Le mort qu’on venge/8

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Éditions Édouard Garand (p. 21-27).

VIII


Comme son ami ne manifestait aucune intention de retourner à Québec présentement, Paul Chantal et Yvonne n’insistèrent pas pour qu’il montât avec eux en chemin de fer, d’autant plus qu’ils étaient contents du changement opéré. Julien était moins taciturne, plus sociable. Il lui était arrivé plusieurs fois de soutenir la conversation avec les jeunes filles qui partageaient sa table, et, à son insu, il avait mis de la coquetterie à vouloir s’y montrer plein d’aperçus nouveaux, voire à faire étalage d’érudition. C’était un symptôme favorable et qui augurait, à défaut d’une guérison complète, d’un bien notable. Sa neurasthénie s’en allait graduellement et lui-même s’en rendait compte à l’évolution de ses idées et à sa façon nouvelle d’envisager les choses.

Il ne se tenait plus à l’écart. Il abordait les groupes et participait quelquefois aux discussions que le choc d’idées dissemblables amenait nécessairement au cours de causeries entre personnes de tempérament divers.

Le matin, levé très à bonne heure, comme chaque jour d’ailleurs, et après avoir accompli avant déjeuner sa quotidienne promenade matinale, il était allé reconduire ses amis à la gare.

— Quand reviens-tu ? demanda Chantal.

— Ma foi, je ne sais pas. Probablement en septembre. Je n’ai rien qui m’appelle à la ville.

— Tu te plais alors ?

— Ici ou ailleurs !

— Je crois que vous commencez à vous plaire plus ici qu’ailleurs, hasarda Yvonne.

— Peut-être, vous avez probablement raison.

Le train venait de contourner un cap, on le voyait apparaître, crachant de la fumée blanche qui se perdait dans l’azur de ce matin tranquille. Les quelques voyageurs qui devaient y monter ramassèrent leurs bagages et se tinrent prêts. Dans quelques secondes il devait être en la gare.

Julien donna une bonne poignée de main à ses amis, les aida à transporter leurs colis.

— Écris-nous, lança Paul, comme le train se mettait en marche.

— Sûrement, bon voyage.

Il regarda le convoi filer, emportant les seuls amis sincères qu’il possédait.

Dorénavant, il serait seul, seul au milieu d’autres.

Et un sentiment inconnu de délivrance lui gonfla la poitrine, qui le surprit lui-même et dont, immédiatement, en homme pratique, il chercha la cause.

La cause ?

Il s’effara en la constatant. Il n’y avait pas à en douter. C’était donc vrai qu’en lui s’opérait un travail sourd mais opiniâtre, qui minait lentement la façade d’indifférence et de froideur dont il avait recouvert sa personnalité.

La cause ?

Mais il était épris, et fortement épris d’Adèle Normand au point de renier le passé, au point de lutter pour la conquérir et d’écraser impitoyablement celui qui se serait interposé entre elle et lui.

Et à cette constatation un cri désespéré jaillit du plus profond de son être moral qui lui criât : « Impossible ! » Son père vivant, son père amoureux d’Adèle, serait devenu son ennemi, et un ennemi mortel. Cela, il le comprenait. Mais lui mort, et si tragiquement ! Et il en voulut soudainement à Adèle d’être la cause de cette tragédie qui le frustrait de son bonheur.

Qui était-elle ? Est-ce une coquette criminelle qui se faisait un joujou d’un cœur de mâle pour l’âpre volupté de le briser entre ses fines mains blanches ?

L’aimerait-elle, lui ? Julien Daury, qu’elle croyait être Henri Gosselin ?

Que lui importait tout cela !

Si l’irréparable n’avait pas eu lieu, elle l’aurait aimé !

Il aurait fallu qu’elle l’aimât.

Des pensées contradictoires l’assaillirent : le cœur contre le cœur, la pensée contre la pensée. Les deux êtres qu’il portait en lui se combattaient.

La brute parfois commandait et il éprouvait alors un besoin physique de la serrer entre ses bras, si fortement qu’il aurait senti les os craquer et le corps frêle ployer sous cette étreinte. Il aurait voulu écraser sur ses lèvres les siennes. Mais parfois l’orgueilleux, le volontaire criait à l’amoureux qui succédait à la brute l’impossibilité de cet amour et le « jamais » qu’il lançait était péremptoire, définitif.

