivie du soi sur les multiples désordres du moi.

De ces images, participant à la trame morale et corporelle des personnages qui nous parcourent, les unes sont traduites en langage extérieur ou exprimé, c’est-à-dire en images secondes, les autres demeurent à l’état vaporeux et nébuleux, constituant ce qu’on appelle des états d’âme, ou des états organiques et physiques. Chez la plupart des humains, ce domaine de l’inexprimé est immense. Un Platon, un Plotin, un Épicure, un Montaigne, un Pascal, un Descartes, un Laënnec, un Shakespeare, un Pasteur, un Claude Bernard, un Mallarmé, un Arthur Rimbaud, un Robert Browning, un Moréas sont arrivés, par des prises de verbe ou de curiosité scientifique d’une rare complexité, à saisir ici et là l’insaisissable et à pêcher quelques poissons des grandes profondeurs mentales et somatiques. Mais la majorité des écrivains, des savants et des poètes, même aigus et retors, n’ont pas été beaucoup plus loin que la pelure des personimages. En psychologie, comme en mathématique, l’outil de l’analyse et de la synthèse, du différentiel et de l’intégral, est demeuré rudimentaire. La vue ne s’étend pas beaucoup au delà de l’extrême promontoire du langage intérieur, qui est comme le mutisme lucide du langage articulé. Certains, tels que Beethoven, ont bien essayé de la musique pour étendre le champ de l’introspection : mais la musique ayant toutes ses ondes sur le plan du rêve, n’a plus de perspective entre le réel et le rêve, et elle aboutit assez vite à l’engourdissement intellectuel, qui rejoint le plaisir physique. On voit à quel point le problème de la pénétration plus avant, de la pénétration au delà des mots, « outrecuidante », est malaisé. Nous devons cependant l’aborder, si nous voulons nous rendre un compte approximatif du déroulement et de l’enroulement en nous des personimages, des fantômes involués qui font notre vie.

Je suppose que vous prononciez ou que vous épeliez le mot « colère », que vous lisiez, dans un bon auteur, une description des désordres de la colère. Aussitôt se présenteront en foule à votre mémoire les souvenirs de circonstances où vous vous êtes mis en colère, et, par le jeu du contraste, d’états tranquilles, placides, souriants, de votre personnalité. Souvenirs et états se traduisent, dans votre esprit, à l’aide de mots, d’abord spontanés, puis appliqués, par lesquels votre soi cherche à prendre une notion aussi serrée que possible des circonstances concomitantes de votre moi. Ensuite, il vient un moment où cela se brouille, s’embrume et où il reste, au fond de votre pensée reviviscente, un résidu, à peine verbal, de ces troubles qu’englobe le terme générique de colère. C’est précisément ce résidu qui fait partie de la personimage dont le retour provoque les accès. Tâchez de l’empêcher de bouger, ce résidu, devant la loupe de l’introspection. Avec un peu d’habitude et de contention, vous y parviendrez. C’est une impulsivité analogue à un cri non encore proféré, à un muscle non encore bandé, sur le point de l’être, à la préparation d’une grimace, le tout prêt à répondre à l’appel, héréditaire ou personnel, d’images violentes. Mais ici, encore que l’atmosphère morale de la précolère et de la rupture de la sérénité instable demeure sensible à chacun de nous, avec son rouge au bord des yeux, sa saveur métallique et chaude dans la bouche et son alerte musculaire généralisée, ici le verbe commence à devenir défaillant, et l’expression glisse et fuit autour de l’image.

Répétez tout haut, puis tout bas, le mot « avarice ». Si vous avez des lectures, celles-ci viennent en aide à votre expérience et à votre connaissance personnelle du grand vice ralentisseur et destructeur de la vie. Plaute, Molière, Ben Jonson mêlent leurs images à celles que vous vous faites de la soif insatiable de l’or (cupidité), ou de la fureur (car c’est une fureur lente) de ne pas le dépenser (avarice proprement dite). À cet appel, se développent en vous des personimages d’ascendants que possédait cette manie, superposées, renforcées ou diversifiées, qui vous plongent bientôt dans une sorte d’aura avaricieuse, où tintent et luisent toutes les conserves et cachettes, où frémissent tous les stigmates de la forme la plus dure, la plus possédante de l’égoïsme. Cela jusqu’au moment où, par l’usure du verbe concomitant, il ne demeure plus, devant la conscience, qu’une sorte d’impulsion rapace et sournoise, légèrement colorée, légèrement gustative et tactile, presque innominée.

