Le monde des images/VI

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 130-151).

CHAPITRE  VI
le mot et ce qu’il évoque

Le mot est l’image d’une image, il est aussi une greffe de la mémoire individuelle sur la mémoire héréditaire. Il est enfin une emprise du soi sur les personimages composant le moi. Ces trois définitions se complètent sans se contredire.

Le mot est l’image d’une image : quand j’évoque, quand je prononce, quand j’écris le mot « cheval », je vois l’animal que ce mot représente et j’entends les sons qui le forment. Cet ensemble verbal fait partie lui-même de souvenirs, où la silhouette d’un cheval, le graphisme correspondant à cette silhouette, et les sonorités qui la traduisent, sont rappelés. Puis, au delà de ce stade, ou si vous préférez de cet écho, il y a l’idée abstraite du cheval, qui vient de la mémoire héréditaire, où sont enregistrées, depuis plusieurs générations, de nombreuses formes de chevaux. Mais c’est le soi inventif, créateur et régulateur, qui va prendre le mot cheval, l’image d’un cheval, l’image du cheval, pour le situer dans une phrase comparable à un ensemble de mouvements, et le restituer ainsi à la vie. Le mot est suscité par une sensation, une émotion, un état d’âme, dans une personimage ou un ensemble de personimages, et il s’épanouit en faits et en gestes. C’est une petite machine qui accumule, qui multiplie, qui transmet après multiplication. C’est la plus grande invention de l’être humain.

Au cours d’une étude célèbre sur l’aphasie (qui est la diminution ou la perte du langage articulé, ou d’une partie de ce langage), Charcot a montré que le mot était vu, entendu, parlé et écrit. D’où cécité verbale, surdité verbale, aphasie et agraphie, qui sont quatre formes des troubles du langage. Ceci nous montre que le mot est une synthèse, faisant, lui-même, partie d’une synthèse, de ce que nous appelons une ou plusieurs personimages. Lire, à ce sujet, ce chef-d’œuvre, la Sémantique, de Bréal, sur la signification diverse, superficielle ou profonde, du mot et de la locution adverbiale. Quant au titre fameux et discuté de l’ouvrage de Darmesleter, la Vie des mots, il signifie simplement que les mots sont des détachements, des applications résumées de la vie à travers l’humain, aux vicissitudes duquel ils participent.

Les tout petits enfants commencent par manifester des sentiments, qu’ils traduisent ensuite à l’aide de mots. Ces sentiments eux-mêmes sont souscrit provoqués chez eux par des paroles de leurs parents ou de leurs nourrices, paroles dont ils devinent le sens, moitié d’après le geste qui les accompagne, moitié d’après l’éveil de leur mémoire héréditaire. L’enfant retrouve en lui une partie du langage. C’est ce qui explique ses rapides progrès. C’est la formule de Pascal quant au Verbe divin : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé. » Une partie considérable du langage, l’héréditaire, préexiste dans le nouveau-né. Cette partie survit en général à la disparition du langage articulé, au cours des diverses aphasies et amnésies. Elle permet la rééducation rapide.

Le mot, image d’une image, suscite, appelle une autre image. Si rapidement qu’il se déclenche dans l’esprit, avant de se déclencher sur les lèvres, il est précédé d’une phase d’incubation, dite avant-mot, suivie d’une autre phase d’épanouissement, dite après-mot. Nous allons les examiner l’une et l’autre, dans la mesure où la conscience, exercée et vigilante, les saisit.

Quand nous passons d’une préoccupation à une autre, d’un travail à un autre, d’un interlocuteur à un autre, nous éprouvons une sorte de franchissement, d’élan, qui précède en nous l’élocution, et même l’interjection. C’est l’état d’avant-mot, toujours occupé par une image, si brève soit-elle. Cette image reprise par la circonstance, qui elle aussi est une image, devient le mot. Presqu’aussitôt nous le prononçons. Entre les deux phases, si promptes soient-elles, il y a la place d’une courte émotion, que connaissent bien tous les orateurs, les plus expérimentés, comme les plus médiocres, et tous les causeurs. Ils la connaissent, parce qu’elle peut s’accompagner d’obnubilation et d’un vertige, où le mot nous fuit. Toute aphasie, même minuscule, même ultra éphémère, est une éclipse dans l’avant-mot.

