Le monde des images/VIII

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 181-205).

CHAPITRE  VIII
les personimages et la conception créatrice
dans tous les domaines

Au point de vue où nous sommes parvenus, il nous est possible de nous faire une conception d’ensemble de la vie, à la fois si particulière et si générale, de l’esprit-corps humain, et de sa continuation. L’embryologie des idées, ou psychembryologie, est manifestement parallèle à l’embryologie somatique, telle que nous la connaissons, dans ses diverses phases, par les magnifiques travaux de Mathias Duval, qui fut mon maître, et auquel je dois d’avoir eu l’esprit éveillé de bonne heure sur cet important sujet.

Le principe de la conception réside physiquement dans la rencontre du principe mâle, ou spermatozoïde, et du principe femelle, ou ovule. Nous avons vu que, spirituellement, le phénomène de la conception créatrice (verbale, littéraire, artistique, scientifique, etc.) réside dans la rencontre de la mémoire personnelle, et de la mémoire héréditaire, le délai pouvant en être aussi court que dans l’impression, perception, ou sensation dite immédiate. Cette rencontre est une greffe de personimages.

Physiquement, chacun des deux principes créateurs est ainsi une délégation double de la mémoire héréditaire et de la mémoire personnelle immédiate. Mais, alors que la femme est plus reliée à la nature que l’homme, l’ovule est une délégation où la mémoire héréditaire l’emporte sur la mémoire personnelle ; au lieu que le spermatozoïde est une délégation où la mémoire personnelle immédiate l’emporte sur la mémoire héréditaire. Il en résulte que le rôle de la mère, dans la conception, est bien plus important que celui du père et analogue à celui de la substance — pour parler comme les philosophes — tandis que celui du père est comparable à celui de l’accident. En fait, et du point de vue de la clinique et de la pathologie (où l’on commence à peine à se douter de l’importance de l’hérédité), il arrive très fréquemment que la mère rectifie le père, et que des enfants conçus en pleine paralysie générale ou en pleine ataxie paternelles soient, au demeurant, de beaux et de normaux enfants. Combien de fois m’est-il arrivé de rassurer sur ce point des générateurs qu’avaient inquiétés les hochements de tête, ou les réticences, d’un médecin ignorant ou frivole.

Ma conviction est que, de même que les diathèses morbides peuvent s’atténuer par le mariage, quand elles existent chez les deux conjoints, de même les personimages défectueuses ou troubles peuvent s’interférer dans les mêmes conditions. Une puissante tendance à l’équilibre domine les avatars intérieurs de l’homme comme les événements extérieurs et l’ensemble de l’univers. Même rompu dans les pires conditions, cet équilibre tend à se reconstituer. C’est, à mon sens, une supposition enfantine que de croire qu’un enfant conçu dans une nuit d’ivresse accidentelle soit voué à l’alcoolisme, au delirium tremens, ou à la tuberculose. À ce compte, bien peu de petits campagnards, dans certaines régions de France, seraient robustes et sains, comme nous les y voyons.

On m’a raconté qu’une dame excentrique avait longtemps poursuivi de ses assiduités un illustre écrivain contemporain, afin de l’amener à procréer, en sa compagnie, un enfant préjugé exceptionnel. Il y avait cent à parier, contre un, pour que l’enfant d’une mère si naïve fut, intellectuellement, des plus ordinaires et préférât la vente du calicot aux délices de la poésie et de la philosophie. Il y a même, là un sujet de comédie, que je livre à nos vaudevillistes.

La période des règles est généralement liée, chez la femme, à une série de troubles psychiques, légers ou graves, qui témoignent d’une activité particulière des personimages à ce moment : rêves bizarres, idées saugrenues, moindre résistance de la pudeur, hyperesthésie sentimentale et tactile, modifications soudaines de l’humeur, tout indique un bouleversement intime et profond dans les rapports du moi et du soi. L’écoulement sanguin une fois assuré, tout rentre peu à peu dans l’ordre. Mais que la grossesse vienne empêcher cette élimination vasculaire, d’origine encore mystérieuse et qui participe au rythme universel, la perturbation augmente en intensité, allant parfois jusqu’à la manie et aux vomissements incoercibles. Il est vraisemblable que les règles emportent avec elles, dans les éléments figurés du sang, de nombreux déchets de figurés intérieurs, qui viennent périodiquement troubler la personnalité féminine.

