Le naufrage de l’Annie Jane/Le récit/6

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Le fidèle messager (p. 31-illust).


CHAPITRE VI.

LA CATASTROPHE.


Pendant que nous nous encouragions ainsi mutuellement, et que de ferventes prières montaient de nos cœurs vers le Seigneur, un étrange tumulte régnait dans le salon. D’où venait-il ? Pourquoi un tel contraste ? Pourquoi étions-nous plus calmes à cette heure solennelle que la multitude affolée dont nous entendions les cris déchirants ? Étions-nous moins exposés qu’eux au danger ? Avions-nous une plus ferme espérance d’échapper à la mort ? Pas le moins du monde. D’où venait donc la raison de cette conduite si différente de la leur ? Tout enfant de Dieu, tout chrétien, le comprendra facilement. Dans notre cabine, il y avait des hommes, mortels comme les autres il est vrai, mais dont les cœurs étaient à Dieu. Ils croyaient au Seigneur Jésus-Christ dont le sang avait été versé pour eux, et leur espérance était inébranlable. Ils savaient qu’au delà de cette vie, après les souffrances et les angoisses, une vie glorieuse les attendait : ils s’en allaient vers le Père céleste.

Mais les passagers du salon n’avaient-ils point cette même espérance ? Le Seigneur seul le sait. Toutefois nous connaissons l’arbre à son fruit ; et, voyant ceux-là, devant la mort qui les attendait au fond des abîmes de l’océan, se sentir remplis de terreur et perdus à jamais, il est permis de dire qu’ils voulaient chasser, par leurs gémissements, et je pourrais presque dire, par leurs hurlements de douleur, le spectre hideux du « roi des épouvantements » qui les enserrait déjà dans son étreinte glaciale. S’ils avaient mis leur confiance en Jésus-Christ, ils auraient accepté la mort comme étant le passage de la souffrance à la joie et à la paix dans le sein de Dieu.

Je me suis encore éloigné de mon récit mais la position terrible dans laquelle nous nous trouvions ne justifie-t-elle pas ces quelques réflexions sur les devoirs de l’homme envers son Créateur ? Ceux-là seuls qui ont vu, comme moi, la mort de si près, me comprendront.

Nous étions toujours dans la cabine lorsque monsieur van Buren nous fit remarquer que l’eau y entrait rapidement. Le navire était fortement incliné sur le côté et l’eau pénétrait à l’intérieur par les interstices du plancher ; ce qui nous fit croire que nous coulions à


« Au même instant une lame énorme ouvrit le flanc du vaisseau »

fond. Des clameurs étouffées partaient de l’entrepont au-dessous de nous, et nous avertissaient du danger qui nous menaçait. Au même instant une lame énorme ouvrit le flanc du vaisseau, et les vagues entrèrent avec impétuosité. Nous montâmes sur les malles qui se trouvaient là afin de prolonger encore notre existence de quelques instants. Un terrible craquement se fit entendre de suite, l’eau monta et nous couvrit bientôt ; le naufrage s’était accompli.

Plongé dans de profondes ténèbres, enseveli sous l’eau, je ne pouvais respirer, et je fus persuadé que c’en était fait de nous tous. Ô bonheur ! l’eau baissa de quelques pouces et je respirai avec délices. J’appelai messieurs van Buren et Vernier : point de réponse. De faibles gémissements se faisaient entendre autour de moi. Je reconnus à mes pieds, la voix des deux enfants de monsieur Kempf qui disaient : « Papa, pa… pa… nous…allons… vers Jésus !… » Pauvres enfants ! Je ne pouvais leur porter aucun secours, étant moi-même comme prisonnier : je me sentais le bras fortement serré sans pouvoir en expliquer la cause. Tout ce que je me rappelle, c’est que lorsque l’eau entra dans le vaisseau, je cherchai naturellement à m’élancer au-dessus des flots, et passai ma main sur la porte. Mon autre bras se trouva pris dans une de ces ouvertures pratiquées dans les cloisons des cabines pour y faire pénétrer la lumière du salon. Plus tard je découvris que la chute du mât de poupe avait couvert le pont de débris, et c’était là ce qui me retenait prisonnier. Au bout de quelques secondes, l’eau monta de nouveau et me couvrit une seconde fois. Ayant pu respirer dans l’intervalle, je restai sous l’eau sans me sentir suffoquer. J’avais déjà avalé une quantité considérable d’eau quand je réussis à mettre la tête au-dessus des vagues et éviter une prompte mort. Environ quinze minutes se passèrent ainsi. Tout était silencieux autour de moi. C’était le silence de la mort. Ceux qui avaient échappé à l’élément déchaîné se trouvaient sur le pont : les autres étaient dans l’éternité. Je serais resté dans cette situation jusqu’à ce que quelqu’un me portât secours, si une vague ne fût venue imprimer une violente secousse au bâtiment, et me délivrer de ma position périlleuse. Je fus précipité dans la cabine du capitaine Mason. Mais grâce à Dieu et à quelques efforts surhumains, je parvins à me placer sur un objet solide et assez élevé pour me permettre de respirer librement.