Ce même essai mental peut être recommencé, avec un résultat analogue, pour beaucoup d’états, lents ou rapides, violents ou atténués, de l’esprit sensibilisé par l’image, pour beaucoup de représentations morales et intellectuelles. La meilleure heure, pour ces exercices, est celle qui précède le sommeil, alors que nous nous libérons des soucis ou projets du jour, pour glisser à une sorte de vide indifférent de l’âme. J’ajoute qu’ils sont aussi, ces exercices, une bonne manière d’épuiser ces soucis, en remontant jusqu’à la greffe qu’ils prennent sur une personimage. C’est une vieille observation philosophique que nos inquiétudes, nos angoisses, nos mélancolies, simples ou compliquées, tiennent à l’intensité de l’image que nous nous en faisons. Cette intensité diminue beaucoup quand, examinant cette image elle-même, nous nous apercevons qu’elle fait partie d’un fantôme, d’une reviviscence héréditaire, qu’elle peut céder soudain la place à une autre, ou s’amincir, ou s’effilocher jusqu’à la rupture, en prenant des couleurs changeantes de plus en plus irisées, à la façon d’une bulle de savon.

Nul ne s’étonnera (surtout s’il a lu ce que je dis de l’instinct génésique dans l’Hérédo) que l’amour soit le sentiment le plus évocateur en nous des personimages, soit qu’il les fixe, jusqu’à l’obsession et à la douleur, soit qu’il les dilacère en perversions, en phobies, en automatismes, en réflexes de tout genre ; et qu’il en sème le champ, plus ou moins éclairé (selon l’intensité du soi), de la conscience.

Celui qui aime, quelle que soit la catégorie de son amour, aime l’image qu’il se fait de la personne aimée (voir Ovide, l’Art d’aimer), et cette image est, bien entendu, une personimage, suscitée par une ressemblance, ou l’illusion d’une ressemblance, un contraste, ou l’illusion d’un contraste. Telle est l’origine de toutes les variétés amoureuses, décrites par Stendhal et autres, depuis l’amour goût, l’amour fantaisie, jusqu’à l’amour ferveur et à l’amour mystique, ou mystico-sensuel. De là l’impression d’augment de la vie, de décuplement des forces, de hantise générale et peuplée, qui s’impose aux amants et qui les replie sur eux-mêmes, jusqu’à les arracher au monde extérieur. Ils sont proprement des somnambules, en perpétuel état de transe. Il y a un attrait, en même temps qu’un agréable tourment dans cet état, et sa cessation, par effacement graduel ou faille subite de la personimage, procure la sensation du désert, du néant, du silence mortel.

L’amour frénésie (et qui peut mener ses victimes au désespoir et au suicide) est un état tel qu’à la pensée de l’objet aimé, des personimages puissantes se succèdent, ardemment et violemment, dans l’esprit et dans l’organisme, au point de nous expulser presque de nous-même. Cet état, décrit par maint poète lyrique, est plus fréquent qu’on ne le croit généralement, et il sévit surtout chez les tout jeunes gens des deux sexes, de la quinzième à la vingtième année. Il se fait parfois, chez les deux amants, une polarisation identique des personimages, qui les apparente étrangement pour le plaisir, la douleur, et la mélancolie résultant de la rencontre du plaisir par la douleur et inversement. Ce que sent l’un, l’autre le ressent ; ce qu’exprime l’un, l’autre l’exprime ; ce que tait l’un, l’autre le tait. Tendues au même point, hantées au même point, les deux personnalités vibrent à l’unisson des personimages. Les rêves s’accolent et s’étreignent comme les corps, jusqu’à donner l’illusion, par la simultanéité, de la pénétration morale et de l’échange spirituel. C’est l’état de procréation perpétuelle ; et nous voyons ainsi la fusion des personimages, c’est-à-dire des ascendants, préluder à la descendance, qui ne sera que la projection du plan héréditaire sur le plan vital. Il n’est pas exagéré de dire que l’être nouveau, issu de ces deux séries d’êtres, est formé virtuellement par le désir assembleur d’images, avant même la copulation. Celle-ci ne fait qu’incarner l’élan, la conjonction, la fusion de deux lignées ou cortèges imaginaires, congénitaux.