L’interjection est en quelque sorte l’expression musculaire, déjà verbale, de l’avant-mot, accompagnée d’une émotion vive. Le « ah », le « oh ». le « hélas », le « Dieu », le « Ciel », le « aïe », le « bigre », etc. sont, dans une autre langue, des témoignages, des vestiges de l’état d’avant-mot, très sensible chez l’enfant, chez le convalescent, chez le vieillard, peu sensible, sinon complètement recouvert, chez l’homme bien portant et loquace. L’attention prolonge l’avant-mot. La précipitation le raccourcit à l’excès, sans cependant le supprimer tout à fait.

Au moment de l’avant-mot, la sensation, l’émotion, le désir, la circonstance fécondent la mémoire héréditaire (système de personimages), qui transmet aussitôt à la mémoire personnelle un conglomérat verbal et figuré, que cette dernière façonne en mot. Je ne puis mieux comparer cette opération mentale et physique qu’à la mise au point, presque instantanée, de l’ébauche par le statuaire. Le mot sort de l’image seconde, tout chaud encore de la transformation. Cette émission verbale s’accompagne d’un plaisir, sensible même au milieu du mécontentement et de la colère, et qui augmente avec la violence du mot et de l’image qui l’accompagne. La parole accélère en général les échanges de l’organisme. L’avant-mot prépare ces échanges, comme le tonus musculaire prépare le mouvement.

L’avant-mot se décomposerait donc de la façon suivante :

1° Évocation, par le soi, de la personimage, ou de la conjonction des personimages.

2° Reprise de cette évocation par le soi (impulsion créatrice) et l’instinct génésique, qui la transforment en image secondaire, ou mot.

3° Emission du mot.

Dans les troubles mentaux graves, notamment au début de la paralysie générale, cette phase de l’avant-mot est altérée d’une façon caractéristique, qui permet le diagnostic immédiat. Cette altération anarthrique, ou si vous préférez, dysarticulaire, a sa correspondance dans l’écriture, en tenant compte, naturellement, du léger retard de l’écrit sur le parlé.

La phrase étant un assemblage de mots, réglé et harmonisé par la mémoire héréditaire d’une part, de l’autre par le soi, tout ce que nous disons ici du mot s’applique à la phrase et à un ensemble de phrases ; avec cette seule différence que la complexité des personimages évoquées et utilisées va croissant. On remarque, chez les jeunes enfants, qui s’essaient à parler, des combinaisons fréquentes, des inflexions, des chants, des accents, des pauses, des césures gesticulaires des parents et des grands-parents. Cependant que l’intensité de leurs regards et de leurs mimiques complète ces évocations héréditaires.

Le balbutiement, le bégaiement, le bredouillement, l’hésitation sur certaines consonnes et certaines syllabes, sont des troubles passagers, portant sur l’avant-mot, tenant au tremblottement de la mémoire héréditaire, ou de la mémoire personnelle devant un soi peu actif. Ces troubles sont plus tenaces dans le premier cas que dans le second. Ils se remarquent chez les hérédos. Chez les timides (l’origine de la timidité est tantôt un défaut physique, tantôt une difficulté d’élocution, qui inhibent la décision volontaire) certaines locutions bizarres, telles que « n’est-ce pas », « est-ce pas », ou « le… le chose », ou « tout de même », sont intercalées dans la période d’avant-mot et hachent comiquement le discours. Parfois aussi, un geste quelconque, passant à l’état de tic, vient en aide à l’expression de la pensée, au réveil de la double mémoire.

