Le mystère des Mille-Îles/Partie I, Chapitre 10

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Éditions Édouard Garand (p. 16-18).

— X —


— Le mariage de John Kearns et de Renée Vivian s’est fait comme vous l’avez raconté, monsieur Legault, commença notre homme. Il est vrai que le milliardaire tomba amoureux fou de celle qui devait devenir sa femme deux jours plus tard dès l’instant qu’il la vit. La lune de miel, l’abandon des affaires de John, la construction du manoir, tout cela est authentique. J’ignorais évidemment une foule de détails que vous m’avez appris et qui expliquent plusieurs points demeurés obscurs pour moi. Vous avez, surtout, réussi à nous rendre très sympathique la personnalité du multi-millionnaire que, comme tout le monde, je croyais simplement excentrique. J’ajoute que je le connaissais de nom et de réputation, sans plus, ne l’ayant jamais rencontré.

« Votre histoire est donc vraie quant aux faits, même la mort quasi simultanée des deux amoureux. Mais l’interprétation que vous donnez de ces faits est-elle aussi fondée ? Elle est très poétique ; mais satisfait-elle la vérité ?

« Ce qui me porte à en douter, c’est que, je le répète, on a fait devant moi des commentaires bien différents. Je vous les donne pour ce qu’ils valent. En ces matières, d’ailleurs, qui peut être assuré de posséder la vérité ? Tant d’éléments nous échappent, qu’il est téméraire de tirer des conclusions.

« Eh bien, voilà. Renée Vivian était, au physique et au moral, telle que vous nous l’avez décrite, si j’en crois mes informateurs.

« Ce qui frappait surtout en elle était son air rêveur, absent de ce monde, son immatérialité, pour reprendre votre mot, c’est probablement ce qui avait attiré John et cela se comprend : le charme étrange de cette femme était, paraît-il irrésistible.

« Cependant, elle n’était pas comme les peuples heureux, c’est-à-dire sans histoire, — je répète toujours ce qu’on m’a dit : — Elle aurait eu un passé.

« Je crains de ternir, par ces paroles, le beau tableau que nous en a brossé M. Legault. Cependant, l’avouerai-je ? cette ombre, au lieu de diminuer à mes yeux sa beauté, la complète plutôt, car elle lui donne une touche humaine la rapprochant de nous. Il ne faut jamais s’empresser de jeter la pierre, car il n’appartient à aucun homme de sonder les reins et les cœurs. Où commence le mal ? où finit le bien ? Seule la conscience peut être juge. Et il est des actions, en apparence répréhensibles, qui ont en réalité des motifs très élevés. D’ailleurs la morale est chose subjective.

« Toujours est-il qu’il y aurait eu un homme dans la vie de Renée, avant la venue de John… Ne vous récriez pas. Tout est possible, vous le savez bien.

« Cette histoire est assez obscure. Renée aurait rencontré cet homme en France. Si l’on en croit les racontars, il en devint amoureux et la poursuivit de ses déclarations, si bien que, croyant pouvoir trouver le bonheur, elle céda et se donna au Français. Car, il faut dire que l’air rêveur de Renée venait d’une soif inapaisée de tendresse. Elle cherchait partout la passion qui aurait pu contenter son cœur et cette recherche vaine, à quoi s’occupaient toutes les forces de son esprit, la rendait triste. Le Français lui avait si bien fait croire qu’il l’aimait, que, sans éprouver pour lui le sentiment puissant si attendu, elle résolut, énervée par sa solitude morale, de goûter au fruit délicieux.

« Mais l’amour non partagé ne peut procurer le bonheur. La joie de l’amour c’est d’aimer et non d’être aimé. Renée s’en aperçut bientôt et elle abandonna son amant, gardant de l’aventure un goût de cendre.

« Quand elle rencontra John Kearns, elle éprouva enfin le choc délicieux qu’elle attendait et elle consentit — avec quelle allégresse ! à unir sa vie à cet homme unique.