Les embryologistes appellent philogénie la succession des phases par lesquelles passe le fœtus humain, et ontogénie la succession des phases par lesquelles passent les espèces vivantes, dans la doctrine de l’évolution. L’un d’eux a laissé une formule hardie, a priori séduisante, en raison même de sa simplicité : la philogénie est la reproduction de l’ontogénie. En d’autres termes, le fœtus humain passerait par un stade poisson, un stade oiseau, un stade quadrupède etc… Je n’ai pas besoin d’insister sur ce fait qu’il s’agit là d’une simple illusion, issue sans doute d’émanations vagues de la mémoire héréditaire, et reposant sur de grossières analogies mal interprétées. J’admets fort bien (et ce sera la conclusion du présent travail) que l’homme soit un résumé de l’univers, mais involutif et non évolutif, et donnant beaucoup plus l’impression d’une création séparée, distincte, exceptionnelle, d’une refonte du tout, que de l’aboutissement d’une série de retouches et de perfectionnements. Il y a une hiérarchie dans les hypothèses. Celle de l’évolution est enfantine et rudimentaire. Il ne faut pas s’étonner qu’elle ait mené ses adeptes à une sorte d’hébétement psychologique, ainsi qu’il ressort des nombreuses études consacrées, depuis 1860, à la volonté, à la personnalité humaine, à l’intelligence et au prétendu Inconscient.

L’art est une création, la science en est une autre, la littérature en est une troisième. Ce que nous avons dit de la formation du mot, de la phrase et du style dans l’esprit, montre que nous rattachons la conception littéraire à la conception tout court, et le développement du langage à celui de l’être, corps et idées, celles-ci précédant et dominant leurs prolongements somatiques et organiques. C’est pourquoi je confère à l’étude approfondie des grands écrivains une importance encore beaucoup plus grande que ne l’ont fait la plupart des critiques, voyant en eux la clé des principaux problèmes du monde intérieur. C’est pourquoi il y aurait un ouvrage spécial à consacrer aux grands écrivains mystiques, chez qui la foi apparaît ainsi qu’une perception nette du divin à travers la mémoire héréditaire, devenue merveilleusement translucide. Qu’est-ce que la Somme de saint Thomas d’Aquin, sinon une immense projection de cette mémoire héréditaire, à tous ses échelons, jusques et y compris le Suprême ? La suite incomparable de ses ascendants, harmonieusement reviviscents et perçus comme tels, a permis à l’Ange de l’École de remonter jusqu’à la genèse.

De ce point de vue, les passions humaines, dont notre ascendance est naturellement chargée, et même accablée, ne sont qu’une série d’écrans, de rideaux troubles, de vapeurs, interposés entre nous et toutes vérités supérieures, y compris celle qui les domine. Dans ces passions, sur lesquelles notre personnalité consciente (je veux parler de notre soi) a plus ou moins de prise, les personimages tiennent une place dominante, elles et leurs prolongements intellectuels et organiques. Il y a ainsi identification presque complète entre nos péchés capitaux et ces redoutables lésions organiques qui, sautant une génération ou deux, apparaissent dans la descendance, quelquefois moralement pure, des pécheurs endurcis. Car l’explication bacillaire est juste dans beaucoup de cas, et Pasteur est un grand génie. Mais, au-dessus de l’explication par le bacille, il y a l’explication par l’hérédité, à laquelle la science, mieux éclairée, fait et fera une part de plus en plus grande et qui mènera avant peu à des procédés de guérison infiniment supérieurs aux vaccins et aux sérums.

Il n’y a pas à se le dissimuler, hélas : les vaccins et les sérums entrent eux-mêmes dans le tourbillon héréditaire, au bout de deux générations. Ils sont eux-mêmes soumis à ses lois et à ses exceptions étonnantes. De sorte qu’il est à présumer que, dans un ou deux siècles, beaucoup de vaccins ou de sérums, employés à la date où j’écris, auront cessé d’agir sur les maladies qu’ils combattent, ou exerceront une action différente, qu’on peut quelquefois présumer nocive. On objecte que le plus ancien vaccin, comme celui de la petite vérole, n’a pas perdu de son efficacité. Cela demanderait une sérieuse enquête, ainsi que sur la question de savoir si les maladies épidémiques ne décroissent point spontanément et par elles-mêmes, au cours des âges, concurremment à l’action du vaccin. Mais il est d’autres vaccinations moins répandues que celle de Jenner, non moins célèbres, dont on dit déjà qu’elles n’agissent plus, ou qu’elles agissent moins.