D’une façon générale, les termes concrets sont des prélèvements attractifs opérés par le soi sur une même personimage, les termes abstraits des prélèvements attractifs opérés par le soi sur une série de personimages, à l’aide d’un rayonnement plus intense ou plus durable. Ces termes, transmis héréditairement, deviennent à leur tour des images d’images d’images, des figures au deuxième et au troisième degré, qui gagneront en amplitude ce qu’elles perdront en pénétration et en vigueur. On arrive ainsi à concevoir une métaphysique, qui deviendrait en quelque sorte musicale, et où la sonorité des mots primerait l’idée contenue dans ces mots. C’est là un des nombreux labyrinthes qui nous arrêtent sur le chemin du mystère. Plus le verbe s’éloigne de l’homme, pour pénétrer dans les choses, et moins il devient précis. L’outil s’émousse à mesure que l’ouvrier avance. Il lui reste, il est vrai, le pressentiment, lequel commence où le mot défaille, dans l’après-mot.

Revenons à la construction verbale de la phrase. Du point de vue philosophique, celle-ci peut être considérée comme un seul mot, morcelé en plusieurs tronçons, que traverse le signe de l’action, c’est-à-dire le verbe, à la façon d’un fil reliant les perles d’un collier. C’est par le verbe, ou ce qui en tient lieu, que le soi agit sur le langage. Le verbe peut être considéré comme le reliquat et le conglomérat des actions de nos ancêtres, lui-même étant principe du mouvement. Quelle que soit, selon les langues, la place du verbe dans la phrase, jusqu’à lui l’effort verbal monte. Aussitôt après lui, il décroît et l’image circonstancielle s’efface et disparaît dans l’esprit. L’image héréditaire correspondante y demeure un peu plus longtemps, pour s’effacer elle-même à son tour. C’est ici la phase de l’après-mot, infiniment brève ou prolongée, selon qu’un autre avant-mot interviendra pour la couper, ou qu’elle se poursuivra dans le silence intérieur, ou extérieur.

Si le langage est la principale invention de l’homme, il est aussi la plus perfectionnée et la plus personnifiée. Non seulement chaque peuple a son langage, mais, dans chaque peuple, chaque profession et chaque province a son idiome et ses idiotismes, chaque famille, chaque individu a ses habitudes linguistiques, phonétiques, graphiques, accompagnées de gestes appropriés. C’est une grande merveille, à laquelle nous ne prêtons pas assez d’attention, que cette possibilité de se comprendre immédiatement, que possèdent en commun plusieurs millions d’hommes et qui leur permet, aux heures critiques, de se rassembler en un seul, sous l’action d’une seule image, d’un seul mot : la patrie.

L’évocation consécutive au mot et à l’agglomérat de mots qu’est la phrase, se produit par l’oreille, ou la vue, ou certaines combinaisons tactiles et autres, en usage chez les aveugles et les sourds-muets. Afin de ne pas compliquer les choses, nous supposerons, au cours de cette étude, qu’il s’agit de sujets normaux. L’évocation, consécutive au mot concret, nous représente un objet ou un être déterminé, faisant partie de notre mémoire personnelle. L’évocation, consécutive au mot abstrait, nous représente l’objet d’un objet, ou l’être d’un être, faisant partie de la mémoire héréditaire. C’est pourquoi cette deuxième évocation est nulle chez la plupart des humains dénués de toute faculté introspective et demeure vague chez une élite. Répétez le mot «  volonté ». le mot « intelligence », le mot « négation » et suivez les images qu’ils soulèvent dans notre esprit-corps, images accompagnées de mouvements.

