Le mort qu’on venge/9

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Éditions Édouard Garand (p. 27-29).

IX


Face à l’hôtel des Laurentides, de l’autre côté de la voie ferrée, tout près de la mer, se trouve le tennis court. C’est le plus en vogue de l’endroit.

Depuis quelques jours, l’on parlait beaucoup de ce tournoi. Il y avait des paris engagés. L’enjeu, mis la veille par Adèle Normand, avait intéressé les gens au suprême degré. Adèle était sans contredit la plus jolie jeune fille de passage aux Éboulements cette année. Son esprit bien féminin, son charme, sa grâce, la souplesse de sa taille, le velouté de sa peau fine et transparente laissant voir les fines veinules bleues, la beauté de ses yeux, ses grands yeux caressants, troublants, énigmatiques, l’ovale de son visage et la courbe harmonieuse de ses lèvres sensuelles, tout cela joint à la pureté de sa voix cristalline, si prenante formaient un faisceaux de raisons qui fascinaient inévitablement. De plus, Adèle était un peu distante. Jusqu’ici, elle n’avait engagé aucun flirt. Plusieurs avaient perdu leur temps en voulant faire sa conquête. Elle n’était pas de ces femmes qui peuvent inspirer un sentiment passager qui ressemble à une fantaisie. Lorsqu’un homme s’éprenait d’elle, il en devenait fou, éperdument amoureux, d’un amour qui ne meurt pas. Un peu hautaine en ses manières, elle avait éloigné et refusé avec un doigté impeccable tous les hommages offerts à son sexe et à sa beauté.

Sa promesse un peu folle d’embrasser le vainqueur du tournoi, suivie de la décision prise subitement par Henri Gosselin de prendre part à la joute, constituait un intérêt de plus.

Depuis le matin, le résultat passionnait tout le monde.

Le favori semblait Charles Dansereau, étudiant en art dentaire de Montréal, et qui s’était classé bon premier lors du tournoi de fin d’année à l’Université de Montréal. Cela ennuyait Julien Daury d’entendre ces pronostics. Il ne pouvait supporter ce dénommé Charles Dansereau. Il le trouvait infatué, prétentieux.

Dix seulement étaient au programme, les autres admettant leur infériorité en leur for intérieur ne voulaient pas s’attaquer à des adversaires trop puissants pour eux.

Les parties furent très courtes ; c’était comme une question d’honneur de faire bonne figure. Les éliminations eurent lieu successivement. L’enthousiasme régnait chez les spectateurs qui soulignaient chaque bon coup par des applaudissements et des bravos.

Un peu lourd au début, Julien, qui lui aussi avait l’ambition de se classer premier eut l’honneur de vaincre les deux premiers opposants par le score de 6-4 et 6-3. Entre temps, il observait le jeu de ses adversaires. Il remarqua que celui de Dansereau était très rapide, brillant même, mais qu’il se fatiguait vite.

L’après-midi, il ne restait sur les rangs que trois concurrents. L’un fut éliminé et bientôt il ne resta plus en présence que Dansereau et Daury. L’intérêt était à son comble. Il semblait y avoir deux camps. Dansereau nerveux, plutôt petit, paraissait sûr de son affaire. Quant à Julien, beaucoup plus grand que lui, et plus lourd, il ne perdait pas son calme et son flegme habituel.

— Au jeu !!

Dansereau servait.

Au premier service, l’adversaire manqua. Mais il se reprit vite. Il admit immédiatement que le jeu de l’autre était plus scientifique mais que par contre, il n’était pas des plus variés.

Julien se contenta d’être sur la défensive. Il ne voulait courir aucune chance.

La balle voletait d’un côté à l’autre du filet, rapide d’un côté, plutôt lente de l’autre. La partie fut longue, très longue même. Elle se termina par la victoire de Dansereau.

Des hurrah !! et des cris soulignèrent ce résultat. Julien perdit son service, puis l’autre partie. Mais ce qu’il avait prévu se produisit. Son antagoniste épuisé perdait sa justesse de coup d’œil avec sa force.

Julien se lança à l’attaque. Il serra de près, se contentant selon sa tactique d’envoyer les balles sans effet mais dirigées chacune dans des directions opposées.

Il gagna une partie, puis une autre, puis une autre. Finalement il fut déclaré champion après avoir porté le score 7-5 en sa faveur. Devant ce résultat inattendu, Adèle rougit. Des voix partirent un peu partout :

— Adèle, exécute-toi !

— Mademoiselle Normand, payez l’enjeu !

— Puisqu’il le faut…

Des applaudissements retentirent. Elle s’avança au milieu du terrain et pudique, offrit sa joue au vainqueur.