La rencontre de l’ovule par le spermatozoïde n’est pas, dans la nature, le seul procédé de fécondation connu. La parthénogenèse, l’accouplement d’hermaphrodites, la scissiparité, nous montrent une variété (dont l’ampleur nous échappe peut-être encore) dans les moyens de la continuité des êtres vivants à travers le temps. Quant à l’être humain lui-même, il est impossible de savoir si, à un moment donné, son moyen de se reproduire n’était pas autre qu’il n’est aujourd’hui. Tel qu’il est, ce mécanisme physiologique, il présume un état de réplétion vasculaire (corps caverneux) qui dépend directement d’une image, elle-même éveillée par un désir ; il correspond ainsi à une genèse verbale, où la semence est remplacée par les mots.

Cette concordance explique la grande influence exercée par les œuvres de l’esprit (combinaisons de fantômes reviviscents) sur ces œuvres de l’esprit-corps que sont les hommes.

La conception d’un être humain comporte, sous un infiniment petit volume d’éléments figurés (mais très importants) qui se compénètrent, une grande variété de personimages, de penchants physiques, moraux, intellectuels, qu’agenceront, modifieront et transformeront, dans une certaine mesure, les circonstances de la vie. Parmi ces circonstances, les unes sont permanentes et universelles, comme le retour des saisons, les marées, la succession du jour et de la nuit, les jeux de l’eau et du feu, la pesanteur terrestre, etc…, d’autres sont transitoires et limitées, et tiennent au milieu et à l’entourage.

La conception d’une œuvre de l’esprit, notamment d’une œuvre littéraire ou philosophique, comporte, dans un fort petit volume d’hérédofigures, qui se compénètrent (la mémoire personnelle attaquant l’héréditaire, comme le spermatozoïde attaque l’ovule) une infinie variété de personimages, de penchants, qu’agenceront, modifieront et transformeront aussi, selon un certain rythme, les circonstances permanentes ou transitoires.

De même que le futur être humain est projeté tout entier, dès la conception, sur le plan de la vie, à la façon d’une carte muette, de même l’œuvre future (je parle d’œuvres fondamentales : l’Iliade, l’Enéide, la Divine Comédie, Hamlet, Don Quichotte, Robinson Crusoé, les Essais, etc…) est entière, dès sa première étincelle, aperçue, comme l’horizon, dans l’éclair, avec ses perspectives, ses plans, quelques détails. D’où l’impression de cohésion des chefs-d’œuvre ; d’où ce sentiment que leur successif n’est que le rabattement du simultané sur les feuilles manuscrites qui les composent. Un grand mot, un seul mot, qui s’ouvrira et se répandra ensuite en une foule de phrases, de propositions étincelantes et d’autres mots,… ainsi apparaît l’œuvre littéraire, digne de ce nom, qui s’impose d’emblée à son créateur. Désormais il vivra en elle et par elle, insensible à tout ce qui ne sera pas elle ; comme la nouvelle accouchée est insensible à tout ce qui n’est pas le petit paquet de chair rose, dans le berceau blanc.

Il est possible de s’en rendre compte quand, ayant lu souvent et médité une pièce comme Hamlet, on cherche son point culminant, l’image ardente, rapide et centrale, qui a bien pu lui donner naissance. J’ai toujours pensé que c’était la vision d’un fossoyeur dans un cimetière, tenant un crâne vide entre ses mains, qui avait mis en mouvement et fécondé la mémoire héréditaire de Shakespeare. Il m’est même arrivé de consacrer, vers l’âge de vingt-neuf ans, tout un volume, Le Voyage de Shakespeare, à cette recherche des éléments de vie qui avaient pu servir de points de départ aux drames immortels de ce grand génie. Vous me direz qu’il y a là-dedans beaucoup de conjecture. Eh ! sans doute ; mais la conjecture, si paradoxal que cela semble, est un élément de la certitude ; et il n’y aurait point, par exemple, de loi scientifique, sans cette conjecture implicite que la même cause produit toujours, dans les mêmes circonstances, le même effet. À y regarder de près, la conjecture est elle-même un ébranlement en nous de la mémoire héréditaire, qui nous assure que le soleil brillera demain, que l’homme se tiendra encore debout sur deux jambes terminées par deux pieds, et que les mots de notre langue signifieront à peu près ce qu’ils signifient. La conjecture est une confiance dans l’équilibre rationnel, universel de l’avenir, confiance issue des nombreuses expériences identiques de nos ancêtres. Dans certaines folies affectant la mémoire héréditaire, cette confiance disparaît. Ni l’art ni la science n’existent plus alors pour l’esprit dérangé, qui suppose que demain, tout à l’heure, l’homme pourra marcher la tête en bas, la pierre lancée en l’air pourra ne pas retomber, etc…