Pour le vocable « volonté », par exemple, vous voyez la forme graphique, ou imprimée, du mot, et vous entendez sa sonorité. Il s’y joint la sensation diffuse, atténuée, d’un effort, d’une application, sensation qui se précise, mais aussi se limite, par l’évocation d’une personne volontaire de votre famille, de votre entourage, de l’histoire, etc… ou d’un acte déterminé, témoignant de cette volonté. Énoncez ces simples mots « la volonté de faire le bien ». L’abstrait se complique d’un autre abstrait, et ses hérédofigures d’autres hérédofigures, correspondant au mot « bien ». Songez maintenant à ce que cette locution banale, du prédicateur ou du moraliste, comporte de représentations mentales, accompagnées de pointes, d’incursions dans l’organisme ; car l’énoncé d’un mot, même isolé, nous met toujours dans une disposition physique correspondante, et l’avant-geste ou tonus correspond à l’avant-mot. Existe-t-il ailleurs, je vous le demande, une machine aussi complexe et d’un rendement aussi riche ?

Quand l’Église, dans son magnifique langage (preuve, à lui seul, de quid divinum) révèle que le « Verbe s’est fait chair », elle énonce l’extension miraculeuse d’un phénomène courant. Il n’est pas un instant, dans la vie de chacun de nous, où le verbe n’agisse sur le corps. Le langage articulé est une incarnation. Il descend des images et personimages héréditaires, pour régler nos mouvements et nos échanges, qu’il léguera ensuite à nos descendants.

L’habitude que j’ai de la parole en public m’a permis de faire, dans cet ordre d’idées, un certain nombre d’observations, que j’énoncerai brièvement ici :

1° Insensible en général dans la conversation courante, la phase d’avant-mot devient quelquefois sensible, ou même douloureuse, pour l’orateur en public. Un trou apparaît soudain dans sa pensée, rempli de vagues linéaments de souvenirs, quelquefois fort indifférents, ou d’une sorte de pâte verbale embryonnaire. Il faut alors un effort de volonté, accompagné de sueur et de tressaillements, pour franchir ce stade douloureux.

2° Souvent, chez qui parle en public, le mot appelle le mot, par simple sonorité ou affinité dans une même personimage, et entraîne la pensée, devenue serve, dans une direction imprévue. L’intervention du soi n’est jamais plus sensible que dans un discours tendant à persuader et à émouvoir, ayant un commencement, un milieu et une fin. L’orateur véritable doit rester le maître de ses images et de leur enchaînement.

3° Quand l’orateur parle, ses personimages, se succédant en lui et l’animant, se transmettent par l’ouïe et la vue à son auditoire, où elles font lever des personimages analogues, les unes en accord, les autres en rébellion. Un heureux résultat est atteint quand l’unanimité se fait, par une vague d’émotion communiquée, entre toutes ces hérédofigures, ainsi qu’entre les divers instruments d’un orchestre.

4° Quels que soient l’auditeur et l’auditoire, il se produit, de l’un à l’autre, des passages de l’attention à l’inattention et de la réceptivité à la non réceptivité. Le même phénomène se produit, au théâtre, entre les acteurs et les spectateurs. L’art consiste à utiliser et exploiter à fond les périodes d’attention et de réceptivité, à franchir, sans insister, les autres.

5° La fatigue oratoire (si particulière, et que Gambetta comparait, assez exactement, à celle qui suit la conjonction amoureuse) est la somme de toutes les petites dépressions de l’après-mot. Cette fatigue, tenant aux mêmes causes, est bien connue de l’écrivain, auquel elle peut, dans les cas extrêmes, communiquer une sorte de vertige.