Julien la contempla quelques instants, puis il siffla entre ses dents :

— Mademoiselle, je vous fait grâce de cette prostitution.

Personne ne pouvait les entendre.

Elle lui rétorqua :

— Vous ne vous êtes pas tant gêné, hier ! Vous êtes bien difficile aujourd’hui.

Et, nerveusement, elle cria :

— Monsieur Gosselin cède sa place. Qui la prend ?

Quelques jeunes gens se présentèrent.

— Moi ! Moi ! s’écrièrent-ils, mais Julien, mû par un sentiment inexplicable de jalousie et avant même qu’il ait eu le temps de réaliser son geste se posta devant la jeune fille :

— Le premier qui avance a affaire à moi !

— De quel droit parlez-vous comme cela ? dit Adèle. Allons ! Messieurs, continua-t-elle, de plus en plus énervée, je ne vaux pas qu’on essaye ma conquête ?

Charles Dansereau se présenta alors et avant qu’il ait pu toucher à la jeune fille, un coup de poing en pleine figure le fit s’écraser par terre, inconscient. Cet exemple fit reculer les plus braves.

Julien prit la main de la jeune fille, l’attira brusquement vers lui, et fougueusement lui baisa la bouche, si fougueusement qu’il la mordit et que quand il la débarrassa de son étreinte, un peu de sang tachait ses lèvres.

— Lâche, lui dit-elle en se dégageant, et elle le souffleta.

— Vous l’avez voulu, répondit-il, en retrouvant sa maîtrise de lui-même.

Passée en plein public, cette scène ne pouvait manquer de susciter nombre de commérages plus ou moins charitables.

C’est l’un des côtés désagréables de la villégiature que les innombrables cancans que les inévitables commères ne manquent pas de colporter et de grossir sous la loupe de leur imagination. Mais Julien n’en avait cure. Il se moquait de l’opinion du monde. Les commérages passaient sur lui comme l’eau sur les canards, sans l’affecter.

Cette nuit là, il y eut deux personnes qui ne dormirent pas.

Adèle était joyeuse. Son rêve, son grand rêve d’amour commençait à prendre corps, à devenir réalité. Il ne lui était pas, il ne pouvait plus lui être indifférent. Elle aimait Julien. Elle l’aimait comme jamais elle n’avait aimé. Elle aimait pour la première fois de sa vie. Les autres qu’elle avait connus, étaient passé sans laisser de souvenir, mais celui-là, il était lui, l’idéal rêvé et désiré depuis toujours. Elle l’aimait de toutes ses forces, et cela pour toute la vie. Elle était prise à jamais, son cœur, sa tête, ses yeux.

Quand elle était près de lui, il lui semblait que sa poitrine se dilatait, qu’elle s’élargissait ; il lui semblait que le sang de ses veines, coulait plus chaud, plus vif, plus généreux : une douceur langoureuse la pénétrait, qui lui faisait trouver la vie belle à vivre, et donnait à chacun de ses actes et de ses paroles un sens plein de poésie.

Mais lui, l’aimait-il ? L’aimerait-il ?

Et le doute s’infiltrait, qui la faisait souffrir. Mais certainement il l’aimait. Sa conduite bizarre en était la preuve. Ce baiser brûlant, le jour du sauvetage, ce baiser fougueux et passionné de ce matin en était la preuve. Et puis, lui, le reclus, l’homme renfrogné, le solitaire, avait depuis quelques jours, changé ses habitudes. Et cela sans cause ?

Et un espoir immense la soulevait qui la berçait sur ses ailes, pendant que son âme planait dans l’infini des possibilités heureuses.

Et jusqu’au matin, elle savoura son bonheur qu’elle présumait immense.

À peu de distance, sous le même toit, dans une chambre presqu’identique, Julien se débattait devant une certitude.

Il l’aimait ! Il n’en pouvait plus douter. Devant cet amour, tout un passé s’écroulait.

Son projet de vengeance ?

À plus tard.

Il voulait lui aussi sa part de bonheur. Sa jeunesse réclamait. Il oublia le mort. Ne fallait-il pas qu’il songe un peu à lui-même ?

Il décida donc d’oublier ce qui avait existé, de l’oublier pour un temps et de s’abandonner à toute la magie d’un amour qu’il sentait partagé. Ensuite, il verra. Pessimiste, il ne croyait pouvoir exhumer de l’existence plus de quelques semaines de bonheur. Ce serait assez pour parfumer les jours à venir. Et devant sa résolution, il eut hâte de voir le matin pour confier à Adèle tout ce que son cœur recelait de tendresse mal contenue.