L’amour de Dante pour Béatrice est le plus grand exemple connu d’une évocation infinie des personimages par une seule image féminine. Le désir, sous sa forme la plus élevée, qui est aussi la plus nette, a déchaîné, dans le poète altissime, un torrent de personnages intérieurs, héréditaires, dont il s’est délivré par la poésie, en les nommant et désignant selon les circonstances, ses sympathies, ses antipathies et ses lectures. La Vita Nuova donne la clé de la Divine Comédie, comme les Sonnets de Shakespeare donnent la clé de son cœur tragique. Ouvrez Ronsard et vous reconnaîtrez vite que ce sont ses images, ses propres images, issues de sa lignée, qu’il aime, chérit, gourmande ou exalte, sous les noms de Marie, d’Hélène et de Cassandre. Quand Thomas de Quincey s’éprend pathétiquement de la petite Anne, de la petite prostituée Anne, dans les rues fourmillantes de Londres, c’est l’apparition en lui d’une personimage amplifiée par l’opium, singulièrement hasardeuse et impure, qui suscite cette immortelle dilection. Je dis immortelle, car la petite Anne, qui verse au poète érudit et défaillant un verre de porto épicé, est à l’origine de toutes les Fantine et les Sonia du romantisme français et russe. En littérature, pays de la transmission frémissante, les personimages suscitent, d’un confrère à l’autre, des personimages à leur ressemblance ; les poètes, les romanciers, les dramaturges, même les philosophes, se fécondent entre eux par l’intermédiaire de leur lignée. Ils se repassent l’ancêtre dominateur ou inspirateur, en même temps que le flambeau de Lucrèce.

En aucun de nous le passé héréditaire n’est jamais mort. Il revit, à chaque instant, par figures distinctes, quelquefois enchevêtrées, analogues à de fumeuses et fragiles apparitions de spectres, mais qui emprunteraient notre chair, et nous souffleraient leurs accents. Ces apparitions congénitales peuvent demeurer dans leur forme totale, puis disparaître ainsi de nôtre théâtre intime ; ou s’effilocher en un peuple d’images premières, à la ressemblance humaine ; d’images secondes, c’est-à-dire de mots ; d’images tierces, c’est-à-dire d’inclinaisons et de penchants ; d’images quartes, c’est-à-dire de pressentiments, d’intersignes, de présages.

D’une façon générale, nos émotions dépendent de personimages complètes et définies ; nos idées de personimages incomplètes, d’intersections, de rencontres, d’interférences de personimages ; ces idées sont d’autant plus abstraites que ces intersections, rencontres, interférences, sont plus nombreuses. La raison sensibilisée nous en avertit. L’émotion nous remplit tout entier. Elle tient le cœur, la peau et l’esprit. Elle fait palpiter le premier, elle hérisse ou baigne de sueur la seconde, elle remplit le troisième d’une foule en rumeur. Chez l’homme elle a, quant au désir, son signe sexuel indubitable. L’idée, au contraire, est comme limitée à un compartiment de nous-mêmes, l’entendement, et, dans ce compartiment, à une zone brillante, mais étroite. Le fait qu’elle commande quelquefois l’émotion, prouve seulement qu’elle est susceptible d’agir, par leurs intersections, ou rencontres, ou interférences, sur les personimages elles-mêmes. Mais combien rare est cet ordre d’ébranlement, à côté de l’autre : celui de l’idée, même abstraite, par l’émotion ou le désir, tremplin de l’émotion. Le savant, le mathématicien, l’astronome, quand ils plongent dans leurs froids calculs et dans leurs contemplations algébriques et stellaires, obéissent à l’impulsion d’une personimage émotive, sur laquelle leur attention n’est pas attirée, ou qu’ils oublient dans leur zèle laborieux.

Alors que je ne faisais moi-même qu’entrevoir l’étendue et la complexité du problème héréditaire et son rôle dans la formation de la personnalité humaine, j’ai entendu un très grand médecin aborder ce thème délicat. Il y avait là d’autres médecins, des littérateurs célèbres, des artistes, qui l’écoutaient avec une admiration mêlée d’une demi-incompréhension. Ce très grand médecin, d’ailleurs illustre, et d’une pénétration introspectlve extraordinaire (c’était la forme même de son génie) s’exprimait à peu près ainsi : « Étant gamin, je suis entré un jour, par mégarde, dans la chambre où la bonne faisait sa toilette. C’était une très jolie fille, dont les cheveux bruns pendaient sur les bras blancs, les épaules rondes et les reins nus. Ce spectacle inattendu provoqua en moi une émotion extraordinaire, où l’attrait du défendu se mêlait au sentiment précoce de la beauté. Il y a de cela une cinquantaine d’années. Or, écoutez ceci : quand je suis, encore maintenant, sur la piste d’une conjonction importante entre l’anatomie et la clinique, quand je suis en genèse d’un schéma ou d’un problème malaisé, je revois ce dos gras, ces reins et leurs fossettes, ces cheveux noirs, ces bras ronds, et cela m’aide dans mon travail et je sais que la solution est proche. Comment cette vision sensuelle, après tant de temps écoulé, active-t-elle encore mon cerveau ? Parce que ce genre d’émotion propulse l’idée, la rend cohérente et (c’est cela le singulier) parfaitement claire ».