Mon père me racontait, à ce sujet, que les dernières lignes d’un chapitre ou d’un livre correspondaient toujours, chez lui, à une sorte de dépression générale, accompagnée du sentiment de la délivrance. Extrêmement laborieux, se levant parfois à quatre heures du matin pour commencer sa tâche (notamment à Champrosay, quand il travaillait à Jack,) il utilisait cette griserie cérébrale, que donne l’évocation continue des parcelles d’une hérédofigure ou de plusieurs hérédofigures. Le concret, chez lui, l’emportait de beaucoup sur l’abstrait ; mais le don principal d’Alphonse Daudet, qui fut l’apanage de fort peu d’écrivains, était la communication émotive de l’aura de ses personimages, allant jusqu’à l’hallucination et à l’illusion de présence. Je ne vois à lui comparer, à ce point de vue, que Dickens (moins incisif et pénétrant que lui), et Dostoiewsky (moins pondéré, moins réfléchi). Cette puissance d’évocation sensible, sous les feux d’une lucide raison, c’est tout le génie d’Alphonse Daudet. J’ai écrit, naguère, là-dessus un dialogue sur l’imagination, entre mon père et moi, que l’on trouvera à la suite de l’ouvrage intitulé Alphonse Daudet.

Je pense que la mémoire héréditaire était, chez mon père, particulièrement puissante. Elle débordait même sur le songe, pendant le sommeil. On trouvera, dans ses Notes sur la vie, des récits de rêves à goût de réel, qui constituent indubitablement des témoignages de mémoire héréditaire, ou « grande mémoire. » C’est ce qui explique que son observation s’accompagnât fréquemment d’intuition et que sa puissance d’évocation fût si grande. Les spectacles de cent ans, ou de cent cinquante et deux cents ans, prolongés en nous, réveillés par les circonstances, avec le halo qui les environnait, ont une autre intensité que les spectacles de vingt, trente, quarante ans, de la mémoire personnelle. C’est la vieille eau-de-vie royale, à côté du vulgaire troix-six, ou du cognac de trois ans.

Puisqu’il est ici question de rêve, chacun connaît l’importance énorme que prend tout à coup un mot dans un songe. Il semble qu’il donne la clé d’un grand mystère, dont notre conscience dormante est tout éblouie. Il sonne, ce mot souvent très ordinaire, comme le trépied de la pythonisse ; et la désillusion est grande, au réveil, de le voir reprendre ses dimensions et son rang. C’est alors, n’en doutez pas, un mot venu d’une personimage, détaché d’elle avec ses prolongements physiques et son ébranlement nerveux. Quelquefois ce n’est pas un mot, c’est une phrase qui nous trouble ainsi, ou une constatation en forme d’aphorisme, ou une simple interjection. Même à l’état de veille, il peut arriver qu’un mot, perçu par nous dans une circonstance donnée, aille rencontrer son congénère, vibrant en nous héréditairement, tel un obus, au cours de la bataille, rencontre dans l’espace un autre obus. Ici il ne saurait y avoir éclatement, mais bien prolongation émotive.

L’influence mystérieuse du mot « je t’aime », constatée par tous les poètes et tous les amants, n’a sans doute pas une autre origine. Nos ancêtres ont aimé, ils ont été aimés. Leurs images en nous portent avec elles ces troubles et ces délices, souvent accompagnés d’angoisse et d’amertume, et le mot qui les exprime pleinement. Quand, à notre tour, nous aimons, elles accourent, ces personimages, attirées à la fois par le soi et par l’instinct génésique. Nous parlons, nous sentons, nous éprouvons par elles, cependant que l’objet aimé se tient là, frémissant devant nous, entre nos bras. On peut dire que toute leur ascendance pousse à leur conjonction les humains amoureux, dans les cas jugés irrésistibles et quasi foudroyants, beaucoup moins rares qu’on ne le suppose.

Le mot est donc une évocation semi-héréditaire, semi-éducative, qui évoque à son tour des figures et d’autres mots, c’est-à-dire d’autres figures de figures. Si l’on pouvait mettre bout à bout tous les propos que tient ou que fixe, par l’écriture, un individu donné, même très ordinaire, au cours de son existence, on aurait là une carte mêlée de ses impressions et émotions et de celles transmises par son ascendance, comparable à un de ces manuscrits palimpsestes, où une écriture en recouvre une autre, d’une autre époque. Sur ce manuscrit, les réapparitions les plus anciennes sont soumises à l’influence du désir, dont nous connaissons la double origine, mi-personnelle (impulsion créatrice), mi-congénitale (instinct génésique).

