Le mystérieux Monsieur de l’Aigle/04/05

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 96-98).

V

CE QU’ANNONÇAIT L’ENTÊTE

Le Docteur Thyrol était installé à Saint-André depuis deux ans seulement. La malchance l’ayant poursuivi, à la ville, il avait résolu de tenter fortune dans un village.

C’était un bien brave homme, le Docteur Thyrol ; un homme capable aussi. Mais, que voulez-vous ? de jeunes médecins étaient venus s’établir dans le même quartier que lui, à la ville, et vite, ils lui avaient enlevé sa clientèle. Ces jeunes médecins soignaient les malades au moyen de procédés modernes et, presqu’inconsciemment, sans malice assurément, l’homme plus âgé avait été abandonné. Pourtant, il en avait soigné et guéri plus d’un et en plus d’une occasion ! Ainsi va le monde et il n’y a pas à le changer : le nouveau l’intrigue et l’attire toujours.

Le Docteur Thyrol avait cinquante-cinq ans. Il était marié, et sa femme était une personne intelligente, aimable, intellectuelle et très douée. Sans doute, Mme Thyrol eut de beaucoup préféré ne pas quitter la ville, où elle avait toujours vécu ; mais elle savait que « qui prend mari prend pays », et elle avait essayé de paraître gaie à la pensée d’aller demeurer à Saint-André, afin de ne pas décourager son époux.

Bien vite, les villageois étaient accourus au bureau de leur médecin et tous avaient en lui une extrême confiance ; confiance bien placée, on le sait. La clientèle devint nombreuse, quoique peu payante, à cause du tarif, qui n’était pas aussi élevé pour les médecins de campagne que pour les médecins des villes. Qui expliquera le pourquoi de cela ?… Car, on ne saurait en douter, rien n’est fatigant et épuisant comme la pratique de la médecine à la campagne.

M.  et Mme Thyrol s’arrangeaient bien cependant, à Saint-André, où les loyers étaient peu chers et le coût de la vie peu élevé.

Mme Thyrol avait une ambition, ou plutôt un désir, pourtant ; c’était que son mari eut pour clients les de L’Aigle. Mais M.  et Mme de L’Aigle se faisaient soigner par un médecin de la Rivière-du-Loup et ils ne l’abandonneraient pas pour celui de Saint-André. Il y avait aussi le personnel de L’Aire ; ce serait de bonnes pratiques pour son mari que ces gens… Inutile d’y penser cependant.

Mais, un soir du mois d’octobre, vers les onze heures, on frappa à la porte de la maison des Thyrol. Le médecin sortit sur le balcon du deuxième étage et il vit un homme monté sur un grand cheval, blanc comme de l’albâtre.

— Qui est là ? demanda-t-il.

— C’est Eusèbe, un domestique de L’Aire, lui fut-il répondu. Vous êtes le Docteur Thyrol, n’est-ce pas ?

— Oui, je suis le Docteur Thyrol. Qu’y a-t-il ?

— Je suis venu vous chercher, Docteur. Mme de L’Aigle… Elle est très malade.

Mme de L’Aigle ? Ah ! Je descends dans quelques instants.

— Il vous faudra faire le trajet à cheval, tout comme moi, Docteur, dit Eusèbe. J’espère que votre cheval…

— Jumbo, mon cheval, est aussi une bonne bête de selle, assura le médecin.

Tout en endossant ses habits, le Docteur Thyrol disait à sa femme :

— Leola, on vient me chercher. C’est un domestique de L’Aire. Mme de L’Aigle est très mal parait-il.

— Ah !… La pauvre petite femme ! répondit Mme Thyrol, sa première pensée étant toute de compassion pour la jeune malade.

— Je ne reviendrai que lorsqu’on n’aura plus besoin de moi, Leola, dit le médecin. Ainsi, ne sois pas inquiète si je retardais mon retour d’une journée, de deux même.

— Enfin ! se disait Mme Thyrol, après le départ de son mari. Ernest va donc avoir ses entrées à L’Aire ! Une fois qu’il y aura été admis comme médecin, je suis sûre qu’il y restera, car, pour être un bon médecin, Ernest n’a pas son pareil !

Lorsque le docteur Thyrol pénétra à L’aire, il fut vraiment épaté du luxe qui l’entourait. Qui aurait pu soupçonner qu’il y avait un pareil château sur cette pointe isolée ! Étant entré dans la bibliothèque, la plus belle, la plus considérable, la plus riche du pays assurait-on, et voyant Magdalena étendue, sans connaissance, sur une chaise-longue, il fut pris d’une grande compassion. Il se trouvait en face d’une toute jeune femme, entourée de luxe ; d’une femme qui n’était jamais à la peine d’exprimer un désir probablement, puisque ses moindres caprices devaient être satisfaits immédiatement… Cependant, elle allait peut-être mourir !… Car le médecin n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur la malade qu’il comprit que son état était très critique.