Je dirais, aujourd’hui que je commence à m’y reconnaître dans cet écheveau : « Parce que le désir, mon cher maître, suscitait en vous une personimage, qui elle-même en suscitait une autre, puis une autre, qui, elles, vous apportaient, par leur coopération, la clé du problème. Ainsi, des aides de laboratoire apportent leurs résultats au professeur, qui les groupe, les coordonne et en tire la conclusion. » Les hommes de génie seraient modestes, s’ils connaissaient le nombre et la qualité familiales de leurs auxiliaires intérieurs, de leurs artisans de reviviscence.

La persistance des impressions d’enfance — en matière surtout d’émotion sexuelle — demeure ainsi, au cours de la vie, une introductrice de protagonistes héréditaires, qui agissent à leur tour sur la procréation et la descendance. Les personimages se transmettent, en ligne directe et collatéralement, avec plus ou moins de stabilité et de fréquence, d’adhésion et d’ampleur, de précision et de netteté. L’hérédo, chez qui le soi ne réagit guère, est submergé par ces fantômes moraux-corporels, qui se corroborent les uns par les autres. Une exostose, une hernie, un strabisme, une déformation ou une difformité congénitales signifient que, dans le moral, veille et agit une personimage adhésive, qui peut céder la place à une autre (auquel cas les stigmates physiques disparaîtront), qui peut aussi s’installer à demeure, et nuire ou servir.

Si nous interrogeons la pathologie (grossissement caricatural de la physiologie) nous trouvons, dans l’hérédité syphilitique, parfois sur trois ou quatre générations, un aiguillon morbide des personimages. J’ai insisté, dans l’Hérédo, sur les magnifiques travaux d’Alfred Fournier, qui fut un des plus grands et perspicaces savants français, on ne saurait trop le redire. Son fils, mon ami et condisciple Edmond Fournier, a continué les recherches paternelles et il serait à souhaiter, si Edmond Fournier a un fils, que ce petit-fils du professeur Alfred Fournier prolongeât lui aussi son grand-père et son père. Nous aurions ainsi, grâce à ces trois Fournier, des observations de familles syphilitiques, poursuivies pendant un siècle environ. Ces observations d’hérédismes et de personimages héréditaires seraient d’un prix inestimable. Elles nous donneraient la clé de beaucoup de phénomènes anormaux et normaux, dont l’étude nous permettrait ensuite d’agir sur la volonté par l’imagination et sur l’organisme par la volonté. Car le remède aux maux les plus profonds de l’homme est dans l’homme, non dans les palliatifs chimiques ou les sérums. Ce qu’il nous faut maintenant, ce que le temps appelle, c’est un Pasteur de l’introspection et de l’introaction volontaire. J’écris ces livres pour faciliter, dans la mesure de mes moyens, sa venue, pour déblayer le terrain devant lui, pour dissiper la timidité et la routine, qui inhibent l’étude de l’esprit humain.

Organiquement, donc, le bacille de la syphilis, qui est pénétrant et explosif, contracte alliance avec le spermatozoïde, « Quel monstre est-ce — disait Montaigne — que cette goutte de semence »… et je ne continue pas la citation. Mais quel double monstre, quand elle charrie, ladite goutte, cet autre explosif : le tréponème ! La gravitation des personimages dans la personnalité du produit de la conception va en être complètement bouleversée. À la seconde génération, elle en sera encore troublée, et encore même à la troisième. Modifiée encore à la quatrième. Il faudra un siècle, et au delà, pour que le calme et l’harmonie de la double santé morale et physique reparaissent. Ce n’est certes pas une petite affaire. Le procès s’élargit davantage si l’on examine historiquement, et non plus familialement, si l’on considère les maux incalculables qui peuvent sortir d’une fournée de souverains, d’hommes d’Etat, de politiciens, de financiers, de littérateurs, de chefs militaires spécialement « poivrés », comme on dit en salle de garde, et agissant sur leurs congénères. L’hérédosyphilis est certaine et évidente chez Jean-Jacques Rousseau, par exemple, qui a imposé ses personimages redoutables à toute son époque, et déclenché ainsi, pour une bonne part, la Révolution française. Cette Révolution elle-même, qu’on nous dit avoir été l’œuvre du Tiers et des philosophes, l’a été plus encore des tréponèmes, fourmillant au milieu d’excès de toute sorte, suscitant les orateurs et les tribuns, lesquels suscitaient les massacreurs et les conquérants. Qu’est-ce que Bonaparte, je vous le demande, avec son pouls lent, ses attaques syncopales, son arithmomanie et ses brusques colères, sinon un hérédo syphilitique de premier choix et qui a mené, à travers l’Europe, la sarabande de ses personimages, maîtresses et dispensatrices de son génie dévastateur, juridique et militaire ! Je m’arrête, pour ne pas recommencer, avec le spirochète pâle, le raisonnement excessif dit « de la fistule de Louis XIV » dans Michelet. Mais, un jour, quelque historien médecin poursuivra les méfaits et la gloire de la redoutable spirille à travers les convulsions de la guerre, les renaissances et les décadences de ces grands corps que sont les peuples, et le monde en demeurera épouvanté.

