Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/04/03

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Éditions Édouard Garand (p. 90-93).

III

L’ANNIVERSAIRE

Celui qui a dit : « Le bonheur n’a pas d’histoire », a émis une vérité vraie, et c’est pourquoi, lorsque nous retrouvons tous nos amis, à L’Aire pour célébrer l’anniversaire du mariage de Claude et de Magdalena, nous sommes quelque peu embarrassés pour raconter les événements, voire même les incidents de l’année qui venait de s’écouler.

Non, le bonheur n’a pas d’histoire : l’horizon des jeunes mariés avait été sans le moindre nuage ; ils s’adoraient tous deux et ne vivaient que pour le bonheur l’un de l’autre. Que dire de plus ?

Sans doute, la vie était assez monotone, sur la Pointe Saint-André. Ceux qui habitaient là, soit à L’Aire, soit à La Hutte, étaient bien isolés et les distractions étaient rares. Cependant, cette monotonie n’était pas sans charme. Tout d’abord, les mariés, occupés l’un de l’autre, ignoraient jusqu’à l’ombre de l’ennui. Mme d’Artois, à peine accoutumée au confort et au luxe qui l’entourait, en était encore à se demander parfois si elle ne rêvait pas et si elle n’allait pas s’éveiller, un de ces matins, dans son triste alcôve de jadis. D’ailleurs, la surveillante et compagne était toujours fort occupée et les occupations, on le sait, sont les meilleurs chasse-spleen qui soient. Quant aux domestiques, ils étaient habitués au genre de vie qu’on menait, à L’Aire, et ils ne s’en plaignaient pas.

Après le retour des mariés de leur voyage de noces, et durant tout le mois de septembre et d’octobre, l’automne ayant été exceptionnellement beau, Claude et Magdalena, presque toujours accompagnés de Mme d’Artois, avaient fait bien des excursions, dans L’Aiglon, soit aux Pèlerins, soit à l’île aux Lièvres, soit au Portage, ou à la Rivière-du-Loup. Puis il y avait eu les promenades en voiture ou à cheval.

Le cheval que Claude avait acheté, à Victoria, et qui ressemblait tant à Albinos, était installé dans les écuries de L’Aire, maintenant. C’était une superbe bête, qu’on pouvait confondre facilement avec Albinos.

— Mais je préfère Albinos, tout de même, avait dit Magdalena à son mari un jour, quoique la différence entr’eux soit presque nulle… La nouvelle bête est vraiment le spectre d’Albinos, ne trouves-tu pas, Claude ? avait-elle ajouté en riant.

— Tiens ! s’était écrié Claude. Tu viens de me suggérer un nom pour notre nouvelle acquisition : nous la nommerons Spectre… Spectre, tu sais… le Spectre d’Albinos, tu comprends.

Lorsqu’ils sortaient à cheval tous deux, montés sur Albinos et Spectre, ces splendides bêtes, blanches comme de l’albâtre, produisaient une certaine sensation dans le village de Saint-André et même au Portage.

— Quels chevaux superbes, hein ! disait-on.

— Quels sont ces gens ? demandait parfois un étranger.

— Ce sont les gens de L’Aire, un splendide domaine, sur la Pointe Saint-André… Ce monsieur, c’est M. de L’Aigle ; on dit qu’il adore sa jeune femme, qui le lui rend bien d’ailleurs.

— Il peut bien l’aimer ! s’exclamait-on. Elle est bien belle !

— Elle est charmante et douce aussi Mme de L’Aigle !

Lorsqu’arriva l’automne, que L’Aiglon eut été emballé et que le chemin carrossable n’existait plus, Claude et sa femme durent se contenter de ne plus sortir qu’à cheval, ou bien, ils faisaient de longues marches sur la Pointe, accompagnés du fidèle Froufrou.

Les veillées se passaient toujours agréablement, à L’Aire ; même, on les trouvait généralement trop courtes. Soit qu’on fit la lecture à haute voix dans la bibliothèque ou dans le corridor d’entrée, soit qu’on fit de la musique, dans le salon. Ordinairement, Mme d’Artois se mettait au piano et accompagnait Claude et Magdalena, qui jouaient, eux, soit la harpe, soit la mandoline, soit la guitare, soit le violon, ou le violoncelle. Cela formait un harmonieux trio, et même, les domestiques laissaient entr’ouvertes leurs portes de chambre, afin de pouvoir jouir de ces concerts. Les mariés avaient apporté une grande quantité de musique d’orchestre, de l’Europe, et rien ne les amusait comme de déchiffrer les partitions les plus difficiles. De plus, Magdalena prenait des leçons de harpe, de son mari, et déjà, elle jouait de cet instrument fort joliment.