Ceci posé, il est des mots chargés d’orages et d’événements joyeux ou tragiques, comme des personnes vivantes, dont ils sont, pour une part, l’émanation et le reliquat. Il est des assemblages de mots, qui peuvent influer, en bien ou en mal, sur la destinée. L’abracadabra des sorciers du moyen âge revêt une interprétation nouvelle et moderne. Certaines règles de fausse vie, certains paradoxes, fréquents chez les hérédos caractérisés, nommés d’un ton d’autorité, peuvent avoir une action fâcheuse sur des êtres jeunes, impressionnables ou légers. La connaissance des lois intrapsychologiques de la succession des images rejoint ici la règle morale et lui donne un fondement intellectuel.

De tous les orateurs que j’ai entendus, le plus saisissant, bien que parfois inégal, était notre cher ami Henri Vaugeois, fondateur, avec Maurras, de notre mouvement d’Action française et directeur politique du journal de ce nom. D’imagination plus représentative et plus émotive que celle de Vaugeois, je n’en ai pas connu. Son extraordinaire rapidité de conception allait tout de suite au cœur des choses et au centre des préoccupations de son public. Dans ses meilleures périodes, une forme, coulée d’un jet ardent et sûr, revêtait une pensée logique, appuyée sur une vaste culture et sur l’amour spontané du prochain. Étant donné qu’il improvisait constamment, la période d’avant-mot et d’avant-phrase était chez lui singulièrement béante, remplie de gestes fins et délicats des mains, comme modelant la personimage accourue à l’appel du désir. Celle-ci changeait brusquement, à la façon d’une image succédant à l’image sur l’écran du cinéma, et, avec elle, l’élocution changeait de rythme, le feu du regard se trouvait modifié, la direction du raisonnement devenait différente, les trouvailles et bonheurs d’expression gagnaient encore en intensité.

On comprenait, en écoutant ce Vaugeois enflammé, puis sagace et persuasif, que le verbe est un prélèvement imagé, fait sur les ancêtres animateurs, et une sorte d’arrachement de l’idéale substance héréditaire. Le mot est évoqué par l’image et, à son tour, il évoque l’image, quelquefois dans une série très différente de celle qui lui a donné naissance. D’où la puissance communicative de la conviction et de la sincérité.

Rarement un esprit ose être ce qu’il est,
a dit Boileau dans un vers célèbre. L’écueil de l’art oratoire, c’est le ron-ron et le convenu, comme l’écueil de l’art de l’écrivain, c’est le cliché et l’apprêt. Le choix du mot, articulé ou écrit, est une opération menlale rapide, où le soi joue un rôle prépondérant

On s’en rend compte dans la composition littéraire, mieux à loisir que dans la composition oratoire. Parfois, alors que quelques minutes auparavant, l’écrivain se croyait maître de son sujet, il hésite et demeure à sec devant son papier, l’esprit désert, ainsi qu’une lande. Ça ne vient pas. Il tourne et retourne les vocables dans sa tête, sans préférence pour l’un ou pour l’autre, comme on trie des sous de cuivre sur un comptoir. C’est que le désir est éteint, aussi bien dans l’impulsion créatrice du soi que dans l’instinct génésique du moi. Mais voici qu’au fond de sa mémoire individuelle, en conjonction avec la parcelle correspondante de sa mémoire héréditaire, une étincelle verbale s’allume tout à coup. Il n’en faut pas plus. Transmis par une image d’image, par un terme juste ou ardent, l’ébranlement se communique à ces régimes de mots que sont les phrases, composantes elles-mêmes du style. Elles accourent et se déposent sur le papier, tel un vol de papillons de couleur, dont il est douloureux et joyeux d’épingler les ailes. Désormais la machine est en train. L’auteur s’échauffe, il va de l’avant. Au delà du paysage qu’il vient de peindre, du sentiment qu’il vient d’exprimer, de la silhouette qu’il vient de tracer, il aperçoit une course fugitive d’autres paysages, d’autres sentiments, d’autres silhouettes, qu’il n’a pas le temps de saisir, mais qui lui laissent, en s’évadant, une impression de pénétration et de vigueur. Les enchaînements du monde ne sont pas loin, ces concordances mystérieuses qui relient, à travers la mémoire individuelle, les points sensibles d’une mémoire générale, qui semble être celle de l’humanité. Nous savons maintenant que c’est, plus modestement, celle des ancêtres. Des tâtonnements harmonieux de Chateaubriand aux immortels « pleurs de joie » de Pascal, c’est toute la gamme des apparitions littéraires, telles qu’elles se produisent dans l’âme de l’homme de lettres, entre sa plume, sa main, son encre et ses souvenirs.