Tuba mirum spargens sonumm…

Il y aura ainsi plus d’un jugement clinique et bactériologique, avant le jugement dernier…

Parmi les conséquences de la syphilis, la paralysie générale est, au point de vue qui nous occupe, la plus importante. Elle nous montre, du début à la phase ultime du gâtisme, une suractivité et une multiplication des personimages (délire des grandeurs), accompagnées et suivies d’effacements brusques et soudains (délire mélancolique), le tout accompagné d’hallucinations véritables et d’une usure et décomposition des supports nerveux, d’une fonte bacillaire des méninges et du cerveau. Encore une fois, cette diathèse terrible ne crée rien ; elle détraque et grossit les phénomènes normaux. En les détraquant, en les grossissant, elle les décèle ou les signale.

La force et le nombre des personimages héréditaires causent l’orgueil et le nourrissent. La disparition, l’effacement de ces personimages créent la mélancolie et l’alimentent. L’être le plus sain connaît ces alternatives et soubresauts, ces hauts et ces bas.

Celui qui commande à beaucoup d’hommes conçoit de lui-même une haute idée, s’il n’est un prophète ou un saint. Celui qui sent vivre et frémir en lui un peuple d’images cherche à les imposer à autrui. Hors du cas divin et unique, il n’est apôtre que de soi-même. Parfois ces images se solidifient en marottes, qui sont des chimères arrêtées, obsédantes et dévastatrices de tout ce qu’elles ne peuvent absorber. Il y aurait un important ouvrage d’ensemble à écrire sur les « marottiers », qui sont des doctrinaires d’innovations risquées, et s’attachent d’autant plus à leurs vaines conceptions qu’elles sont moins réalisables. Celui-ci a inventé un nouveau mode de scrutin, destiné à améliorer le système électoral. Celui-là détient un procédé physico-chimique, qui remplacera avantageusement la chaleur et l’électricité. Tel médecin considère que toutes les maladies dépendent de l’intestin, ou du nez, ou de la rate, tel autre qu’elles tiennent au vin et à l’alcool. J’ai vu laver des estomacs — opération inutile et dangereuse, — couper des amygdales et des ovaires sans raison, pendre des ataxiques par le menton. J’ai vu soumettre de malheureux malades à des régimes absurdes et débilitants, hydratés, végétariens, macaroniques, en vertu de théories fausses, de conceptions a priori et stupides. J’ai vu un grand homme comme Charcot soutenir mordicus une explication de l’hystérie et du somnambulisme qui ne tenait pas debout, uniquement parce qu’elle était de lui et qu’elle lui avait semblé commode à un moment donné. J’ai lu des ouvrages menteurs consacrés aux localisations cérébrales qui ne localisent rien du tout, aux problématiques neurones, à l’inexistant ralentissement de la nutrition. J’ai constaté, chez certains « marottiers », un entêtement susceptible d’aller jusqu’à la sauvagerie et au cannibalisme ; car celui qui en tient pour une idée fausse, et qu’il pressent caduque, s’y attache désespérément, comme à un enfant condamné ou paralytique. Heureux encore quand le constructeur de marottes, placé sur le plus haut théâtre du monde, n’intervient pas dans les affaires publiques, son tableau noir à la main, pour les compliquer et les pervertir !

Un cas compliqué est celui qui fait coexister, chez un même individu, le génie et la marotte. Il devient alors très malaisé de démêler le premier de la seconde, de faire la part du sot et de l’excellent, du dangereux et de l’utile. Je dirai, dans le langage qui nous est maintenant familier, que la plénitude et la domination du soi confèrent le génie, que l’obscurcissement du soi par les personimages et la domination de celles-ci provoquent le marottisme. Le philosophe, qui vient d’édifier une théorie séduisante, s’aperçoit tout à coup que cette théorie ne s’accorde pas avec tel fait d’expérience. Au lieu de modifier son point de vue, il va, par entêtement, nier le fait d’expérience, ou essayer de le dissimuler, à l’aide de toutes sortes de roueries intellectuelles, comme le voleur fait du fruit de son larcin. Ce grand piège de l’obstination scientifique en dépit de tout est une conséquence des personimages. Car, encore une fois, il n’y a pas dans l’esprit humain d’idée détachée, suspendue dans le vide de l’espace et du temps. Toute conception fait partie d’une forme d’ensemble, qui est elle-même une forme héréditaire, un souple ou rigide mannequin congénital, installé dans notre chair et notre pensée, consubstantiel à l’une et à l’autre, dont les modifications retentissent sur nos tissus, comme sur notre esprit.