« Comment, éprouvant un sentiment si entier, put-elle cacher son passé ? Son âme manquait-elle de franchise et entrait-elle dans son amour, un masque sur la figure ? Ne la condamnons pas. Elle se disait sans doute qu’elle avait été victime d’une fatalité, ou bien qu’elle n’avait pas le droit, à cause d’une aventure banale en somme, de briser son propre cœur avec celui de l’homme qui se vouait à elle. Elle se tut, parce qu’elle n’avait pas le droit de saccager deux vies. L’amour parfait, c’est encore un de vos mots, a le courage de renverser tous les obstacles et de mépriser les conventions ordinaires.

« Quoi qu’il en soit, John ignorait l’aventure de sa femme et rien ne la lui apprit, avant le dernier voyage que fit le couple en Europe pour acheter les meubles destinés au château.

« Qu’arriva-t-il alors ? On raconte que l’ancien amoureux de Renée, qui ne s’était jamais consolé du départ de celle-ci, s’arrangea pour se retrouver sur son chemin et provoquer un scandale. Dans son esprit, cette manœuvre devait provoquer un divorce ou, tout au moins, la séparation des deux époux, de sorte qu’il aurait pu reprendre son empire sur Mme Kearns. Cela n’aurait pas été étranger à la prolongation du voyage dont a parlé M. Legault.

« Mais cet homme connaissait bien mal les liens qui unissaient le couple, pour croire qu’il pouvait les briser de cette manière. John et Renée s’aimaient trop pour se séparer purement et simplement, si la vie à deux devenait impossible. Lui, pouvait-il abandonner la seule femme qui eût jamais fait battre son cœur, pour la laisser à un autre ? Leur sentiment était d’une autre qualité.

« Ici se place la tragédie.

« Je fais maintenant appel à toute votre attention et aussi à toute votre faculté de compréhension. Si ce que je raconte n’est pas exact, c’est du moins vraisemblable et bien dans la ligne du caractère de nos héros, tel que vous l’a exposé M. Legault.

« Il est nécessaire, pour comprendre le dénouement de l’histoire de recourir aux conjectures.

« L’ancien amoureux de Renée était donc reparu dans la vie de celle-ci. La révélation de ce passé troublé plongea John dans le désespoir, — c’est là une conjecture, naturellement, comme tout ce qui suit ; seuls les faits sont à peu près sûrs. — Il n’accusa pas sa femme, il ne lui fit aucun reproche. Il comprenait et pardonnait tout. Mais son cœur ne pouvait suivre sa raison et, malgré ses efforts pour oublier, la plaie ne faisait que s’agrandir.

« La vie devenait intenable et le couple comprit qu’il ne connaîtrait plus son ancien bonheur.

« C’est pourquoi, ne voulant pas de cette déchéance, incapables de supporter la flétrissure de leur amour, ils décidèrent de disparaître avant de sombrer dans les soupçons, les jalousies, les querelles, toutes les tristes conséquences de nos alliances humaines.

« Je n’apprécie pas leur conduite : je raconte.

« Cette décision arrêtée, ils résolurent de l’exécuter d’une façon digne d’eux. L’île, qui devait abriter leur joie, verrait sa fin peu commune.

« Ils revinrent de ce côté-ci de l’Atlantique. Comme cette traversée différait de la précédente ! Partis en triomphateurs, ils revenaient en vaincus de la vie. Ils s’en allaient pour parachever les préparatifs d’une existence idyllique ; ils rentraient maintenant pour mourir. Comprenez-vous bien tout le pathétique de leur situation ? Vous rendez-vous bien compte du tragique effroyable de leur état d’âme ? Et rien ne pouvait les arrêter sur la pente fatale, car, l’espérance morte en eux, ils avaient perdu jusqu’à l’instinct de conservation…

« Ne nous attardons pas sur le dénouement, que je vous ai déjà fait connaître. Jetons un voile sur ces événements pénibles et contentons-nous de terminer par une seule phrase : Rentrés dans leur castel d’amour, ils se tuèrent, pour que leur passion ne fût pas ternie. Qu’y gagnèrent-ils ? Au moins d’être unis à jamais, comme ils le désiraient. Seulement, ce fut dans la mort. »