Pour les « fêtes », on avait eu la visite de Thaïs, Mme de St-Georges. Elle avait passé quinze jours à L’Aire et elle avait été la très bienvenue. Magdalena aimait beaucoup Thaïs, qu’elle avait connue intimement, ayant passé près d’une semaine chez elle, à Toronto, à leur retour d’Europe. Inutile de le dire, Zenon Lassève et Séverin Rocques avaient pris les dîners de Noël, du jour de l’an et des Rois, à L’Aire, eux aussi, et ils s’étaient déclarés enchantés de Mme de St-Georges.

Dans les premiers jours du mois de mars, Claude dut s’absenter. Une lettre, reçue, un matin, l’obligeait à partir, sans retard. Ce fut le premier chagrin de Magdalena que le départ de son mari. Mais elle s’était promise d’être raisonnable, de ne pas faire de « scènes », en ces occasions. Même avant de se marier, elle savait que Claude s’absentait assez souvent, pour assister à des conférences sur l’astronomie, etc., etc., et elle s’était jurée à elle-même qu’elle ne s’opposerait jamais à son départ.

— Seras-tu longtemps absent, mon Claude ? lui avait-elle demandé seulement.

— Quatre ou cinq jours, au plus, ma Magda, lui avait-il répondu. Je ne te laisse pas seule, heureusement ; Mme d’Artois est avec toi, et je sais qu’elle prendra bien soin de toi, ma chérie.

Ces cinq jours avaient, malgré toute sa bonne volonté, paru longs à la jeune femme, quoiqu’elle eut trouvé le moyen de se distraire. Tout d’abord, le lendemain du départ de son mari, elle avait proposé à Mme d’Artois de l’accompagner à La Hutte.

— Mais, comment vous proposez-vous d’y aller, Magdalena ? avait demandé Mme d’Artois. Les chemins sont impassables, vous le savez… Sûrement, vous ne songez pas à faire le trajet à cheval ?

— Oh ! non, bien sûr ! Quoiqu’Eusèbe serait une bonne escorte. Mais je ne tiens pas à me rendre à La Hutte ainsi… Nous pouvons fort bien marcher jusque là, n’est-ce pas ?

— Marcher jusqu’à La Hutte, Magdalena ! s’écria Mme d’Artois.

— Pourquoi pas ? Ce n’est pas une bien longue marche et…

— Oh ! Pour moi, ce n’est rien ; mais je craindrais que cela vous fatigue énormément, Magdalena !

— Je ne le crois pas… Et puis, le médecin m’a prescrit des promenades en plein air, à pied surtout… Il est dix heures. En partant, sans retard, nous arriverons à La Hutte pour le dîner.

— Nous pouvons toujours essayer…

— Ce sera un véritable pique-nique, Mme d’Artois, dit Magdalena en souriant. Nous emporterons des provisions dans un panier. Il doit y avoir quelque chose, de cuit, à la cuisine ; quelque chose de bon, n’est-ce pas ?

— Je vais m’en assurer, répondit Mme d’Artois en se levant et quittant le corridor d’entrée, où venait d’avoir lieu cette conversation.

Bientôt, elle revint et annonça que Candide allait préparer un panier de mets fort délectables ; entr’autres, des perdrix, toutes prêtes à être mangées. Rosine apporterait le panier, aussitôt que ce serait prêt.

Lorsque Magdalena revint dans le corridor, accompagnée de Mme d’Artois, toutes deux habillées et prêtes à partir, Rosine arrivait, chargée du panier de provisions.

— Merci, Rosine, dit Mme d’Artois.

Magdalena jeta les yeux sur la fille de chambre et elle ne put s’empêcher de sourire : évidemment, Rosine eut donné tout au monde pour les accompagner.

Magdalena, tout comme Mme d’Artois, aimait beaucoup la jeune fille, qui lui était toute dévouée d’ailleurs ; elle lui dit donc :

— Nous allons à La Hutte, Rosine. Aimeriez-vous à nous accompagner ?

— Oh ! Madame ! s’écria Rosine, au comble du bonheur. Quelle bonté de votre part ! Moi qui aime tant M. Lassève et M. Rocques !