Je considère la Sapho de mon père comme une œuvre très importante, ainsi que je l’ai dit. Je lui demandai : « Quelle fut la genèse de ce roman dans ton esprit ? » Il me répondit : « Un écriteau de location, qui se balançait à la grille d’une villa, par un jour pluvieux d’automne, aux environs de Paris. Cette impression de sensibilité morcelée, de vide, d’abandon, a réveillé en moi toutes les illusions et les tourments de ma jeunesse. » Alphonse Daudet ajoutait que, dès cet instant, en un coup d’œil, il avait aperçu tout son livre, y compris la scène saisissante des vieilles grues de Ville-d’Avray, et la montée de l’escalier par le jeune amoureux, portant sa maîtresse pâmée dans ses bras. Voilà un témoignage direct !

Je n’ai malheureusement pas reçu les confidences de Cervantès, mais je sais ceci : quand vous fermez Don Quichotte, que voyez-vous ? Le grand maigre et le petit gras, assis au revers d’un fossé, Rossinante et l’ânon pas très loin, devisant, au milieu de la lande espagnole, au jour tombant, sous un ciel doré. — Pourquoi au jour tombant ? C’est arbitraire. — Parce que le jour tombant, dans les pays méridionaux, est une heure très favorable à la conception littéraire, qu’il ne faut pas confondre avec la composition littéraire. La composition, c’est l’art, c’est le talent. Le génie est dans la conception initiale, comme l’enivrant parfum de la rose, la volupté de sa chair glissante, le foisonnement léger de ses pétales courbes sont dans son bouton. Il y a un vertige particulier dans le jour tombant (que sentent vivement les héméralopes), un vertige vraisemblablement lié à une évocation intense des personimages, tellement intense qu’il en devient contagieux.

On sait que Balzac, qui voyait gros, et souvent juste, comparait la création littéraire à l’autre, notamment pour la dépense physique, l’espèce d’abattement consécutif. Il parlait surtout du labeur quotidien, qui consiste à adapter des mots, c’est-à-dire des images d’images, aux personnages affleurant sur l’écran de l’esprit. Son style est souvent lourd et embourbé, chargé des considérations historiques, économiques, philosophiques, qui donnent tant de prix à ses histoires, mais ont l’air de lourds paquets, posés entre les jolis petits pieds de ses charmantes héroïnes. Son instinct génésique est formidable et suscite, dans sa mémoire héréditaire, de vrais tourbillons à la Descartes, tels qu’on les voit, giratoires et précis, dans les éditions rares du vieux philosophe.

De ce qui précède, il résulte que la conception créatrice est la même, qu’il s’agisse d’un être humain, ou d’un chef-d’œuvre littéraire. Dans l’un comme dans l’autre cas, nous voyons une forte combinaison héréditaire — circonstancielle, (où l’hérédité l’emporte de beaucoup sur la circonstance), le principe femelle, mise en mouvement par une étincelle mâle, où la circonstance l’emporte sur l’hérédité. Dans l’un et l’autre cas, qu’elle soit vivante ou verbale, l’origine de la vie apparaît comme explosive, comme le développement instantané d’une longue involution. Cet instantané, dans le cas de la durée de l’individu humain, correspond à neuf mois, plus quatre-vingt à quatre-vingt-dix ans environ. Cette longue involution, qui est celle des personimages héréditaires à travers le temps, échappe à nos calculs. Pour rendre la chose plus sensible, je suppose qu’un opérateur de cinéma arrive à tourner toute une existence humaine, depuis la rencontre de l’ovule par le spermatozoïde, jusqu’à la mort âgée. Puis, qu’un mécanisme spécial permette de dérouler ce film en quelques secondes. Alors son caractère explosif apparaîtra. Cette existence, la plus simple comme la plus mouvementée, devient semblable à une gerbe de penchants et d’événements, qui monterait, puis retomberait, mais non sans avoir communiqué son mouvement à une autre combinaison explosive, issue d’elle, et ainsi de suite. Les générations sont comparables à une succession de déflagrations. Les chefs d’œuvre littéraires aussi, et il faut ranger, parmi les chefs-d’œuvre littéraires, les grandes déterminations historiques traduites en mots.