Buffon a dit du style, avec beaucoup de raison, dans une maxime mal comprise et mal interprétée, qu’il était « l’homme même », c’est-à-dire la spécifié humaine. Celui qui n’écrit pas, qui n’écrira jamais, qui n’a jamais écrit, a cependant un style, par le fait, seul et nu, qu’il exprime sa pensée à l’aide de mots. Chez l’homme, l’articulation de la mémoire individuelle et de la mémoire ancestrale est telle quelle produit une image d’image, c’est-à-dire un vocable afférent à telles et telles sensations, à telles et telles circonstances. Le chant de l’oiseau s’en rapproche. Les cris, sifflements, susurrements infiniment modifiés, diversifiés, modulés des animaux, correspondent à une mémoire circonstancielle, nullement à une mémoire congénitale. Celle-ci existe cependant chez eux, puisqu’ils héritent de mouvements et de mœurs complexes. Mais elle est limitée aux besoins du corps et ne s’allume pas dans l’esprit.

On sait le rôle du chant dans l’amour, au monde des oiseaux, lesquels, à mon avis, se rapprochent beaucoup plus de l’homme que le singe. Car s’il y a des animaux éteints, comme il y a des astres éteints, le singe est un animal éteint, une simple survivance de réflexes et de grimaces, et il a fallu toute la débilité d’esprit de la seconde partie du XIXe siècle pour ne pas s’en apercevoir. Or le rôle de la parole dans l’amour n’est pas moins considérable chez les humains. Douce, ou ardente, ou même rude, elle est un adjuvant du désir et un stimulant des images intérieures, qui maintiennent celui-ci à un taux élevé. Quand cette parole se fait rythme et cadence, par la transmission de mouvements héréditaires que nous avons décrits, elle devient la poésie lyrique, laquelle oscille entre les deux hérédofigures conjointes du rapprochement et de la disparition des corps. L’amour porte en lui l’idée de l’anéantissement, comme le soleil l’idée de la nuit.

Il y a dans Tristan et Iseult de Wagner, un passage célèbre : celui où les deux amants s’appellent par leurs noms et ne se rassasient pas de s’appeler par leurs noms. Dans la déroute de leurs personnalités, qu’éparpille la grande bourrasque du désir, ils s’attachent désespérément à ce signe verbal et s’essaient à le fixer, comme le bonheur s’efforce en vain d’arrêter, de stabiliser l’instant qui passe. Je n’ai jamais pu considérer un calendrier, sans entendre tous ces noms d’hommes ou de femmes (j’en demande pardon à leurs saints et saintes) s’appeler à travers les obstacles, les ténèbres et la douleur, comme s’appelleraient des naufragés de l’immense extase amoureuse. C’est un répertoire de cris passionnels, ce calendrier, et nous pouvons lui prêter toutes les inflexions qui diversifient, à travers les âges, la même aspiration à la prolongation vers l’avenir. Se conjoindre afin de ne pas disparaître entièrement, tout est là.