— Nous allons vous emmener, Rosine, mais hâtez-vous, car nous partons dans moins de dix minutes.

— Le temps de mettre mon chapeau et mon manteau et je reviens, Madame, promit la jeune fille.

— Dites à Candide, ou à Eusèbe, si vous le rencontrez, qu’il n’est pas certain que nous revenions ce soir. Je serai peut-être trop fatiguée ; nous coucherons probablement à La Hutte.

— Bien, Madame, répondit Rosine, qui partit, presque courant.

Il était dix heures et quart quand les trois femmes partirent, accompagnées de Froufrou, qui les précédait en aboyant joyeusement. La distance n’était pas longue, de L’Aire à La Hutte, et sur un terrain planche, ce n’eut été qu’une promenade agréable de trois quarts d’heure à peu près. Mais le sentier était fort accidenté ; il fallait parfois escalader des rochers, puis les redescendre ensuite. Ce qui fait que, arrivée à moitié chemin, Mme d’Artois s’aperçut que Magdalena paraissait fatiguée, ce qui ne manqua pas d’inquiéter beaucoup la surveillante et compagne. Et pas un endroit où l’on pouvait se reposer ! Les rochers étaient encore recouverts de neige ; c’eut été imprudent de s’y installer, de s’y attarder même.

Enfin, on arriva à La Hutte. La surprise et la joie de Zenon Lassève et de Séverin Rocques furent excessives, on n’en doute pas ; mais lorsqu’ils apprirent que les trois femmes avaient parcouru le trajet à pied, Zenon trembla pour Magdalena.

— N’est-ce pas très imprudent ce que tu as fait, Magdalena ? demanda-t-il.

— Je ne crois pas, mon oncle. Je suis un peu fatiguée il est vrai ; mais je vais me reposer un peu, et bientôt, ça n’y paraîtra plus. Chose certaine, cependant, c’est que je ne retournerai pas à L’Aire aujourd’hui.

— Je le crois bien ! s’écrièrent-ils tous.

— Si, au moins… commença Zenon.

— Ne soyez pas inquiet à mon sujet, je vous prie, oncle Zenon, fit Magdalena. Cette marche me fera beaucoup plus de bien que de mal, j’en suis convaincue.

— Je l’espère ! murmura Zenon.

La jeune femme consentit cependant à se retirer dans sa chambre et de se coucher, jusqu’à l’heure du diner et tandis que Mme d’Artois, aidée de Rosine préparaient le repas. Lorsqu’elle prit place à table, un peu plus tard, Magdalena se déclara parfaitement remise de ses fatigues.

— Sais-tu, Magdalena, lui annonça Zenon, je vais construire une cabane à mi-chemin, entre L’Aire et La Hutte, dès le mois de mai ; ça sera un lieu de repos, qui pourra se chauffer facilement, à l’aide d’un poêle à l’huile. Hein ? Qu’en penses-tu ?.

— Je pense… J’ai toujours pensé, mon oncle, que vous finiriez par construire tout un village sur la Pointe Saint-André, répondit, en riant, la jeune femme. Mais votre idée est excellente et je l’approuve fort.

Depuis qu’on était à La Hutte et tandis que Zenon Lassève et Magdalena causaient ensemble, Mme d’Artois paraissait mal à l’aise. Il avait été convenu qu’en la présence d’étrangers, Zenon appelerait Magdalena « Mme de L’Aigle» et que celle-ci appellerait Zenon « M. Lassève ». En agissant ainsi, on éviterait bien des commentaires. Or, ne voilà-t-il pas qu’ils avaient oublié, tous deux, la présence de la fille de chambre de L’Aire

Après le diner, alors que Magdalena, accompagnée de Zenon et de Séverin, était allée rendre visite à Rex, Rosine dit à Mme d’Artois :

Mme d’Artois, j’ai vu que vous paraissiez mal à l’aise, tout à l’heure ; de fait, depuis notre arrivée à La Hutte… Mais, ne craignez rien, chère Madame, je continuerai à être discrète.

— Vous… continuerez… à être discrète, Rosine ?… Que voulez-vous dire ?

— J’ai deviné tout de suite… ou plutôt, j’ai reconnu immédiatement Mme de L’Aigle, à son retour de voyage de noces… Théo, le petit pêcheur et batelier… Oui, je l’ai reconnue…

— Ô ciel ! s’écria Mme d’Artois.