Les marottiers sont très proches des mythomanes ou, plus familièrement, des raconteurs d’histoires, qui embellissent et déforment la réalité, forgent, quelquefois de toutes pièces, des aventures surprenantes, compliquées. Ceci nous amène à considérer l’âge et le caractère des personimages évoquées — le plus souvent par l’instinct génésique — et interposées dans le champ de la conscience. En effet, tous les enfants sont mythomanes ; en dehors des nécessités du mensonge ou de l’altération systématique, tous ont plus ou moins plaisir à inventer et énoncer des circonstances sans fondement réel. C’est donc soit la survivance de l’état d’esprit enfantin, soit l’évocation de personimages arrêtées au temps de l’enfance, qui provoquent ce penchant très fréquent. Si le véritable mythomane peut emprunter l’accent de la sincérité, au point de dérouter les plus sagaces, c’est parce qu’il parle par la bouche d’une personimage enfantine. On a remarqué d’ailleurs que le son de la voix, dans ces récits imaginaires, était altéré, comme s’il appartenait à une personne différente, et souvent marqué de puérilisme. Des femmes de cinquante ans, en proie aux mythes et forgeries, s’expriment comme de toutes petites filles, et dégoisent leurs blagues en balbutiant et zézayant, avec des regards fixes de gosses effrayés, des menus gestes caractéristiques. Arrêtez-les, interrogez-les, montrez-leur votre incrédulité, elles n’insisteront pas plus que des enfants.

Je connais un petit garçon (il avait sept ans à l’époque) d’une imagination normale, mais très développée. Revenant de sa première journée d’école, il déclara ceci : « Maman, le professeur nous a fait une leçon sur les serpents si belle qu’à la fin nous nous sommes tous levés pour applaudir. » — « Ce n’est pas possible, tu inventes ça, » répondit la mère tranquillement. Alors le petit garçon fit un « ah » très posé, très comique aussi, qui avouait et constatait l’invention. Ainsi des mythomanes, quand une raison impérieuse ne les contraint pas à persévérer et s’obstiner dans leurs fables. En ce dernier cas, d’ailleurs, l’utilisation de la forgerie en mensonge fait intervenir, un élément nouveau, qui appelle des réflexions d’un autre ordre.

Ce que j’ai dit de l’orgueil et de la fréquence, chez l’orgueilleux, des personimages, aide à comprendre la rapidité du chemin que font, à travers la société, certains ambitieux. Quelque chose de plus fort que l’instinct les conduit, comme par la main, à travers les obstacles divers accumulés devant l’homme entreprenant : ce quelque chose est l’adaptation constante de leurs personimages intérieures aux circonstances. Quand la hardiesse est nécessaire, ils évoquent en eux l’ancêtre hardi. Quand c’est la prudence et la ruse, l’ancêtre prudent et rusé. Quand c’est l’éloquence, la persuasion, l’ancêtre disert et émouvant qui ne manque presque jamais à la lignée française. La violence bien appliquée — celle qui emporte tout — ne les prend pas au dépourvu. Car il en est de la violence pour les individus comme pour les masses, ainsi que l’a démontré M. Georges Sorel, dans son beau livre Réflexions sur la violence. Elle a le grand avantage de fermer une situation pour en ouvrir une nouvelle et de renverser les termes d’un problème d’apparence insoluble, qui en devient aussitôt soluble. Le difficile est de maintenir son taux, jusqu’à ce que la difficulté qu’elle veut trancher soit surmontée. On n’y parvient, l’ambitieux, le réformateur n’y parviennent, que par le secours continu de l’ascendance. Voir, à ce sujet, les mémoires du faux impétueux, ou, mieux, du profond calculateur de son impétuosité que fut Martin Luther… Rapiunt illud