C’est à tout cela qu’il songeait en revenant de la gare ! Et c’est à cause de ce complexe sentiment qui l’oppressait, qu’il était heureux du départ de ses amis. Paul savait. Paul pouvait le juger si, par faiblesse, la volonté cédait au cœur. Cette perspective dont il entrevoyait la possibilité lui était moins dure à envisager qu’il ne l’avait espéré. Après tout il était un homme et il avait droit au bonheur !

Non ! Il n’avait pas le droit à ce bonheur-là ! Non, tout, mais pas ça.

Et la raison lui faisait voir Adèle, telle qu’elle était, jolie à croquer, certes éblouissante, mais en somme ni plus intelligente ni plus belle que beaucoup d’autres. Inconsciemment, durant ses années de puberté, il avait rêvé dans un avenir inconnu d’une femme inconnue, supérieure à toutes les autres, d’une beauté qui ferait pâmer d’admiration ceux qui l’approcheraient, et d’un charme qui envoûterait tous ceux qui l’apercevraient.

Et puis, qui était cette Adèle ?

Quel était son passé ?

Peu lui importait ! C’était Elle et c’était l’Unique… et puis… son père… qui pourtant… s’il l’avait…

L’image du père se dressa devant lui derechef. Il vit le corps déchiqueté. Il vécut le supplice moral. La raison lui cria : L’amour ?… Non… La haine, la bonne haine !

 

— Qui vient faire le tour de l’Île-aux-Coudres, cet après-midi, demanda Albert Germain en arrivant sur la véranda des Laurentides.

Il avait son calepin et son crayon à la main. Aussitôt on s’empressa autour de lui :

— Nous avons loué la goélette du père Bouchard qui fait le service de la malle entre l’Île-aux-Coudres et la Baie St-Paul.

— Y en a-t-il plusieurs qui y vont ?

— À l’heure qu’il est, il y en a une quinzaine. Ce sont des pensionnaires du Beauséjour. La goélette peut contenir une cinquantaine de personnes.

— À quelle heure part-on ?

— À deux heures et demie. Tout le monde devra être sur le quai à deux heures et quart.

Germain prit les noms de ceux qui désiraient faire l’excursion.

Thérèse LeSieur et Adèle Normand furent du nombre.

Les Chantal étant partis du matin, Julien n’ayant rien de mieux à faire, voulut être de la partie. Il alla trouver Germain :

— Prenez mon nom… Nous revenons ?…

— Pour souper, l’on ne s’arrête nulle part.

Vers deux heures le quai commença d’être envahi. Des jeunes filles arrivaient avec, qui, un manteau sous le bras, qui un chandail. Des jeunes gens suivaient. Des mères de famille surveillaient leurs enfants comme des poules couveuses leurs poussins, avec le même air préoccupé. Des propos se croisaient dans l’air :

— « Jacques, ne va pas si au bord, tu vas tomber. »

— La goélette vient-elle ?

— Pourrons-nous tous monter ?

— Combien sommes-nous ?

— Quarante-huit.

Sortant du Gouffre, en face de la Baie St-Paul, l’on vit un petit point noir se diriger vers les Éboulements. Il avançait assez vite en grossissant à vue d’œil. Le mât se dressait vierge de sa voile.

L’eau était calme. Pas un ride n’en troublait la surface.

— Ça prend combien de temps pour faire le tour ?

— Tout dépend. L’an dernier, nous avons pris trois heures.

— Ce soir, qu’est-ce qu’il y a au programme demanda Mme Jacob, une jeune veuve très jolie et autour de laquelle évoluaient quelques jeunes hommes et d’autres plus âgés. C’était une personne qui, sous des dehors de coquetterie, était désespérément honnête. Elle ne devait pas dépasser la trentaine. Elle était fraîche comme une rose, et comme une rose attirait autour d’elle tous les frelons qui n’auraient pas demandé mieux que d’être « le frelon nacré que la rose enivre en mourant » comme dans le vers de Musset.

On la disait fort amoureuse d’un médecin dans la force de l’âge : le docteur Lucien Berthelot, que le surmenage avait forcé au repos. Le docteur Berthelot avait quarante-deux ans ; il était laid, mais d’une laideur qui n’avait rien de repoussant ; c’était au contraire une laideur originale. Il était de taille moyenne, sec et maigre. Tout était osseux et anguleux chez lui, sauf son caractère, avenant et aimable. C’était un homme de beaucoup d’esprit et dont la conversation piquante, sans malice, offrait un charme rare.