Cette analogie, allant jusqu’à l’identification entre les deux genèses, la vitale, la littéraire, va plus loin qu’on ne pense. Elle nous permettra, par l’examen analytique de certaines modifications littéraires, de conjecturer des modifications vitales correspondantes ; à peu près de la même façon que l’observation mathématique des astres permet de conjecturer celle des atomes. Il n’y a rien, dans le produit supérieur et complet de l’esprit humain, qui ne se retrouve dans le produit de la conjonction de l’homme et de la femme. Pour découvrir cette correspondance, souvent cachée, pour traduire la vie littéraire, ou conçue, en vie vécue, il suffit de se rappeler que le verbe est une image d’images, la fécondation d’un élément de la mémoire héréditaire par l’élément correspondant de la mémoire individuelle. La clé est là.

Prenons, par exemple, la tendance à la typification, qui se remarque en beaucoup de chefs-d’œuvre. Don Quichotte, déjà nommé, est un type, Sancho en est un autre, Panurge aussi, Hamlet aussi, Othello aussi, le Misanthrope, le Tartuffe, l’Avare, Mme  Bovary, etc, de même. Cela, c’est la littérature, romanesque ou dramatique, que l’on peut appeler typifîante. Elle correspond, chez l’écrivain qui s’y adonne, à un système de personimages héréditaires définies, persistantes, et d’évocation facile et rythmique. Don Quichotte a hanté Cervantès, comme Hamlet a hanté Shakespeare, comme le Tartuffe a hanté Molière. Ce sont des créations éliminatoires, pour le mécanisme général desquelles je renvoie le lecteur à l’Hérédo. Ces créations littéraires correspondent, dans la vie vécue, à des caractères persistants, stables, ou à modifications extrêmement lentes. Sur le plan verbal, elles correspondent à certains mots, à certaines phrases adaptées, ainsi que des poncifs, à certaines circonstances déterminées, tragiques, comiques, moroses, ironiques ou quiètes. Les rois, les juges, les chefs, militaires ou civils, les grands capitaines (je parle de ceux remplissant complètement leurs fonctions, à la taille de leurs fonctions) appartiennent à cette catégorie. Ce qui subjugue en eux, ce qui fait qu’on les suit et qu’on leur obéit, c’est que leurs personimages, nobles et sages, excentriques, singulières, troubles, etc., sont persistantes et, comme telles, font lever chez ces autorités, chez leurs subordonnés, leurs sujets, leurs disciples, des personimages à leur ressemblance. La persuasion qu’ils exercent est une sorte de modelage intérieur, bien plus durable et plus solide que la crainte. Les vues d’un Richelieu, d’un Louis XIV, d’un Louvois s’imposaient immédiatement, par leur conformité avec la raison prévoyante, ou à la longue, par leurs résultats. Celles de Bonaparte s’imposaient d’abord, surtout les militaires, par une compréhension soudaine de la situation, tactique ou stratégique, et de ses remèdes, puis, à la longue, décevaient et rebutaient. C’est qu’au moment où l’attraction qu’il exerçait cessait, il passait lui même sous une autre emprise héréditaire. Au point de vue de la destinée, cela est important. Pour que Brutus ait osé assassiner César, il fallait qu’il y eût à ce moment-là, une défaillance intérieure, un amoindrissement de la pensée dominatrice en César. Henri IV était hanté par une autre figure héréditaire que d’habitude quand il fut poignardé par Ravaillac. Toute personnalité supérieure est évidemment soumise à la haine (qui sert d’ailleurs à la mesurer), mais la haine ne trouve son chemin, et le chemin de son fer ou de son poison, que si cette personnalité est momentanément soumise à un ancêtre de type plus faible.

Cela est très sensible en duel, où l’on est touché, quand on n’a pas la conviction forte que l’on touchera, quand la personimage intérieure est molle et résignée. Chacun sait que l’appréhension (hérédité craintive et prévoyante à la fois) fait la moitié de la route vers l’accident, ou la maladie, ou le malheur. Elle ouvre la porte à toutes les menaces, à toutes les douleurs, à tous les microbes. Certains hérédos vivent en état d’appréhension chronique, et collectionnent ainsi les ennuis et les maux dont ils redoutent et facilitent l’approche ; au lieu que ceux qui s’en moquent, qui s’en remettent à leur étoile (c’est-à-dire à une personimage confiante et hardie) passent à travers.