— Ne craignez rien, Madame, reprit Rosine, car je suis seule, à L’Aire qui ait reconnu Mme de L’Aigle. Je me suis tue, vous le pensez bien, et je continuerai à me taire. Que Mme de L’Aigle ait jugé à propos de se déguiser en garçonnet, lorsqu’elle était jeune fille alors qu’elle était obligée de mener une vie tout à fait sauvage, sur cette pointe, cela n’a pas de quoi étonner, et, chose certaine, ce ne sont pas les affaires de qui que ce soit. Ainsi, Mme d’Artois, ne soyez plus mal à l’aise, ni inquiète, lorsque Mme de L’Aigle donnera à M. Lassève le titre d’oncle, en ma présence, ou que M. Lassève tutoiera Mme de L’Aigle… je suis, vous le savez, toute dévouée à Madame ; j’aimerais mieux mourir que de la trahir !

— Cela, je le crois sans peine, Rosine !

— Vous m’excusez bien d’avoir abordé ce sujet, n’est-ce pas, Mme d’Artois ?… C’est parce que…

— Je comprends parfaitement, Rosine et je vous remercie de m’avoir rassurée. Et puis, je tiens à ajouter que, si quelqu’un, à L’Aire, devait reconnaître Mme de L’Aigle, je préfère que ce soit vous, plutôt qu’un ou une autre, dit Mme d’Artois en souriant. Je ne crois pas que personne autre que vous ne soupçonne…

— Non, personne. Je m’en suis assurée, adroitement, Mme d’Artois.

Zenon accompagna les trois femmes, lorsqu’elles retournèrent à L’Aire le lendemain après-midi, ne revenant lui-même à La Hutte que le surlendemain.

— Tout cela créait des distractions. Le reste du temps, jusqu’au retour de Claude, Magdalena l’employa à lire, à broder, à pratiquer la harpe, ou bien elle errait dans les serres, à la grande joie de Xavier. Celui-ci n’avait pas manqué de parler, plus d’une fois, à Mme de L’Aigle, du jeune garçonnet, M. Théo, le neveu de M. Lassève de La Hutte ; combien cet enfant avait admiré les serres de L’Aire, surtout celle des roses !

— Tout comme vous, Madame, cet enfant adorait les roses, avait dit Xavier à la jeune femme. Cher petit ! avait-il ajouté. Je pense à lui souvent !

— Où est-il maintenant ce garçonnet, Xavier ? avait demandé Magdalena, afin de s’assurer que le jardinier n’avait aucun soupçon.

— Ah ! Il est allé retrouver sa mère, loin, bien loin… dans la province d’Ontario, ce cher petit.

Claude revint de son voyage enfin, et la joie régna de nouveau en maître à L’Aire, mais surtout dans le cœur de Magdalena, qui aimait tant son mari.

Le printemps commença de bonne heure, cette année-là et ce fut une saison exceptionnellement belle.

Dès les derniers jours de mai, on commença à faire de grands préparatifs, en vue de célébrer l’anniversaire du mariage de Claude et de Magdalena, et le 2 juin, L’Aire était en fête. Nos amis de La Hutte étaient présents, inutile de le dire.

Or, au moment où l’on se mettait à table pour le grand dîner d’anniversaire, on entendit sonner à la porte d’entrée. Claude et Magdalena, Mme d’Artois et les invités se regardèrent étonnés : il était rare, on le pense bien, qu’on eut des visiteurs, à L’Aire.

Soudain, des pas pressés s’approchèrent de la salle à manger, puis la porte ayant été ouverte par Eusèbe, celui-ci annonça :

— Madame de St-Georges !

— Thaïs ! s’écria Magdalena, accourant au-devant de leur visiteuse.

— Pensiez-vous vraiment, braves gens, dit Thaïs en riant, que vous alliez célébrer l’anniversaire de votre mariage, sans moi ?

— Vous êtes la bienvenue mille et mille fois, Thaïs, vous n’en doutez pas ! répondit Claude.

— Oh ! Magdalena m’a invitée, par lettre, vous savez, Claude, et je suis venue. Me voilà ! Et même, je vous en avertis, je me propose d’être toute une semaine ici.

Aussitôt que vint l’obscurité, ce soir-là, L’Aiglon, tout pavoisé, se détacha du rivage et alla se poster à un mille au large. Le yacht contenait tous nos amis. Alors, des feux d’artifice furent lancés, du rivage et du yacht, et cela dura plus qu’une heure.