— Je ne sais pas, chère madame Jacob, je sais que demain nous avons un concours de tennis.

— Je parie sur Mathieu Lalonde, fit Thérèse LeSieur.

— Que pariez-vous, mademoiselle, demanda Mathieu.

— Je ne sais pas encore… Tiens… un baiser… si vous gagnez. Et toi, Adèle, paries-tu sur quelqu’un ?

— Je ne sais pas encore. Quels sont les joueurs ?

— Tout le monde est invité à concourir.

— Monsieur Gosselin, jouez-vous au tennis, dit-elle, comme celui-ci faisait son apparition près de l’embarcadère.

— Quelquefois…

— On ne vous a jamais vu sur le court depuis que vous êtes ici. J’embrasse le gagnant du concours de demain, cria-t-elle de façon à ce que tout le monde l’entende.

— Je m’inscris, dit alors simplement Henri Gosselin.

Chacun le regarda étonné. En effet on ne l’avait vu prendre part à aucune joute depuis le commencement des vacances. Sa décision venant après l’enjeu offert par Adèle paraissait des plus curieuses. D’aucuns essayèrent de scruter sur son visage ses pensées secrètes ; le visage demeure impénétrable.

— Avez-vous une allumette, docteur, fit-il, en sortant un cigare de sa poche.

Il alluma, tira quelques bouffées et les mains dans ses poches fit quelques pas sur le quai.

La goélette amarrait.

Le père Bouchard, un vieux loup de mer, était à l’arrière. Il avait une figure énergique avec deux yeux noirs, sous des sourcils épais et une grosse moustache. C’est ce qui ressortait davantage dans sa physionomie, ses yeux et sa moustache. À l’avant, un jeune homme d’une vingtaine d’années, au regard vague, mélancolique, aidait à la manœuvre.

La goélette, longue d’une soixantaine de pieds, n’avait pour tout ameublement que des bancs de bois à l’arrière. Un moteur à gazoline servait à la faire mouvoir dans le temps calme ; il était enfermé dans une espèce de cabanon. Sur le dessus des gens s’étendirent, de chaque côté, des contre-dos. C’était la meilleure place pour voir, puisque la plus élevée.

Par un hasard où la volonté de la jeune fille était pour quelque chose, Julien se trouva placé à une extrémité, à côté d’Adèle Normand. Il songea d’abord à changer de place, mais réfléchit que cela était ridicule, qu’il était assez fort pour ne pas craindre la présence d’une jouvencelle.

— Tout le monde est embarqué ? cria le Père Bouchard.

— Tout le monde, répondit Albert Germain.

— Fais partir ton moteur, Octave.

Et le père Bouchard retournant à l’arrière, s’installa près de la barre du gouvernail.

Octave donna quelques tours de roue et l’instant d’après, les amarres étant levées, la goélette s’éloigna vers le large, dans un joyeux halètement.

Le père Bouchard sortit de sa poche une torquette de tabac, en prit une substantielle bouchée et, en silence, ses regards perçants fouillant l’horizon, s’occupa de diriger son embarcation, tout en chiquant consciencieusement son tabac noir. Aux enfants qui, autour de lui, lui posaient des questions il répondait laconiquement par des monosyllabes : Oui, non !

Le yacht descendit le courant pour doubler la pointe de l’île.

La mer étant haute, il put approcher du bord. À l’extrémité nord-est, l’île est inhabitable. Elle est formée d’une succession de gros cailloux posés à la façon des menhirs sur un immense banc de roche.

Cette vue ne manque pas d’une certaine beauté sauvage. Pittoresque, elle fait songer à ces rochers de Bretagne, sauf en plus petit, où les vagues viennent se briser quand la mer est houleuse.

Parfois, de grands oiseaux blancs s’en élevaient, qui fuyaient, les ailes étendues, dans le ciel, ou volaient au ras de l’eau. Parfois aussi, ils plongeaient rapidement en quête de quelques menus fretins aperçus à la surface, s’en régalaient et continuaient leur vol élégant et gracieux. Il y avait dans l’atmosphère comme une espèce de buée légère qui empêchait de distinguer au loin. L’on devinait plutôt que l’on apercevait, de l’autre côté, sur la rive, les villages de Saint-Roch des Aulnaies et de Saint-Jean Port-Joli.