Je tiens de mon cher et incomparable ami, feu le docteur Vivier, le fait suivant : un paysan accompagne son frère au bateau qui doit emmener celui-ci en Amérique. Sur le quai, un chien enragé mord les deux hommes. Le premier, celui qui reste et qui sait que le chien est enragé, meurt six semaines après, dans d’atroces souffrances. Sur le conseil du médecin, la famille cache la cause de cette mort à l’émigrant, qui revient, deux ans après, plein de santé et de courage. En débarquant, il apprend la cause vraie de la mort de son frère et meurt de la rage six semaines après. Tel est, chez certains, le travail organique de l’appréhension.

Sur le plan littéraire, l’appréhension enlève, à l’écrivain qui doute de soi, toute possibilité d’aller au fond de son sujet et, par conséquent, de faire œuvre durable. Ballotté entre diverses figures héréditaires intérieures, dont le conflit cause chez lui l’hésitation craintive, il aboutit à de médiocres produits, parfois d’une vogue passagère, mais sans portée. Le type de ce genre de défaut rédhibitoire est demeuré, pour moi, Paul Hervieu, qui sentait et voyait aigu, mais rendait inharmonieusement et faiblement, par manque de détermination intérieure. Son existence, intellectuelle et sociale, était un perpétuel compromis entre ses goûts et les convenances, ses inventions romanesques et ses aspirations académiques et mondaines. Il aimait la spontanéité chez les autres. Il la redoutait pour lui même, et chacune de ses démarches, comme de ses compositions, était précédée d’un calcul qui ôtait, à cet homme naturellement assez savoureux, toute saveur. Moins le talent, de très nombreux Paul Hervieu tenaient, en France, le haut du pavé, à la veille de la guerre de 1914. Quarante-quatre ans de démocratie avaient mis au premier plan, dans tous les domaines, les valeurs basses, ou les valeurs médiocres.

En dehors de la tendance à la typification, stimulant littéraire de premier ordre, il y a celle à la pénétration, par laquelle un écrivain se soucie moins de projeter des personimages à la ressemblance de la vie et de sa vie, que d’avancer dans la connaissance et la compréhension de l’esprit humain et de ses méandres. Les Lettres de Sénèque, les Essais de Montaigne, les Sermons de Bossuet, les Pensées de Pascal et de La Rochefoucauld, les Confessions de Jean-Jacques, la Chartreuse de Parme, le Rouge et le Noir, etc… appartiennent à cette seconde catégorie. Au delà et au-dessus des différences de caractère et de tempérament, il y a en effet l’« humain », dont la complexité échappe souvent à ceux qui s’intéressent à ses dehors, pour négliger ses profondeurs. Les écrivains de pénétration, ou chez qui domine la pénétration, attachent plus d’importance à la découverte d’un trait général qu’à l’observation d’un trait singulier, complétant un type donné. Cela se remarque bien chez Racine, qui peint une Hermione, une Phèdre, une Andromaque, mais chez qui le vers prend son plus haut rémige quand il s’agit de révéler et de fixer l’éternel féminin, l’identique féminin, de ces trois cœurs et corps dissemblables. Alors que les différences de surface sont exprimées par Racine en quelques répliques vives, scéniques, mais cursives, les ressemblances d’espèce, les analogies profondes suscitent ce verbe sombre et nuancé, ardent et doux, cette volupté implicite et sournoise, qui sont les marques de ce suprême génie. Car nul n’a su, comme lui, exprimer la chair et ses tourments par le spirituel et mettre en quelque sorte Vénus au couvent. Les galantes peintures d’Ovide, dans son Art d’aimer, sont tièdes à côté des effusions faussement idéales des héroïnes de Racine. À ces hauteurs, la dissimulation sensuelle devient un outil de l’analyse et un chapitre de la connaissance.