Je ne saurais dire combien de temps je restai là. J’étais d’une faiblesse extrême, et mes idées devenaient confuses. J’allais peut-être succomber en ce moment, et déjà, je priais, pour la dernière fois, le Dieu Tout-Puissant de me recevoir dans son beau ciel, quand j’aperçus, en regardant devant moi une faible lueur. Je me rappelai aussitôt qu’elle venait de la fenêtre du pont, et je pensai que c’était un moyen que le Seigneur me donnait pour sortir du tombeau où j’étais enseveli vivant.

Je me traînai jusqu’au dessous de la fenêtre, posant la main tantôt sur un cadavre glacé, tantôt sur les débris qui remplissaient le salon et ne laissaient que peu d’espace entre moi et le plafond. Au moyen d’un tonneau, je montai sur le pont : là, le spectacle quoique différent n’en était pas moins horrible. La nuit était toujours très noire ; le vent soufflait avec force, et les vagues écumantes balayaient constamment les débris du bâtiment. Malgré l’obscurité profonde, je pus voir assez bien où nous étions. À peu de distance de l’endroit où se trouvaient réunis ceux qui avaient échappé au naufrage, je voyais l’extrémité de la proue du vaisseau plongée dans la mer ; la partie sur laquelle nous étions, large d’environ quinze pieds, était à peu près recouverte d’eau et très inclinée. Serrés les uns contre les autres pour se réchauffer et se protéger contre les vagues qui s’abattaient constamment sur eux. Les naufragés remerciaient Dieu cependant de les avoir épargnés.

Le temps était froid et humide. Presque gelé et mouillé jusqu’aux os, affaibli par la souffrance, je cherchai à me placer au milieu du groupe, mais ne pus y parvenir. Je cherchai aussi monsieur Vernier et mes autres compagnons de voyage, mais sans succès. Je les crus tous morts. Malgré les morsures du froid, j’étais encore moins à plaindre que beaucoup d’autres, ayant eu le soin de me vêtir chaudement. Quelques jeunes femmes, à demi-nues tremblaient à mes côtés. Je pris mon paletot et leur en fis une espèce d’abri afin de les protéger, sinon contre le froid, du moins contre la fureur des flots. Le froid devenait si intense que j’en vis plusieurs tomber dans un fatal engourdissement, se coucher sur le pont et bientôt mourir à nos pieds. Pendant cette nuit affreuse, sept de nos compagnons périrent ainsi. Nos cœurs se brisaient : mais que pouvions-nous faire pour eux ? Nous avions beau les frictionner vigoureusement, rien n’y faisait pour les faire sortir de leur torpeur, sinistre avant-coureur de la mort. De temps à autre, nous jetions de grands cris dans l’espoir de nous faire entendre des habitants de l’île. Pour toute réponse, nous n’entendions que les sifflements du vent et les sourds grondements de l’océan en furie dont les vagues déferlaient avec violence. Aucun moyen de gagner le rivage, et force nous fut de passer ainsi la nuit.

Ô ! qu’elles furent longues ces tristes heures ! Que de sombres pensées remplirent alors nos âmes ! Flottants entre la crainte et l’espérance, nous ne pouvions que prier Celui qui nous avait arrachés à la mort. Nous ne savions même pas si le sort de nos infortunés compagnons ne nous était pas réservé. Notre existence tenait à si peu de chose : à quelques planches mal jointes qu’un coup de mer pouvait briser en nous engloutissant au fond de l’abîme.


Le Naufrage de l’Annie Jane.