La goélette longeait l’île ; on voyait les fermes s’échelonner sur les côteaux, les maisons anciennes et vieilles et qui, depuis au delà d’un siècle, abritaient de nombreuses générations, toutes du même sang, qui en étaient resté possesseurs.

Un vieil avocat de Québec qui, avec sa femme, passait les étés aux Éboulements, servait de Cicerone. Ayant consacré ses loisirs à l’étude de l’histoire, il connaissait particulièrement bien celle de l’Île-aux-Coudres.

Il fit observer un vieux moulin de pierre avec des ailes qui tournaient quand le vent les activait. C’était un vestige du passé ; il méritait qu’on s’y arrête par sa rareté. Plus loin, l’église se dressait au bord de l’eau, près d’une baie où des goélettes étaient ancrées. Autour quelques maisons seulement, le presbytère, une couple de magasins.

Au large, des filets pour la pêche aux marsouins, l’une des principales occupations des habitants de l’île.

— Tiens, un marsouin !

À la surface de l’eau l’on vit quelque chose de blanc briller au soleil. C’était le dos de l’un de ces énormes poissons.

— Ici, expliqua le cicerone, lorsque la partie sud de l’île fut contournée, se trouve la baie des Français. Jacques Cartier y a mouillé avec ses trois vaisseaux : La Grande Hermine, La Petite Hermine, l’Émerillon. Les Anglais aussi y ont mouillé. Le vaisseau de l’amiral Dobell y a fait escale.

Du côté nord, l’aspect de l’Île-aux-Coudres est différent. Les habitations sont juchées au haut d’une falaise. Plusieurs chemins et sentiers la gravissent.

— Ce doit être ennuyeux de vivre là, dit Adèle Normand à son voisin qui n’avait pas ouvert la bouche depuis le départ.

— Non pas. Quand l’on n’a rien à se reprocher, que l’on est content de son sort. Le bonheur ne choisit pas ses endroits pour s’établir.

— Aimeriez-vous ça vivre sur cette île ?

— Si j’y avais mes occupations, si j’y étais né, certainement.

On apercevait maintenant le quai des Éboulements. Il avançait dans l’eau calme.

— Pour le moment, je préfère vivre aux Éboulements, conclut-il.

— Et pour quelle raison ?

— Vous êtes trop indiscrète… Parce que je m’y plais.

— Cela n’y paraît guère. Vous vivez renfrogné comme un ermite.

— Si j’aime mieux cela ! Enfin chacun ses goûts. Vous êtes en villégiature ici pour longtemps encore ?

— Pour le temps que je voudrai. Mes parents m’ont dit de demeurer jusqu’en septembre, si je le voulais. Et vous quand partez-vous ?

— Avez-vous hâte que je parte ?

— Oh ! non ! s’exclama-t-elle ingénument sans s’apercevoir que ce cri spontané l’avait trahie.

Julien l’examina sévèrement ; elle rougit. D’une voix sourde il dit : « Je ne partirai qu’en septembre ».

— Octave ! prépare ta gaffe… attention ! Lâche tes amarres !… Saute !… Ne remuez pas personne ! Attendez !…

On accostait.

— Ce soir, aux Laurentides ! Grand bal masqué ! lança Albert Germain.

— Vous auriez dû nous avertir plus vite, firent plusieurs voix.

— L’impromptu ! voyez-vous. Il n’y a que cela d’intéressant. Vous exercerez vos talents à vous composer un joli costume avec rien.

La colonie qui passait l’été aux Éboulements, très unie ensemble, ne craignait qu’une chose : l’ennui. Chaque jour quelques-uns de ses membres étaient à la recherche de la nouveauté, et organisaient quelques amusements. Tous étaient en vacances et ils en profitaient : concerts, partie de bridge, tournois de golf, danse, bal masqué, thé ici et là, réception, excursion champêtre, promenade en goélette ou en bateau, chaque jour apportait son plaisir nouveau.

Il suffisait que l’on propose quelque chose pour qu’immédiatement l’invitation fut acceptée.

Albert Germain, avait pensé, tantôt, qu’un bal masqué improvisé serait amusant. Il en avait émis l’idée et chacun regagnait son hôtel ou sa pension en se creusant la tête pour trouver un costume original avec le peu de ressources dont leurs garde-robes disposaient.