La pénétration littéraire correspond, selon moi, à une simultanéité de personimages dans l’esprit-corps de l’écrivain. Son soi se reporte de l’une à l’autre, prélevant ici des figures et des fragments de figures, là des mots correspondant à ces figures, et compose, entre l’abstrait et le concret, une sorte d’évocation multiple et nuancée. Qu’une telle simultanéité soit possible, nous nous en rendons compte quand nous éprouvons, dans certaines transes, deux sentiments ou trois à la fois, tels que la crainte, le désir et le regret, accompagnés de fièvre, de fourmillements, de mouvements fébrillaires du visage ou des extrémités. Le masque des pluri-imagés, s’il est difficile à décrire (et, pour les comédiens, à reproduire) est, par contre, facile à observer. Il ne consiste pas, comme celui des uni-imagés, en une expression déterminée. Le peuple dit qu’il est moitié figue, moitié raisin. Certains albums japonais (Hokousaï-Outamaro) en donnent des expressions saisissantes.

On pourrait dresser une table des courants sexuels, sensuels, sentimentaux, sensibles, intellectuels et organiques, correspondant à autant de personimages, qui constituent, par leur mélange l’état des pluri-imagés. Spinoza, dans l’Ethique, a commencé à dresser cette table, mais avec une perspicacité assez restreinte et assez terre à terre. À l’étudier, on ne sait trop d’où tombent dans l’homme les états passionnels, qu’il analyse mieux qu’il ne les interprète. Ce qui m’a toujours intéressé dans ce philosophe, plus que sa philosophie, fort inférieure, à mon avis, à celle de Descartes, c’est sa personnalité philosophante, dans le moment où il philosophait. On voit, par lui, que la pluri-image tient à la simultanéité des personimages héréditaires, et non à la domination par une seule personimage, en quelque sorte tératologique et formée de plusieurs présences, tels certains enfants venant au monde avec deux têtes, ou deux cœurs, ou sept doigts de pied. On le voit par la rigueur de ses déductions, qui contraste avec une singulière faiblesse dans son induction. Son moi est fort et complexe. Son soi ne le vaut pas, à beaucoup près.

Les individus doués d’un soi vigoureux (impulsion créatrice, tonus du vouloir, équilibre par la sagesse) administrent aisément leurs pluri-images, selon une harmonie et une hiérarchie qui leur permet, littérairement ou scientifiquement, les trouvailles heureuses et les grandes découvertes. Les individus doués d’un soi insuffisant se laissent dominer ou affoler par la pluralité des images et deviennent soit des génies incomplets, soit des maniaques intermittents. Ne voulant pas faire de ces ouvrages des traités de pathologie, je laisse aux aliénistes le soin d’appliquer à la folie cyclique, et aux délires plus ou moins périodiques, les propositions que je m’efforce d’établir ici.

Quand, pour une raison quelconque, la puissance du gouvernement du soi sur les pluri-images diminue, le langage et l’écriture s’en ressentent. L’imprécision dans les termes, l’incoordination verbale, les signes de dérèglement graphique, les oublis de lettres, les redoublements ou les retournements de syllabes, les chutes de consonnes, indiquent que plusieurs figures héréditaires désaccordées obcurcissent le champ de la conscience.

Les états passionnels non surveillés (quand le sujet se laisse aller), l’ivresse accidentelle ou habituelle, sont des états de multi-images. Souvent, après cette phase d’excitation, qu’accompagne le trouble de la parole, ils aboutissent à l’hébètement et à l’obsession par une seule image, accompagnée de la répétition monotone de certains mots. Un grand poète inachevé, Paul Verlaine, a tiré parti de ces états dans quelques pièces célèbres. Car le don littéraire utilise jusqu’à ses vices et à ses trous. Néanmoins les dernières poésies de Verlaine, gardant le rythme souple qu’on lui connaît, ont perdu tout ressort intérieur et ressemblent au balbutiement des petits enfants.

L’état fréquent ou accidentel de pluri-images est lui-même héréditaire et transmissible. C’est une question de savoir ce qu’il devient au cours des générations et quel est son aboutissement dans la famille et dans la race.

Pour y répondre, nous devons revenir à ce principe essentiel, qui est l’effort d’élimination des images trop abondantes ou trop fortes, par le langage, le regard, le geste, la sueur, l’urine, l’éjaculation, les sécrétions internes, la littérature, les arts et les sciences. L’être humain est un passage, une transmission. Il absorbe et il rejette constamment, depuis la conception jusqu’à l’anéantissement. L’équilibre du soi veut que les remous des pluri-images aillent s’apaisant et se réglant, après un certain nombre de convulsions, ou d’éliminations bienfaisantes. On sait que les convulsions des enfants, dans les cas de surcharge héréditaire, de rétention des pluri-images, se produisent à l’occasion d’un choc, d’une douleur, d’une contrariété, d’une lumière vive, comme celles des hystériques, des urémiques et des grands nerveux. Le monologue, la graphomanie, l’explication enfiévrée de caractère, le rêve, le cauchemar (dont nous nous occuperons dans un chapitre spécial) font partie de l’élimination des pluri-images.

