Le nouveau Paris/13

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Paris : Louis-Michaud (p. 45-51).

TRAVAUX DU CHAMP-DE-MARS



On ne vit peut-être chez aucun peuple cet étonnant et à jamais mémorable exemple de fraternité ; je n’y pense jamais sans admiration : c’est là que j’ai vu cent cinquante mille citoyens de toutes les classes, de tout âge et de tout sexe, formant le plus superbe tableau de concorde, de travail, de mouvement et d’allégresse, qui ait jamais été exposé[1] : oh ! quels sont les monstres qui ont effacé ces couleurs si riantes ? Quels hommes que ces bons et braves citoyens de Paris qui surent transformer huit jours de travail en des jours de fête, la plus touchante, la plus inopinée et la plus neuve qui fut jamais. C’est un genre de spectacle si original, qu’il est impossible que les hommes les plus blasés n’en soient pas remués. Dans un espace immense rempli de citoyens vraiment actifs, et qui dévoraient le travail, s’offraient tout à la fois les scènes les plus variées : ici, ils s’attendrissaient à la vue de leur général, qui venait prendre part au travail de ses concitoyens : là, c’étaient des acclamations et des cris de joie à l’arrivée de la maison du roi : plus bas, c’était une musique militaire qui annonçait les Suisses, ces enfants de la liberté, qui venaient partager la fête avec leurs anciens amis et alliés. À côté des garçons jardiniers, distingués par des rieurs et des laitues attachées à leurs instruments, étaient les élèves de peinture qu’annonçait une bannière représentant la France. À leur suite venait l’espoir des races futures, les rejetons de nos législateurs, qui passaient gaîment des exercices du collège au travail du Champ-de-Mars. À travers un groupe de moines, de femmes, d’abbés et de charbonniers, j’aperçus le brave capitaine Kersaint avec une physionomie toute radieuse de liberté, poussant la brouette avec la même gaieté qu’il montait la belle poule, ou qu’il irait combattre les ennemis de la patrie.

Le résultat d’une aussi belle et aussi étonnante fraternité mérite d’être transmis à la postérité la plus reculée. Lorsque les fédérés furent arrivés, on vit la plus solennelle des fédérations, le plus beau triomphe des peuples, un jour enfin d’alliance, d’étonnement, d’admiration et d’attendrissement. Dans ce jour solennel, ce fut comme une expérience d’électricité. Tout ce qui touchait à la chaîne dut se ressentir de la commotion ; elle fut grande, elle fut universelle, elle fut telle enfin que son souvenir est propre à rallier tous les Français, si les ennemis du dehors, jaloux de notre liberté, venaient nous assaillir. Ce serait encore un moment de crise heureuse, un effort national qui reconstruirait subitement l’édifice de la liberté.

On ne saurait trop le répéter : jamais la cour des rois n’a offert un spectacle aussi majestueux ; et, puisque Louis XVI a été infidèle à cet auguste serment, et qu’il a pu oublier qu’il l’avait prêté à la face du ciel et devant un peuple généreux, il ne saurait être plaint des maux qu’il a fait tomber sur sa tête par le plus détestable des parjures.

Hé ! qu’avait-il de si beau dans son Versailles, dans cette espèce de forteresse où les courtisans et associés, fauteurs de l’esclavage, le retenaient comme prisonnier ? Jamais ils ne le perdaient de vue : sans cesse ils l’obsédaient, et le tout pour lui faire signer tout ce qui pouvait servir leur ambition ou accroître leur intérêt avec l’asservissement de la nation. Louis XVI s’est détrôné lui-même et, par sa fuite honteuse, vingt millions d’habitants qu’on appelait Francs par une sorte de dérision, d’esclaves qu’ils étaient, se sont trouvés libres comme par une espèce de prestige.

Il est impossible de donner une description de ces travaux qui ne soit beaucoup au-dessous de la réalité. Tous les citoyens de tous les âges ont brigué l’honneur de préparer de leurs mains le lieu où ils vont jurer de défendre la constitution et de vivre ou mourir libres. La multitude du monde, la vivacité des mouvements, la bigarrure des habits, tout concourait à la variété pittoresque de ce spectacle : ici ce sont les charbonniers, là les perruquiers, les forts de la halle, les porteurs d’eau ; les colporteurs n’ont pas voulu demeurer oisifs, les invalides ont prouvé que leurs bras étaient encore aussi vigoureux que leur âme était courageuse. On a vu même des femmes parées des ornements de leur sexe en oublier la faiblesse, et voiturer des brouettes.

