Le naufrage de l’Annie Jane/Le récit/7

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Le fidèle messager (p. 41-illust).


CHAPITRE VII.

APRÈS LE NAUFRAGE.


Vers trois heures du matin (29 septembre), le vent diminua de violence : le ciel commençât à s’éclaircir, et nous distinguâmes quelques étoiles au firmament : les vagues s’apaisèrent, peu à peu, et nous sentîmes l’espérance renaître dans nos cœurs. Enfin le jour parut : que le crépuscule nous parut beau ce matin-là ! Comme nous étions heureux de saluer l’aurore naissante, précurseur d’une lumière que nous pensions ne devoir plus contempler ! Les objets qui nous entouraient devinrent alors visibles. Ce que nous avions pris pour des rochers en avant du navire, n’étaient qu’un des bancs de sable, couverts d’épaves, tristes indices de notre infortune. Sur le rivage nous ne voyions aucun être humain.

Bientôt le soleil se leva à l’horizon, radieux comme en un jour de fête, et ses rayons communiquèrent à nos corps la chaleur dont ils avaient tant besoin. Notre groupe se dispersa alors dans différentes directions, et j’aperçus monsieur van Buren. Transporté de joie, je me jetai à son cou, et nous nous embrassâmes avec larmes. « Où est monsieur Vernier ? » fut de suite notre question mutuelle. Notre réponse, à tous deux, fut négative. Nous ne l’avions point vu. Monsieur van Buren me raconta alors la manière dont le Seigneur l’avait lui aussi, arraché à la mort.

« Lorsque l’eau entra dans le vaisseau, me dit-il, je fus jeté hors de la cabine sur la table du salon. Comme il n’y avait que peu d’espace entre le plafond et cette table et que je ne pouvais me tenir debout, je cherchai de mes mains à droite et à gauche et je trouvai la fenêtre du pont. J’en brisai les barreaux avec l’aide de quelques personnes ; je montai le premier sur le pont et je fis monter les autres après moi. Comme vous j’y passai toute la nuit. »

Après que je lui eus raconté aussi de quelle manière j’avais été délivré, nous vîmes le capitaine Mason et plusieurs autres personnes sortir des cabines. Ni monsieur Vernier ni nos autres amis n’étaient visibles, et le capitaine n’en savait guère plus que nous à ce sujet. Tout à coup, nous aperçûmes quelques hommes sur le rivage. Un cri de joie partit du vaisseau, et nous leur fîmes signe de venir à notre secours. Ils semblèrent ne pas nous comprendre. Nous constatâmes alors qu’une assez grande distance nous séparait d’eux et nous vîmes que la mer baissait. À l’aide d’une perche, un matelot trouva qu’il n’y avait que cinq pieds d’eau autour du vaisseau. Un autre se glissant le long du mât de poupe dont une extrémité reposait sur le pont et dont l’autre était tombée du côté de la terre ferme, y attacha une forte corde. Un des bouts de cette corde fut solidement attaché sur le rivage : nous étions sauvés.

Je descendis avec monsieur van Buren pour voir si quelqu’un des nôtres ne se trouvaient pas dans les cabines. En entrant dans notre cabine, nous vîmes monsieur Cornu occupé à changer d’habits. Nous le croyions mort, l’ayant laissé couché dans un lit. Se trouvant dans l’alcôve supérieure, il avait pu échapper à la mort. Si nous étions restés dans cette cabine, pas un de nous n’eût péri. Mais les voies de Dieu ne sont pas nos voies et ses pensées ne sont pas nos pensées. Nos amis Kempf avaient quitté ce monde pour une vie meilleure. Monsieur Vernier, lui aussi, était allé rejoindre son Sauveur, celui au service duquel il avait consacré sa vie.

Nos effets étaient presque tous secs. Le capitaine fit porter à terre les siens et les nôtres. Je voulais fermer ma malle à clef — petit détail dont on verra la raison tout à l’heure — mais la douleur que j’éprouvais au bras gauche m’en empêcha. Nous partîmes alors pour aller nous réchauffer aux maisons voisines, ayant confié nos effets au jeune monsieur Taylor, notre maître d’hôtel et aussi notre interprète. Monsieur Cornu resta avec les matelots pour les aider à trouver les cadavres et surtout ceux de nos amis. Dès que nous fûmes sur le rivage, un sentiment de joie et de reconnaissance inexprimable envers Dieu remplit nos cœurs. Il est difficile de se représenter ce que nous éprouvions, après avoir échappé à un si grand danger. Jamais je n’oublierai l’impression de ce moment.

La maison vers laquelle nous nous dirigions était située à un mille du rivage et cachée par une montagne. Un bon feu avait été fait, et nous nous en approchâmes avec joie. Quelques instants plus tard, nous sentions avec délices une douce chaleur parcourir nos membres engourdis par le froid et bientôt nous nous reposâmes de nos fatigues. Vers midi, nous retournâmes au vaisseau : la marée haute toutefois nous empêcha d’y monter.