— Depuis quand Mme de L’Aigle est-elle dans cet état ? demanda le médecin, lorsqu’il eut tâté le pouls et ausculté le cœur de la malade

— Depuis… Je ne sais pas… balbutia Claude, d’une voix remplie de sanglots.

— Nous avons essayé de ramener Mme de L’Aigle à sa connaissance par tous les moyens possibles, d’abord ; mais, n’y parvenant pas, nous vous avons envoyé chercher immédiatement, docteur, répondit Mme d’Artois.

— Qu’est-ce qui a déterminé cet évanouissement ? demanda le docteur Thyrol, s’adressant à Mme d’Artois, cette fois.

Elle pâlit. Il lui faudrait donc raconter l’incident de l’entête du journal ? Or, qui pourrait dire quels résultats cela aurait pour l’avenir ? Malheureusement, Magdalena avait des secrets à cacher et… Cependant, son devoir lui dictait de communiquer au médecin ce qu’elle soupçonnait.

— Elle a excessivement peur du vent, fit soudain la voix de Claude, et cette sorte de cyclone que nous avons eu, l’a horriblement effrayée. Puis, il s’est produit une panique parmi les domestiques…

Mais le médecin n’écoutait plus les explications qu’on lui donnait ; penché sur Magdalena, il la vit tressaillir deux ou trois fois… Allait-elle reprendre connaissance ? Non. C’était plutôt infiniment grave et dangereux ces tressaillements… Il fronça les sourcils et une expression d’inquiétude se peignit sur son visage.

Levant les yeux, le regard du docteur Thyrol croisa celui de Mme d’Artois ; elle aussi avait compris ; elle aussi pressentait l’état de gravité de la jeune femme, c’était évident.

— Il va falloir transporter Mme de l’Aigle dans sa chambre, la déshabiller et la mettre au lit immédiatement, dit le médecin.

— La chambre de Mme de L’Aigle est au deuxième ; comment la transporter ? demanda Mme d’Artois. Ce canapé, reprit-elle, en désignant le large et confortable canapé de la bibliothèque.

— Lorsque la malade reviendra à sa connaissance, il serait préférable qu’elle se vit dans sa chambre à coucher, je crois, fit le médecin. Jeune fille, ajouta-t-il, en s’adressant à Rosine qui, retirée un peu à l’écart pleurait toutes ses larmes, ayez donc la bonté de dire au domestique qui est venu me chercher chez moi, de venir ici, sans perdre un instant. Vous me pardonnerez bien, n’est-ce pas, M. de L’Aigle, si je me permets de donner des ordres dans votre maison ? Ce n’est ni le temps ni l’occasion de…

— Donnez les ordres qu’il faut, docteur, répondit Claude ; non seulement aux domestiques, mais à nous aussi ajouta-t-il en désignant Mme d’Artois. Ma femme ! Ma Magdalena ! Ô mon Dieu ! sanglota-t-il.

Nous transporterons Mme de L’Aigle au deuxième, dans la chaise-longue ; en prenant d’infinies précautions, nous y réussirons, dit le médecin.

Magdalena fut installée dans sa chambre et couchée dans son lit. Elle était toujours évanouie. Le docteur Thyrol et Mme d’Artois étaient auprès d’elle ; Rosine était allée chercher un supplément de couvertures, dans une autre pièce ; Claude, dans le corridor, marchait de long en large ; il était littéralement fou d’inquiétude.

Soudain, Magdalena eut un de ces tressaillements qui avaient tant effrayé Mme d’Artois. Le médecin, encore cette fois, fronça les sourcils ; de nouveau aussi, ses yeux rencontrèrent ceux de l’amie de la jeune malade.

— Ces tressaillements, Docteur… murmura-t-elle. Ce sont…

— Ce sont de légères convulsions, Madame, répondit-il.

— Mon Dieu ! s’écria Mme d’Artois. Mais ! Elle va mourir cette enfant !

— Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir, répondit le médecin. Mais, ajouta-t-il, pauvre petite femme ! Je crains fort de ne pouvoir la tirer de là !

— Ce serait… Ô ciel ! Ce serait épouvantable ! Elle qui est si heureuse, qui est adorée de son mari, aimée de tous… Sauvez-la, docteur ! Sauvez-la ! Oh ! la pauvre petite !

— Vous pensez bien que je ferai l’impossible pour la sauver ; Dieu fera le reste… Il faut d’abord, des bouteilles d’eau chaude à ses pieds, puis de la glace sur sa tête.

