Le naufrage de l’Annie Jane/Le récit/8

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Le fidèle messager (p. 45-48).


CHAPITRE VIII.

SCÈNES DE DEUIL.


Cherchant alors les cadavres de nos amis parmi les nombreuses victimes du naufrage, nous ne vîmes d’abord que ceux des deux enfants de monsieur Kempf. Le soir, le capitaine Mason, le capitaine en second, quelques autres passagers, et moi, nous eûmes une excellente chambre dans la maison où l’on nous avait déjà reçus. Les passagers d’entrepont logeaient près de cette maison. Le capitaine prit soin de nous comme s’il se fût agi de lui-même. Il était très affligé de notre infortune, et surtout de la mort de monsieur Vernier auquel il était très attaché.

Le lendemain, qui était un vendredi, le capitaine nous fit savoir qu’il avait trouvé de bonne heure le matin, le cadavre de monsieur Vernier. Il avait rapporté sa montre, présent des amis du défunt. Après déjeuner, nous nous rendîmes sur le rivage, pour voir les restes mortels de notre frère. Il portait le même habillement qu’il avait le jour du naufrage, sauf l’habit qui était déchiré. Il n’y avait aucune blessure ou meurtrissure sur le corps, qui était d’une couleur rouge et très enflé. Je le fis transporter dans l’intérieur de l’île, et, sur l’ordre du capitaine, les charpentiers firent un cercueil dans lequel fut déposée la dépouille mortelle.

Je me rendis au vaisseau avec monsieur Cornu pour en rapporter nos effets. En soulevant ma valise, je la trouvai fort légère, et en l’ouvrant je vis que l’on avait volé tous mes effets. Fâcheux contretemps ! Impossible de changer de vêtement ; et on en avait fait autant à monsieur Cornu. Le capitaine fit faire des recherches qui furent à peu près infructueuses. Le reste de la journée se passa à la maison. Je m’occupai à écrire à quelques amis les détails de notre désastre ; car le courrier devait venir le même soir. Le pasteur de l’île de Barra, monsieur Beatson, vint nous rendre visite et nous promit de revenir le lendemain pour les funérailles de monsieur Vernier. On avait aussi trouvé les cadavres de nos autres frères y compris monsieur et madame Rose. Ils furent placés deux par deux dans des cercueils et inhumés dans une fosse commune sur le rivage. Nos cœurs étaient tristes à la vue de ces infortunés que nous déposions dans la tombe en attendant le jour glorieux de la résurrection.

Le samedi premier octobre 1849, monsieur Beatson arriva à notre maison, selon sa promesse, et à quatre heures de l’après-midi, nous accompagnions le corps de monsieur Vernier à sa dernière demeure terrestre. Plus de soixante personnes assistaient au service. Le pasteur fit une allocution des plus touchantes, en parlant de cette terrible catastrophe il arracha des larmes à plus d’un auditeur.

Aucun incident digne d’être mentionné ne nous arriva pendant les quinze jours que nous passâmes sur l’île de Watersay. Monsieur Beatson nous invita à aller chez lui afin de nous distraire et nous reposer un peu. Souvent nous pensions à nos malheureux compagnons de voyage qui avaient été si brusquement enlevés par la mort, et nous aurions été heureux de les voir encore avec nous. Ces épreuves par lesquelles le Seigneur avait bien voulu nous faire passer, avaient affaibli notre santé. Pendant les huit premières nuits de notre séjour dans l’île, nous ne pûmes fermer l’œil. Nous étions tourmentés par d’affreux cauchemars qui nous rappelaient les scènes du naufrage, et nous ôtaient tout repos. Monsieur Van Buren surtout était très faible ; sa santé n’avait jamais été très bonne, et les souffrances qu’il avait éprouvées sur mer avaient épuisé ses forces. J’étais moi-même en proie à de violents maux de tête et d’estomac.

Déjà deux convois chargés des passagers de l’Annie Jane, étaient partis pour Glasgow. Ils devaient d’abord aller à Tobermory, petite ville située à trente milles de Vatersay et de là s’embarquer sur un steamer pour Glasgow.