Le mystère des Mille-Îles/Partie I, Chapitre 9

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Éditions Édouard Garand (p. 15-16).

— IX —


M. Legault avait terminé son récit. Il ajouta seulement en se tournant vers Yolande :

— Et voilà pourquoi le château mystérieux n’a jamais été habité et que personne ne s’y rend jamais. Les tombeaux des deux ardents amoureux s’élèvent près de ses murs, de sorte que l’île, malgré tout, a été le refuge de ceux qui espéraient y vivre dans la joie… C’est du moins ce qu’on raconte ; je n’ai pas vu ces tombeaux.

Tout le monde s’ébroua, car on avait écouté attentivement le narrateur.

— Je me repens de mes paroles, dit le jeune homme que l’ex-commerçant avait appelé Jean. Sans les connaître, j’avais calomnié les deux belles âmes dont vous nous avez conté l’histoire.

— Admirable récit ! dit un autre. Digne pendant de Tristan et Iseult.

— Vous m’avez réconciliée avec notre époque, ajouta Yolande Mercier. Je vois bien maintenant qu’elle peut engendrer de grandes passions. Seulement, nous ne les voyons pas ; il leur manque un historien comme vous, monsieur Legault.

— Oh ! Mademoiselle, répliqua ce dernier, je sens bien que je suis indigne de raconter cette histoire. Je n’ai pas su lui prêter les accents convenables. Et puis, ne vous y trompez pas. Malgré ce que je disais avant de commencer mon récit, les grandes passions sont rares comme les chefs-d’œuvre, a dit Balzac, si je ne me trompe. C’est bien vrai. Pour contenir un amour parfait, il faut une âme d’une qualité exceptionnelle, où rien de médiocre ne subsiste. Le souci des intérêts personnels, l’égoïsme même le plus légitime, le moindre défaut de courage doivent en être absents. Pour aimer comme John et Renée, il faut tout oublier dans la contemplation de cet amour et avoir la volonté inébranlable d’écarter tout ce qui pourrait empêcher de le vivre pleinement : conventions mondaines, affaires, amis, parents, tout. Combien existe-t-il d’êtres de cette trempe ? Et ce qui complique le problème, c’est qu’il faut être deux pour parfaire le chef-d’œuvre. Si les Tristans sont rares, les Iseults ne courent pas le monde non plus. Le malheur encore, c’est que chaque Tristan ne peut avoir que son Iseult à lui : quelles chances les deux prédestinés ont-ils de se rencontrer ? Les passions parfaites sont donc extrêmement rares. Et c’est pourquoi il faut saluer notre île comme un des endroits où a éclos l’un de ces poèmes vécus, peu nombreux sans doute dans l’histoire de l’humanité.

À ce moment, un homme d’un âge mûr, qui s’était approché du groupe réuni autour de M. Legault quand celui-ci avait commencé son récit, lui dit tout à coup :

— Cher monsieur, le roman que vous venez de nous servir est des plus intéressants. Je conviens avec vous que ses héros sont des êtres d’exception. Ils sont même si extraordinaires que je ne puis encore croire que leur aventure fut bien celle que vous nous avez dite.

Ces paroles blessèrent l’ancien commerçant, qui répliqua sèchement :

— Douteriez-vous de ma véracité, monsieur ?

— Le Ciel m’en préserve ! Seulement, voulez-vous me permettre de vous poser une question ?

— Faites.

— Cette histoire, d’où la tenez-vous ?

— Je l’ai dit : c’est ce qui se raconte parmi les habitués des Mille-Îles. Personnellement, bien que j’aie connu John Kearns des années avant ces événements, je n’ai eu connaissance de rien. Mais le nombre des témoignages m’est un garant de l’authenticité du récit.

— Il me répugne de vous contredire, répliqua l’autre. Mais le cas est tellement intéressant, que je tiens à l’éclairer le plus possible. En somme, vous nous avez répété des ouï-dire, qui constituent ce qu’on pourrait appeler la « légende de l’île mystérieuse », je suis porté à croire que cette légende est vraie. Mais, savez-vous qu’il existe une autre version des amours de John et Renée ?

— Fort possible, dit M. Legault, encore froissé.

— Je l’ai recueillie à New-York, car j’étais au fait avant de venir ici. Tout de suite, j’avoue que mon récit n’a pas les mêmes garanties que le vôtre, puisque je n’ai pu le faire corroborer nulle part. Je ne l’oppose donc pas à votre version de l’histoire, pour le plaisir de vous contredire. Seulement, je le répète, le cas est tellement hors de l’ordinaire qu’il n’est pas inutile de recueillir tous les témoignages pour les confronter et tâcher d’en faire jaillir la lumière.

Le groupe s’était reformé et suivait avec la plus grande attention le débat des deux hommes. Quelle péripétie dans le voyage !

— Voyons donc ce que vous avez appris, dit M. Legault.

— J’hésite un peu à le raconter ; c’est tellement différent de ce que vous nous avez exposé ! Cependant, ce n’est pas terne. Vous nous avez récité un poème d’amour parfait ; je vais dérouler devant vos yeux une sombre tragédie. Qui sait si la vérité ne se trouvera pas dans le juste milieu ?