— Je vais m’en occuper immédiatement, répondit Mme d’Artois. Rosine, reprit-elle, s’adressant à la fille de chambre, qui venait d’entrer, restez ici avec le docteur ; moi, j’ai affaire en bas.

En mettant le pied dans le corridor, Mme d’Artois se trouva en face de Claude ; son visage tout décomposé disait jusqu’à quel point il était inquiet.

— Magdalena ? demanda-t-il, d’une voix tremblote. Que dit le médecin, Mme d’Artois ?

— Je ne peux pas vous cacher que la pauvre enfant est bien malade, M. de L’Aigle, répondit Mme d’Artois en fondant en larmes. Le médecin veut des bouteilles d’eau chaude pour les pieds de Magdalena, et de la glace pour sa tête. Je vais voir à cela immédiatement.

— Elle n’a as repris connaissance alors ?

— Non. Pas encore, et c’est là ce qui inquiète le médecin. Mais, vous serez averti, M. de L’Aigle, aussitôt qu’elle reprendra connaissance. Pauvre Magdalena ! Elle avait, sans doute, le pressentiment de ce qui lui arrive aujourd’hui, lorsque, le jour anniversaire de son mariage, elle me disait que son bonheur lui faisait peur ; qu’il lui semblait qu’il ne pouvait durer.

— Elle vous a dit cela ma pauvre chérie, Mme d’Artois ? sanglota Claude. Mon Dieu ! ajouta-t-il, s’il fallait que je perde ma bien-aimée !

Ne désespérons pas conseilla Mme d’Artois. Le docteur Thyrol m’a l’air d’un homme très capable ; ayons confiance en lui… Mais, surtout, mettons notre confiance en Dieu !

Arrivée dans la cuisine, Mme d’Artois fut très surprise d’y apercevoir Candide. Ayant appris que Mme de L’Aigle était malade et supposant qu’on aurait besoin d’eau chaude, la cuisinière avait allumé le poêle et mis la bombe sur le feu.

— Vous m’apporterez les bouteilles d’eau chaude dans la bibliothèque, Candide, lui dit Mme d’Artois, et s’il vous plait dire à Eusèbe de casser de la glace et d’en monter immédiatement au médecin.

Elle courut presque, à la bibliothèque ensuite, car elle voulait voir le journal dont l’entête avait été presque fatal à Magdalena.

Oui, le journal était encore là où il était tombé, et vite, Mme d’Artois s’en empara. S’approchant de la table à écrire, sur laquelle brûlait une lampe, elle jeta un coup d’œil sur la première page, à l’entête de laquelle elle lut :

« DÉCOUVERTE D’UNE AFFREUSE
ERREUR JUDICIAIRE.

Arcade Carlin, de G…, mort sur l’échafaud, il y a huit ans était innocent du crime dont il fut accusé.

Martin Corbot (dit l’boscot) confesse le double crime de vol et d’assassinat. Arrestation du meurtrier ».

L’article référant à ce terrible drame était de quatre colonnes complètes ; mais, inutile de le dire, Mme d’Artois n’avait pas le temps de le lire. D’ailleurs, elle crut vraiment qu’elle allait, elle aussi, s’évanouir. Elle comprenait si bien ce qu’avaient dû être les sentiments de la fille d’Arcade Carlin en lisant cet entête !

— Pauvre Magdalena ! Pauvre, pauvre enfant ! se disait Mme d’Artois, en pleurant. Combien elle va regretter… si elle vit… de n’avoir pas tout dit à son mari ! Sans doute, elle lui racontera tout maintenant, de crainte que les journaux, en parlant du drame d’il y a huit ans, ne mentionnent le nom de la fille d’Arcade Carlin… Magdalena… C’est un nom assez rare… Et puis, on dira qu’elle a été adoptée par Zenon Lassève… Ils sont si indiscrets les journaux !

Elle s’assit près de la table à écrire et elle éclata en sanglots.

— Et lui, M. de L’Aigle… comment prendra-t-il cette nouvelle ? Il est bien bon M. de L’Aigle ; il adore sa femme aussi… mais il est si… si… correct, si… si fier, si… si aristocrate, si… si hautain et froid ! Ô mon Dieu ! Est-ce que l’heure des épreuves aurait sonné pour la pauvre petite ? Est-ce que l’ombre de l’échafaud va se dresser, dorénavant, entre Magdalena et son mari ; son mari qu’elle aime si follement ? Je le crains… oui, je le crains !

Mais entendant, dans le corridor, le pas lourd de Candide, Mme d’Artois glissa le malencontreux journal dans sa poche de robe, se proposant de le lire aussitôt qu’elle en aurait la chance.