Les étrangers qui arrivaient par Versailles disaient, les yeux baignés de pleurs : quels hommes que ces Parisiens ! Il fallait voir cette vaste fourmilière de citoyens occupés aux plus rudes travaux ; il fallait voir la longue chaîne qu’ils formaient, attelés à des charrettes surchargées. Des pierres énormes cèdent à leurs efforts ; il semble qu’ils entraîneraient des montagnes : il n’est point de corporation qui ne veuille contribuer à élever l’autel de la patrie. Une musique militaire les précède. Tous les individus se tiennent quatre à quatre, portant avec gaîté la pelle et la pioche, leur cri de ralliement est ce refrain immortel d’une chanson nouvelle, qu’on appelle le carillon national ; tous chantent à la fois : Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira ! oui pardieu : ça ira ! répètent tous ceux qui les entendent. Les habitants des villages, même éloignés, accoururent, ayant à leur tête leur maire, avec son écharpe et la pelle sur l’épaule.

Mais ce qui surprend le plus, c’est l’ordre qui règne parmi un si grand nombre de citoyens de toute condition. Pas un propos injurieux, pas la plus légère querelle. On comptait dans le Champ-de-Mars plus de deux cent cinquante mille hommes, et pas une sentinelle.

Un grand nombre de députés pour la fédération vinrent aussi travailler ; différents membres de l’Assemblée nationale les accompagnaient ; on distinguait, parmi eux, le père Gérard, qui, comme un ancien Romain, passe de la charrue au sénat, et du sénat à la charrue. On a vu MM. Siéyès et Beauharnais, attachés à une charrette ; on a remarqué qu’ils tiraient plus à gauche qu’à droite. L’abbé Maury aurait tiré à droite.

Le 9, les charbonniers traînaient derrière eux leur bannière ; un d’entre eux, en manteau court, en rabat et enchaîné, était l’aristocratie personnifiée par ce J.-F. Maury. Les collèges et les pensions ont pris part à ces travaux. Un pensionnaire de Vincennes, échauffé par un travail opiniâtre, s’écria : « Je ne puis encore que donner ma sueur à ma patrie, quand viendra l’heureux moment où je verserai mon sang pour elle ? »


TRAVAUX DE LA FÉDÉRATION
Sépia du temps, sans nom d’auteur (Musée Carnavalet)

Les bouchers avaient sur leur flamme un large couteau, et on lisait dessous : Tremblez, aristocrates, voici les garçons bouchers ! d’énormes monceaux disparaissaient sous leurs bras nerveux ; des ouvriers de la Bastille ont amené dans des charrettes tous les instruments qui ont servi à renverser l’horrible forteresse. Les imprimeurs sont accourus mettre la main à l’œuvre patriotique : il était écrit sur leur drapeau : Imprimerie, premier drapeau de la liberté.

Plusieurs communautés de moines se rendirent aussi au cirque de la fédération ; un jeune ecclésiastique, bien frisé, bien ambré, bien lustré, semblait regarder cette belle scène en pitié ; …à la brouette ! à la brouette ! cria-t-on autour de lui ; il en prend une nonchalamment. Un vigoureux patriote, qui, pour faire plus d’ouvrage, avait sur le dos une hotte remplie de terre, et roulait une brouette, passe près de lui, et lui dit : laissez, laissez-là cet instrument que vous profanez. Il quitte sa brouette, s’empare de celle de M. l’abbé, va vider la terre hors du Champ-de-Mars pour qu’elle ne le souille pas, revient, reprend son fardeau et continue son ouvrage.

On a vu toute une famille travaillant au même endroit ; le père piochait, la mère chargeait la brouette, leurs enfants la roulaient tour à tour, tandis que le plus jeune, âgé de quatre ans, porté dans les bras de son aïeul, qui en avait quatre-vingt-treize, bégayait en riant : ah ! ça ira ! ça ira !

Une chose vraiment remarquable dans cette foule immense de gens inconnus les uns aux autres, c’est l’extrême confiance qui régnait parmi eux ; un jeune homme arrive, ôte son habit, jette dessus ses deux montres, prend une pioche et va travailler au loin ; on lui crie : Et vos deux montres ? — On ne se défie point de ses frères, répondit-il en s’éloignant ; et ce dépôt fut religieusement respecté.

On a remarqué un honnête citoyen, suivi d’une brouette chargée d’un tonneau de vin ; il tenait des verres, et offrait à boire gratuitement aux travailleurs. Mes frères, disait-il, ne buvez point, si vous n’avez pas soif, pour ne point épuiser sitôt le tonneau ; et on ne voyait en effet se présenter à cette buvette que des hommes épuisés de fatigue, et dont l’altération n’était point équivoque ; le roi vint jouir de ce spectacle nouveau ; soudain, la pelle et la pioche sur l’épaule, les citoyens lui formèrent une garde d’honneur.

  1. Ceci se passait en juillet 1790.