Pendant qu’ils s’acheminaient, Julien contournait la bâtisse qui fait l’extrémité du quai et qui sert de salle d’attente, de halle aux marchandises et de bureau au gardien. Il s’était assis sur le banc pour attendre que l’affluence soit diminuée. L’immobilité causée par cette promenade l’avait fatigué et aussi… la présence tout près de lui de la jeune fille aux grands yeux de velours. Quand il jugea l’endroit désert, il se leva pour regagner ses pénates.

Par un machiavélisme tout féminin, Adèle, sans faire semblant de rien, ou plutôt feignant d’attacher ses souliers, avait attendue elle aussi que tout le monde soit disparu.

Une idée folle lui était venue. Un projet insensé la hantait qu’elle voulait mettre à exécution, et tout de suite, d’autant plus que l’occasion ne pourra jamais s’offrir ainsi. Un morceau de bois équarri haut d’un pouce, sert de rempart à la jetée. Elle s’y aventura, et marcha au bord, tout près de l’eau, aussitôt qu’elle aperçut Henri Gosselin.

— Faites attention ! Vous allez tomber, cria-t-il.

Se retournant d’un geste brusque, comme surprise par ce conseil, elle perdit l’équilibre et tomba à l’eau.

À cet endroit, la mer, surtout quand elle est haute, est très profonde.

Se débattant des pieds et des mains elle appela : Au secours !  !

Julien était le seul qui la pouvait sauver.

Il resta quelques secondes, figé sur place. Un rictus mauvais passa sur ses lèvres. Puis, tout à coup, les mains en avant il plongea. Il saisit Adèle par le corps et de sa main libre il nagea vers la grève. À 50 pieds de terre, il toucha le fond de sable. Il prit la jeune fille dans ses bras et marcha vers le bord avec son précieux butin. Il la contempla de près.

Elle le troublait. Les yeux étaient fermés, mais les lèvres entr’ouvertes, charnelles, prometteuses étaient là qui le tentaient. Et de la sentir près de lui, sur lui, de sentir ses lèvres près des siennes, lui fit perdre la tête. Il se pencha vers elle, et, fou, ne sachant plus ce qu’il faisait, il l’embrassa passionnément. Il crut sentir au contact des siennes les lèvres de la jeune fille frémir. Il la regarda, elle était toujours évanouie. Chancelant presque sous son fardeau qui devenait de plus en plus pesant, il put enfin gagner la terre ferme. Il la déposa sur le sol, lui tapa dans la paume des mains, pratiqua la respiration artificielle. Elle ouvrit les yeux lentement, et les tourna vers son sauveur ; il y lut tant de ferveur qu’il dut fermer les siens.

— Vous sentez-vous mieux, maintenant ?

— Oui, souffla-t-elle.

— Attendez-moi, une minute. Je vais demander à Tremblay de nous conduire en auto.

Tremblay demeurait en effet tout près du quai. Par bonheur il était chez lui. Il sortit son auto du garage.

Quand Julien se rapprocha d’elle, la jeune fille éteignit vitement sur ses traits le sourire qui les éclairait.

— Pouvez-vous monter jusqu’à la route ?

— Oui, si vous m’aidez.

Elle s’appuya à son bras. Il l’installa sur une banquette de l’auto, et avec une grande douceur, une sollicitude presque maternelle, il l’enroula dans les couvertures.

À l’hôtel il lui offrit un verre de cognac. Elle, l’avala d’une traite.

— Vous ne prenez rien ? Vous êtes transi.

— Ne craignez rien. Je ne me suis pas oublié. Ça va mieux maintenant ?

— Tout à fait. Comme je vous remercie !

— N’en parlez pas, je n’ai aucun mérite. J’ai fait ce que tout autre à ma place aurait fait.

— Me permettez-vous de vous serrer la main ?

En lui disant cette phrase, elle tendit vers lui sa fine main aristocrate et blanche.

Il la prit dans la sienne. Il remarqua que la peau en était soyeuse et douce et qu’elle était brûlante.

— Je vous laisse. À tantôt !!

— À tantôt, mon grand héros, répondit-elle avec un sourire plein de coquetterie.

Bien qu’il se sentit glisser vers la sentimentalité, cette phrase le ramena vers la réalité. Il aperçut l’ennemie, toujours en chasse de victimes et qui veut, fut-ce au prix d’une vie humaine, assouvir son besoin d’être adorée et chérie.

