Le mystère des Mille-Îles/Partie I, Chapitre 8

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Éditions Édouard Garand (p. 14-15).

— VIII —


— C’est alors que Renée conçut l’idée d’y élever ce château.

« Avec son coup d’œil infaillible d’artiste véritable, elle avait vu tout de suite qu’aucun autre genre d’architecture ne s’adopterait mieux au site. Vous avez pu constater qu’elle ne se trompait pas.

« En outre, elle voulait fixer dans la pierre certains de ses chers souvenirs de voyage. Et, parmi ces souvenirs, elle choisit ceux qui concordaient le plus avec son état d’âme et sa situation du moment.

« Ne pensez-vous pas, en effet, que les habitations de cette sorte semblent ne pouvoir abriter que de longues châtelaines rêveuses ? Elles évoquent les belles pour les yeux de qui se battaient les rudes chevaliers. Leur ombre fait naître l’idée des tournois et des cours d’amour ; — des pays, des écuyers et des trouvères.

« On se mit à l’œuvre avec joie. On fit venir l’un des meilleurs architectes d’Europe, qui reçut la mission d’établir les plans, non seulement d’une reconstitution d’un vieux castel, mais aussi des jardins et du rivage, afin que le tout s’harmonisât parfaitement : on voulait une œuvre que ne déparât aucun déséquilibre, aucune fausse note.

« Dès que le terrain fût déblayé et qu’on eût rendu la falaise accessible, les travaux commencèrent.

« Le sommet de l’île présentait une animation extraordinaire. Une armée d’ouvriers y campaient, couchant sous des tentes, afin de n’avoir pas à voyager soir et matin entre l’île et la terre ferme. Et, le soir, ils chantaient très fort pour chasser l’ennui angoissé qu’ils sentaient monter de l’eau.

« John et Renée vivaient sur le chantier afin de surveiller les progrès de la bâtisse. Mêlés aux ouvriers, ils suivaient l’architecte et les contremaîtres pour donner leur avis, car ils voulaient ne rien laisser passer sans en être pleinement satisfaits. Songez que leur univers devait par la suite se limiter à ces quelques verges carrées. Ils le désiraient conforme en tout à leur goût.

« Les murs sortirent du sol, épais, solides, ancrés dans le roc. Les tours et les donjons, pour la première fois, se réfléchirent dans les flots. Et enfin, après trois ans de labeur incessant, la construction fut terminée.

« Mais le château n’était pas prêt à être habité. Une autre année fut consacrée à la décoration. Des sculpteurs de talent ornèrent les murs extérieurs de statues, de cariatides, de gargouilles, tandis que des peintres non moins habiles recouvraient l’intérieur de fresques admirables.

« Ce n’était pas encore tout. Il fallait meubler le manoir d’une manière digne du reste.

« Afin de trouver ce qu’il lui fallait, notre couple, dont l’amour magnifique ne s’était aucunement terni, partit de nouveau pour l’Europe.

« Là, ils visitèrent tous les marchands d’antiquités, s’arrêtèrent devant tout ce que les siècles révolus nous ont légué d’admirable.

« Ils en rapportèrent de longues tables, des bahuts massifs et de lourds sièges qui avaient dû meubler le réfectoire des vieux moines de France. Ils achetèrent des fauteuils hauts comme des trônes, où avaient rêvé des belles dont les maris étaient aux Croisades. Des tapisseries inestimables, de vieux objets de cuivre, des grilles de fer forgé, aussi bien que des faïences d’Italie, des armoires sculptées, des peintures de Cimabué, des orfèvreries de Cellini et des sculptures florentine de Donatella composaient leurs acquisitions. Tout était d’un prix fabuleux et chaque article de leur collection était unique.

« Le tout avait été expédié en avant et un ami de John, chargé de le faire parvenir au château. L’installation fut bientôt terminée et les amoureux n’avaient plus qu’à venir prendre possession du nid longuement, amoureusement préparé.

« Mais ils retardaient et l’ami qui les attendait commença à s’inquiéter, car il ne recevait pas de lettre. Que faisaient John et sa femme en Europe, longtemps après la date qu’ils avaient fixée pour leur retour ? Toutes les conjectures étaient permises.

« C’est alors qu’un câblogramme arriva, annonçant leur arrivée. L’ami se rendit au paquebot. Un spectacle attristant l’y attendait. Le couple, qu’il avait vu partir au sommet de la joie la plus parfaite, revenait en piteux état, affolé par le vent du malheur.

« Renée n’était plus que l’ombre d’elle-même. Amaigrie, pâle, chancelante, à bout de souffle, elle faisait pitié à voir. Sa grâce était toujours souveraine, mais avait changé de caractère. Autrefois, elle était faite du triomphe de la chair. Maintenant, elle semblait un souffle qu’on craignait de voir disparaître.

« Quant à Kearns, homme mûr quand il était parti, il revenait un vieillard. En quelques mois, il avait vieilli de trente ans.

« Quel drame effroyable avait à ce point changé ces deux êtres si heureux ?

« Voici ce qui s’était passé.

« John et Renée étaient à peine arrivés en Europe qu’une maladie, d’abord bénigne, s’abattait sur la jeune femme. Les médecins consultés s’étaient montrés optimistes. On n’avait donc pas modifié le programme du voyage, sauf pour redoubler de soins et de préoccupations.

« Mais le malaise ne disparaissait pas. Au contraire, le mal s’aggravait et il fallut enfin se rendre à l’évidence.

« Kearns s’affola. Il fit appeler les plus grands savants d’Europe qui, tout de suite, ne purent cacher leur inquiétude.

« L’angoisse s’était logé au cœur de notre héros et ne devait plus le quitter. Il installa sa chère malade dans l’azur de Nice et la soigna avec tout le dévouement dont il était capable.

« Hélas ! il était trop tard. La maladie « couvait depuis longtemps », comme on dit vulgairement. Elle s’était déclarée à sa dernière phase et rien ne pouvait en arrêter les progrès. Les médecins le laissèrent entendre au mari éploré et la malade le devina elle-même.

« Alors, elle n’éprouva plus qu’un désir : aller mourir dans son château. Cela devint chez elle une idée fixe que les médecins ne purent lui faire abandonner.

« Quant à John, il n’avait plus la force de penser ni de vouloir. Ce coup l’avait terrassé et il ne pouvait que gémir.

« Ils s’embarquèrent donc, pour un voyage dont l’issue, ils le savaient, devait être la mort. Quelle traversée lugubre ! quelle semaine d’angoisse !

« Renée, de plus en plus faible, ne se soutenait que par la volonté d’atteindre son but. Ce château, où elle devait ensevelir son grand amour, où elle devait crier sa passion, n’abriterait qu’un souffle d’elle-même, n’entendrait résonner que son râle d’agonisante. Du moins y laisserait-elle un souvenir et en prendrait-elle possession avant de s’abîmer dans la mort.

« Cette satisfaction suprême ne lui fut pas refusée. Incapable de marcher, elle se fit transporter à l’île, par un soir d’automne gris et froid, où les vagues, agitées par les vents, se brisaient sur le rocher avec un bruit sinistre.

« Quand, enfin, elle se vit étendue dans le lit qu’elle avait acheté en pensant avec attendrissement aux joies qu’il permettrait, elle promena ses regards autour d’elle et sourit. Son dernier rêve était réalisé. Elle saisit la main de John et mourut dans un soupir.

« Le lendemain, son mari la suivit dans la tombe, car il avait perdu sa raison d’être. Avant de connaître Renée, il vivait pour l’attendre. L’ayant possédée, rien ne le retenait plus sur la terre quand elle disparut. »