Il est bien connu des maîtres d’armes et des duellistes que celui qui l’emporte sur le terrain, à science égale, souvent même à science inégale, est celui qui a su déchaîner en soi la violence à point nommé, appeler à son aide une personimage animée par la colère. Chez un être au sang généreux, toute image d’offense réelle (c’est-à-dire à l’un des siens, que sa faiblesse met en infériorité) évoque aussitôt cette figure auxiliatrice, armée du glaive de feu et du bouclier de diamant. Dans les combats collectifs, il en est de même. Je me suis toujours représenté les ascendants des combattants présidant à la première bataille de la Marne, rendant invincibles, puis victorieux leurs fils, petits-fils et petits-neveux. Le risque immense couru par le pays et profondément ressenti, une longue somme d’humiliations subies pendant près d’un demi-siècle, depuis 1871, la rage de l’arrachement subit à la famille, à l’amour, au patelin, au labeur, tout cet ensemble accumulé déclencha, chez ceux de septembre 1914, des légions de personimages guerrières. Chez beaucoup, l’impression caractéristique de somnambulisme, dehors de soi-même ou mieux « d’un autre, au-dedans et au-dessus de soi » fut très vive. J’ai interrogé là-dessus, sans leur montrer où je voulais en venir, un grand nombre de jeunes gens, indemnes ou blessés. Tous me parlèrent d’un état singulier, entre ciel et terre, état moral qui avait été celui des sept fameuses journées, et qui permettait de supporter la chaleur, la fatigue et la soif, comme si un autre les subissait. Autre raison, celle-ci physique : on retraitait depuis Charleroi. Or la marche, rapide et cadencée, est éminemment favorable à l’évocation intérieure. Les Français se battirent avec leurs pères et leurs grands-pères, reviviscents en eux au plein de leur vigueur et de leur ressentiment, et ce fut une raison du prodigieux succès, obtenu dans des conditions imprévisibles.

L’aide, « l’auxilium », d’apparence surnaturelle, mais au contraire intranaturel, apportés par la personimage stable et agissant en notre lieu et place, peuvent être quelque chose de saisissant. J’ai souvent parlé en public, quelquefois dans des occasions délicates, notamment à la Haute-Cour de justice au mois de juillet 1918, où je déposais contre un ancien ministre, accusé par moi de haute trahison. Je devais, aux termes de la loi, déposer sans papier ni note, de mémoire, en me retrouvant au milieu d’une multitude de faits, de noms et de dates. Le ministre, du nom de Malvy, était en face de moi ; une partie des sénateurs juges m’était hostile, ou était prévenue, contre moi par les articles de journaux adverses. Or, à partir du moment où je me fus installé à la barre des témoins, je sentis très distinctement en moi une personimage, froidement lucide, qui prenait ma place et argumentait, portant peu à peu la conviction chez mes auditeurs, détruisant leurs préventions. Pendant ce temps, j’examinais l’assistance et je faisais diverses réflexions, je songeais à la guerre, aux miens, à ma femme, à mes trois petits enfants demeurés en Touraine, au journal et à mes collaborateurs, à des choses indifférentes et futiles. Pendant environ trois heures, le brave ancêtre, sûrement méridional, qui était venu à mon aide de façon si opportune, me remplaça et fit ma besogne ; et, quand il eut fini, je redevins moi-même pour répondre aux questions précises du président et du procureur général. Le lendemain matin, pour la suite de ma déposition, pendant trois heures encore, la même personimage m’assista, utilisant à fond la connaissance qu’elle avait de l’affaire et de mon dossier. Je sortis de là sans aucune impression d’effort, ni de fatigue, ni de tension d’esprit. À la lecture de mon topo sténographié, qui formait soixante-douze pages, en petit texte, d’un volume à 3 fr. 50, je constatai que je n’avais pas fait une seule erreur, ou plutôt que mon cher ascendant n’avait pas fait une seule erreur.

C’est dire que tous les faits d’automatisme, de vertige ambulatoire, de somnambulisme, de dédoublement ou de détriplement de la personnalité, qui emplissent la littérature médicale et philosophique des cinquante dernières années, me semblent devoir s’expliquer facilement par l’intervention des personimages héréditaires. Ce sont autant de grossissements du phénomène courant et constant, qui consiste dans l’évocation, l’apparition, la persistance en nous d’un ou de plusieurs ascendants, sous l’influence d’une circonstance extérieure, d’un accident, d’un poison, d’une émotion vive, principalement d’une émotion sexuelle. L’acte d’imagination le plus humble, le plus banal, comme le plus relevé et le plus rare, résulte de cette évocation que je considère (voir l’Hérédo) ainsi qu’une sorte de gravitation intime. D’après cette vue, le monde intérieur ne se comporterait pas autrement que le monde extérieur, avec cette différence que la catégorie du temps y remplacerait celle de l’espace. Mais, alors que l’astronomie est une science exacte et déjà fort avancée, l’introspection balbutie encore. Cela s’explique par le fait que l’esprit doit y faire retour sur lui-même.