Quelquefois, en une génération, du père au fils, cette élimination est suffisante, l’état de pluri-images chroniques cesse, et l’équilibre intérieur, après quelques vacillements et oscillations inévitables, se rétablit. Dans d’autres cas, il y faut deux et même trois générations, et ce n’est que le petit-fils ou l’arrière-petit-fils qui voit cesser en lui le désordre psychique, hérité de son arrière-grand-père. Enfin il arrive (bien que ce soit rare) que ce désordre saute une ou deux générations, et reparaisse dans une famille où il était presque complètement oublié, avec le don correspondant et compensateur.

Chez les jeunes enfants, le jeu et ses combinaisons intellectuelles et musculaires, accompagné d’états sensibles de joie, de curiosité, de petite cruauté (taquinerie) et de fatigue, sont le procédé usuel d’élimination des pluri-images, ou des images trop intenses. C’est pourquoi il convient de la favoriser, cette élimination, au besoin en l’accompagnant d’histoires en action : le repas dans la cabanette, la recherche des sauvages dans l’île, la confection des aliments, etc…, etc… L’enfant replié sur lui-même, silencieux, qui ne participe pas aux jeux de ses camarades, est un enfant qui n’élimine pas ses images (particulièrement les sensuelles, fort précoces, bien que sommaires et masquées), est un enfant à surveiller et à distraire.

Car ce qui ressort de l’étude que nous venons de faire du rôle des personimages dans la conception créatrice, c’est qu’il y a, dans l’être humain, dominé par elles, des moments de changement, des plis de passage et de délivrance, des moments privilégiés quant au soi. Les figures héréditaires sont comparables à l’arbre du bien et du mal. Placées à l’origine de nos connaissances, de nos sentiments, de nos mouvements, elles peuvent faire notre joie et notre tourment, notre bonheur et notre infortune. Nous devons accepter leur positif et rejeter leur négatif. La nature nous a donné le moyen de les régler par la volonté, à condition que cette volonté s’exerce dans des conditions favorables, au moment où telle personimage nocive faiblit, où telle autre, utile et féconde, commence à poindre et tressaillir derrière elle. Nous pouvons calculer et ruser avec nous-mêmes, et, ce faisant, détourner de nous, et de ceux que nous aimons, bien des ennuis, bien des fautes, bien des erreurs et bien des maux. La médecine de demain, je le répète, c’est l’intervention volontaire et psychique, appliquée selon certains principes, par nous-mêmes sur nous-mêmes, et méthodiquement. Apprends à te connaître toi-même, ensuite à te guider et guérir toi-même !

Avant de clore ce chapitre, consacré à la faculté créatrice dans l’esprit-corps et à ses modalités, je veux dire deux mots d’une hypothèse qui s’est souvent présentée à mon esprit, avec une force singulière : c’est celle d’après laquelle le cervelet, organe encore mystérieux dans ses fonctions, serait, non le siège unique, mais un sensorium de concentration de la mémoire héréditaire, surtout en ce qui touche aux idées de mesure, de rapports, de situation, de pesanteur et de mouvement. Bien qu’hostile au principe des localisations, je pense que l’esprit-corps présente des points de jonction, où se matérialisent les personimages et fragments de personimages héréditaires, pour prendre, de là, d’autres directions : ce sont le cerveau, le cervelet, le bulbe, les ganglions du grand sympathique. Or. il y a cette coïncidence que le rôle du cervelet (à part quelques constatations et expériences assez vagues) est encore totalement ignoré, de même que la mémoire héréditaire est en général méconnue, non différenciée de la mémoire individuelle, dont elle est cependant si distincte. Le cerveau nous apparaît, depuis plusieurs années, comme un grand carrefour central de la mémoire personnelle, de ses enregistrements, de ses concentrations et transformations, demi-volontaires ou volontaires. Il n’est pas invraisemblable, dans ces conditions, que l’organe le plus important, après le cerveau, de la boîte crânienne, joue, vis à-vis de la mémoire héréditaire et de la condensation des images de l’ascendance, un rôle correspondant à celui du cerveau pour la mémoire personnelle. Je livre cette hypothèse aux chercheurs.