Deux qualités donnent au mot son intensité particulière : sa couleur propre et sa place dans la phrase. La première qualité, la couleur, est une dépendance, partie de la mémoire personnelle, partie de la mémoire héréditaire. La seconde dépend exclusivement de la mémoire héréditaire. Étudiez à ce point de vue Saint-Simon, notre premier mémorialiste, chez qui le verbe fulgure toujours là où il faut, telle une torche éclairant tout un promontoire. Quand je dis étudiez : je veux dire : écoutez-le. Sa voix se retrouve à travers son style, avec ses intonations et ses accentuations hallucinantes. Au lieu que la voix d’un autre grand écrivain, tel que Pascal, mais surtout abstrait, est lointaine et malaisée à reconstituer. Cet essai, que j’appellerai de reviviscence auditive, peut être tenté avec un Rabelais, un Montaigne, un Molière, un Diderot, etc… Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de les lire à haute voix, ce qui consiste à substituer notre voix à la leur. Il s’agit de les lire avec nos yeux, mais en écoutant en nous la prolongation auditive de cette lecture, par un petit effort d’attention spécial. J’ai remarqué qu’on pénétrait ainsi plus profondément dans la pensée ou dans le sentiment de l’écrivain et que l’amitié de lecture en était augmentée. De même certains musiciens nés préfèrent lire la musique, plutôt que l’exécuter ou que l’entendre exécuter. De même certains préfèrent lire une pièce de théâtre, plutôt que la voir représenter.

Le mot évoque le mot et la phrase, avec l’état moral et physique qui les accompagne. La magie de la lecture et son immense bienfait consistent à nous arracher momentanément à notre personnalité, pour entrer dans celle d’autrui, puis à nous ramener à la nôtre ; soit que nous nous intéressions aux aventures racontées ou aux pensées exprimées ; soit que, derrière ces aventures et ces pensées, nous cherchions la personnalité de l’auteur ; soit enfin que nous étudiions l’influence, immédiate ou seconde, de cette personnalité sur la nôtre.

Le premier stade est bien connu et je n’y insiste pas. C’est une substitution de mémoire personnelle.

Le deuxième stade est de critique et de psychologie pure ; c’est celui d’un Sainte-Beuve, d’un Taine, d’un Renan, d’un Lemaître, d’un Bourget.

Le troisième est critique, psychologique et moral. Maurras l’atteint dans les Amants de Venise et l’Avenir de l’intelligence. Il pose le problème de l’influence rétroactive de la mémoire personnelle sur la mémoire héréditaire. Ce problème sera étudié à part, dans le chapitre du présent ouvrage consacré à l’oubli, interférence de mémoires.

Le grand défaut, en général, de la critique, même impartiale et savante, c’est la timidité. Elle hésite à replacer l’imprimé sur le plan de la vie et l’auteur sur le plan de l’homme, avec ses petitesses et ses grandeurs, ses vertus et ses vices. Elle hésite à confesser ce qui, dans un ouvrage ou dans un auteur, a eu, sur nous critiques, telle ou telle influence. Il en résulte une sorte d’inhibition, qui fait conclure aux gens peu clairvoyants (et, parmi eux aux auteurs critiqués) que critique signifie impuissance. Or, critique, au contraire, signifie puissance : conception nette de la valeur des mots, de l’ampleur et de la profondeur du style, de l’action mentale et corporelle de tel ou tel style, de l’aide apportée ou soustraite, par telle ou telle œuvre, au perfectionnement du lecteur, à son enrichissement psychologique. Il y a des ouvrages qui sont des ponts hardiment lancés entre les époques, et des ondes de compréhension d’âge en âge. Il y en a d’autres qui creusent des abîmes. Il y en a qui augmentent en nous la sincérité. Il y en a qui favorisent l’état de duplicité intérieure ou de mensonge permanent, qui est une altération grave de l’esprit-corps et que nous devrons examiner.