Le somnambule, le prétendu automate, l’ambulatoire, le dédoublé, etc… c’est vous, c’est moi, c’est nous, à bien des moments de notre existence, Il s’agit de phénomènes banaux, qui ne deviennent exceptionnels que par un effacement presque complet du soi devant tel ou tel protagoniste du moi, que par une circonstance analogue à l’éclipse. À esprit hanté, corps hanté. Quand un ascendant habite partiellement notre moral, il habite aussi partiellement notre organisme, ses gestes habituels sont mêlés à nos gestes, son accent à notre accent, et nos organes, invisibles ou peu visibles, se modèlent sournoisement à sa ressemblance.

Car le corps, il faut s’en rendre compte, est, ainsi que l’esprit, en perpétuel mouvement ; du point de vue héréditaire, qui est le nôtre, il constitue la prolongation, et comme la solidification, sans cesse transformée, de l’esprit. Mens agitat molem. Le développement de l’enfant en adolescent, puis en homme, puis en vieillard, c’est une multitude de pensées, c’est une multitude de formes héréditaires qui se développent, sous le gouvernement, bien entendu, du soi immortel et intransmissible. C’est un véritable système psycho-stellaire, d’une rapidité fulgurante, incalculable. Les mesures et repères nous manquent pour concevoir les vitesses infinies des bolides d’images à travers l’immensité humaine, comme pour calculer la force explosive de la cellule sexuelle qui propage la vie.

L’acte excessif qu’est le crime concerté, et le remords, avaient développé en lady Macbeth une personimage, à la voix changée, non plus altière et douce, mais soupirante, qui se frottait les mains, pour laver la tache ineffaçable. On sait le rôle des spectres dans Shakespeare. Ce grand homme était trop hanté lui-même par les figures héréditaires, dont il se délivrait dans ses drames, pour ne pas les avoir pressenties. Balzac, par contre, n’y fait aucune allusion. C’est qu’il était attentif à la projection romanesque, non à l’élaboration mentale de son œuvre. Il est tourné vers le dehors, non vers le dedans, et son Louis Lambert lui-même est encore une affabulation. Quant à Seraphitus Seraphita, c’est le délayage, en plusieurs chapitres, des insanités de Swedenborg. Rarissimes sont les écrivains qui ont ouvert ce que, faute de mieux, j’appellerai les yeux intérieurs, et qui se sont intéressés à l’immense fourmillement d’eux-mêmes, qui ont observé les mouvements et groupements de ces figures, émotives et intellectuelles, somatiques et organiques que sont les images. Éblouissant quant au dehors, Balzac est nuit quant au dedans ; et, avec Balzac, Stendhal, Flaubert, combien d’autres ! Quant à Renan, d’un art si nuancé, son inintelligence totale, quant à la substance même de l’esprit, n’a d’égale que sa prodigieuse intelligence quant aux produits de cet esprit. Le contraste en est effrayant. Par là il typifie le XIXe siècle, qui demeurera le siècle des apparences et des faux semblants, dans tous les domaines.

Quelques-unes des remarquables leçons du mardi, données par Charcot à la Salpêtrière, ont trait au vertige ambulatoire. Il appelait ainsi, d’un terme inexact, l’état second d’un individu, qui part de Paris sans s’en douter, prend son billet, va en Bretagne, et se réveille à Brest, sur un pont, à la façon d’un somnambule désengourdi. Cet accident est le résultat de l’implétion quasi totale de la personnalité par une seule et même personimage, sauf une frange du soi extrêmement ténue, qui préside aux fonctions normales et naturelles de l’existence. Il arrive qu’en cours de route la personimage dominante et dominatrice le cède à une autre personimage, qui prend une direction contraire, ou entre dans un ordre de mouvements et de préoccupations différent. La responsabilité peut être ici extrêmement atténuée. Elle n’est jamais complètement abolie, et la notion du licite et de l’illicite persiste à travers les figures intérieures, comme cela se remarque en lady Macbeth. Mais, s’il est vrai que l’arrivée d’une personimage, ou sa substitution à une autre, peuvent provoquer une sensation éphémère de vertige, le vertige n’est nullement à l’origine de ce trouble.

L’opiomanie, la cocaïnomanie et, en général, les intoxications chroniques favorisent l’envahissement de la conscience par les images et silhouettes héréditaires. Ainsi ces manies peuvent venir en aide à l’introspection. Je rappelle ici, pour mémoire, les travaux classiques de Zambaco, de Sollier, d’Erlenmeyer et de Jennings, concernant les poisons de l’intelligence et de la volonté. Il en est de même des habitudes vicieuses solitaires, de l’inversion et de la perversion sexuelles, pour le domaine de ce que j’appelle l’aliénation morale de ce qu’ont étudié les Kraft Ebing, les Nyström, les Havelock Ellis.