Il était minuit, lorsque Magdalena se déclarant lasse, se retira dans sa chambre. Thaïs était, depuis près d’une heure, dans les bras de Morphée, car elle était un peu fatiguée de son voyage.

Magdalena, revêtue d’un négligé, venait de s’installer dans un fauteuil avec un livre, (car elle allait lire, jusqu’à ce que le sommeil la prit), lorsqu’on frappa à sa porte de chambre.

— Entrez ! dit-elle. Ah ! ajouta-t-elle aussitôt. C’est vous, Mme d’Artois ? Asseyez-vous je suis contente que vous veniez me tenir compagnie.

— Vous devez être bien fatiguée, Magdalena ! s’écria Mme d’Artois.

— Un peu, je l’avoue… Mais, Mme d’Artois, je suis si heureuse, si heureuse ! N’est-ce pas qu’il a été parfait ce jour anniversaire de notre mariage ?

— Certes, oui !… Je crois, Magdalena… non, j’en suis sûre… que vous êtes la femme la plus heureuse du monde.

— Vous pouvez en être sûre, répondit la jeune femme en souriant. Claude est le modèle des maris et… Mais, reprit-elle, tandis qu’un léger nuage paraissait un instant sur son front, dites-moi franchement, Mme d’Artois… croyez-vous que nous ayons le… le droit d’être aussi parfaitement heureux que nous le sommes, Claude et moi, en ce monde ?

— Mais… Sans doute, chère enfant ! Pourquoi pas ? En voilà une étrange question !

— Pourtant… Je… Je… ne sais pas… murmura la jeune femme. Ne sommes-nous pas en ce monde pour souffrir, pour gagner le ciel ?…

— Allons ! Allons, Magdalena ! s’écria Mme d’Artois. Vous êtes heureuse parce que vous méritez de l’être…

— Ah ! Mme d’Artois ! Combien de femmes, en ce monde, toutes à leur devoir pourtant, qui mériteraient d’être heureuses et qui ne le sont pas !

— Je ne conteste pas cela, ma pauvre enfant… Vous êtes plus chanceuse que bien d’autres ; voilà. Le bonheur, fondé sur l’accomplissement de son devoir, n’a pas lieu d’inquiéter… d’effrayer, encore moins, croyez-le.

— Non, n’est-ce pas ?… Par moments, cependant, je me demande si… si… ça peut durer… ce bonheur… Je suis trop heureuse, voyez-vous, ma bonne amie, fit Magdalena en frissonnant. On dirait, parfois, le calme parfait avant la tempête… Peut-être que nous avons de grandes épreuves en réserve…

— Voyons, Magdalena ! Ne vous mettez pas martel en tête, je vous prie ! Couchez-vous plutôt, chère enfant et essayez de dormir. Vous êtes fatiguée, ça se comprend, et c’est pourquoi il vous passe de telles idées dans l’esprit. Demain, il n’y paraîtra plus et, je le prédis, vous redeviendrez gaie comme pinson.

Mais le charmant visage de la jeune femme restait attristé.

Mme d’Artois, dit-elle, d’une voix remplie de larmes, comprenez-vous cela ? mon bonheur me fait peur… oui, peur… C’est comme si j’avais le pressentiment de… de… quelque catastrophe… que sais-je ?… Il me semble, souvent, qu’il faut qu’il arrive quelque chose. Et elle fondit en sanglots, au grand découragement de Mme d’Artois.

— Ma pauvre enfant, fit Mme d’Artois, suivez mon conseil : couchez-vous et dormez. Vous êtes épuisée de fatigue et profondément énervée, en ce moment. Je vais vous préparer une potion calmante immédiatement. Quand vous aurez bien dormi, vous vous sentirez mieux, et demain, je vous le prédis, vous serez la première à rire de ce que vous appelez vos « pressentiments ».

La potion calmante ayant été préparée, Magdalena la but docilement et bientôt, Mme d’Artois eut la satisfaction de voir la jeune femme plus calme, déjà presque reposée.

— Bonne nuit, Magdalena, dit-elle en déposant un baiser sur le front de la jeune femme. Et puissiez-vous être heureuse toujours, comme vous l’avez été, en ce jour anniversaire de votre mariage !

— Merci, chère Mme d’Artois ! Et bonne nuit, à vous aussi, répondit Magdalena, d’une voix remplie de sommeil.