Il passa à sa chambre changer de toilette pour le souper et réfléchit aux événements de cette journée : sa promesse de jouer au tennis le lendemain parce qu’une jeune fille qu’il a mille raisons d’exécrer a promis un baiser au vainqueur du tournoi, son voyage en goélette à côté d’elle, voyage silencieux mais où intérieurement il tint avec la jeune fille un colloque où il formulait à la fois les questions et les réponses.

Pas une seule minute cependant il ne douta que cette chute à l’eau qui avait fait de lui un espèce de héros, mais involontairement, était une chute voulue, étudiée, avec un but précis à atteindre et qui était près d’être atteint. Sans expérience des femmes, il ne soupçonnait rien d’elles-mêmes ; il ne savait pas qu’elles ne sont qu’artifice et que même dans les moments de grande passion, leur tête gouverne leur cœur.

Il éprouva la sensation des lèvres sur ses lèvres, et cette sensation fit tourbillonner ses idées. Il ne se reconnaissait plus. Il y avait quelque chose de changé en lui. Quoi ? C’était la jeunesse qui réclamait ses droits.

Il descendit souper. Elle n’était pas encore arrivée. Thérèse LeSieur, son amie, l’attendait un peu inquiète.

— Vous n’avez pas vu Mlle Normand ?

— Je l’ai aperçue tantôt. Tenez, la voilà qui entre.

Adèle avait changé de costume. Elle était revêtue d’une robe étroite d’un dessein bizarre aux couleurs crues, rouges et vertes.

— Tiens, Adèle a mis sa robe couleuvre ; s’exclama Thérèse.

— Tu ne l’aimes pas ?

— Tu sais bien que je l’adore. Tu as changé de coiffure aussi !

— Tu ne sais pas ?

— Quoi ?

M. Gosselin ne t’a rien raconté ?

— Je vous en prie, Mademoiselle Normand, cet incident est clos. Vous me feriez plaisir en n’en parlant plus et en n’y faisant aucune allusion.

— Que t’est-il donc arrivé ?

— Bien ! voilà. Je suis tombée à l’eau et M. Gosselin m’a sauvé la vie.

— Brave M. Gosselin !

— Mesdemoiselles, je vous en prie. Vous m’agacez avec cette histoire. J’ai fait ce que je n’ai pu m’empêcher de faire. Je vous ai dit que l’incident était clos. Si vous voulez me manifester votre reconnaissance, faites comme je vous dis.

— Eh ! bien l’incident est clos, soupira Adèle et c’est bien dommage. Venez-vous au bal costumé ce soir ?

— Pour quoi faire ?

— Mais pour y danser.

— Je ne danse pas.

— Alors pour nous faire plaisir.

— Je n’ai personne à plaire, sauf moi-même.

— Ah ! ça, vous êtes galant !

— Je ne tiens pas à l’être.

— Quel costume choisis-tu, Adèle ?

— Je n’ai pas de choix, je t’assure. Je mets un peigne d’écaille dans mes cheveux que je lisse soigneusement le long des tempes et dont je forme un chignon derrière ma tête. Je revêts ma robe de chambre en soie japonaise, je chausse mes savates et me voilà déguisée en geisha. C’est bien simple. Et toi ?

— Moi, je ne sais pas encore.

— Pourquoi pas en indienne ? Tu as les cheveux longs. Fais deux nattes qui te tomberont l’une sur chaque épaule. Mets quelques plumes sur le dessus de la natte, prends un jupon de couleur, un châle et voilà.

— Tu es ingénieuse.

— La nécessité.

— Est-ce la nécessité qui vous a fait tomber à l’eau, demanda Julien, saisi d’une idée bizarre ?

— Vous m’avez dit que l’incident était clos.

Se rappelant qu’au contact des siennes les lèvres d’Adèle avaient frémi quoiqu’elle fut sans connaissance, du moins apparemment, il poursuivit :

— En effet, vous êtes ingénieuse. Quel but aviez-vous en vous jetant à l’eau ?

À cette attaque directe, elle répondit le regardant droit dans les yeux, et affrontant sans broncher la dureté du regard d’acier :

— Pour vous forcer à me rendre service.

— Vraiment ! Et quel intérêt aviez-vous ?

— Aucun ! Curiosité de femme. Je voulais voir jusqu’où pouvait aller votre misanthropie. Mon cher ami, elle est toute de surface. Puisque vous ne venez pas au travesti de ce soir, je vous verrai demain au tournoi. Vous nous excusez, fit-elle en se levant de table accompagnée de son amie.

— Avec plaisir ! répondit-il, dépité.