Le nouveau Paris/29

La bibliothèque libre.
Paris : Louis-Michaud (p. 109-113).

FÊTES DE LA RAISON



Elles ont eu des témoins qui n’en laisseront pas perdre le souvenir. On doute presque de ce qu’on a vu et de ce qu’on a entendu.[1]

La Raison était ordinairement une divinité, une fille choisie dans la race des sans-culottes ; le tabernacle du maître-autel servait de marche-pied à son trône ; les canonniers, leurs pipes à la bouche, lui servaient d’acolytes. Les cris de mille voix confuses, le bruit des tambours, les rauques éclats des trompettes, le tonnerre de l’orgue, laissèrent croire aux spectateurs qu’ils étaient transportés parmi les Bacchantes sur les monts de la Thrace.

Ce que c’est qu’un peuple subitement licencié du joug politique et religieux ! il n’est plus peuple ; c’est une populace effrénée : dansant devant le sanctuaire en hurlant la carmagnole, et les danseurs (je n’exagère rien) presque déculottés, le col et la poitrine nus, les bras ravalés, imitaient, par de rapides tournoiements, ces tourbillons, avant-coureurs des tempêtes, qui portent partout le ravage et la terreur.

La femme du libraire Momoro, vil orateur des Cordeliers, la chanteuse Maillard, l’actrice Candeille, voilà les Déesses de la Raison portées en triomphe, presque adorées, et qui se laissaient faire.

On avait masqué le devant des chapelles collatérales de la nef, avec de grandes tapisseries, et non sans projet. Du sein de ces réduits obscurs, partaient des ris aigus qui attiraient des aventuriers ; en soulevant un coin de tapisserie, ils laissaient entrevoir aux passants des scènes, pour le moins aussi pittoresques que celles de la tentation de Saint Antoine.

La même fête, dans l’église de Saint-Eustache, offrit le spectacle d’un grand cabaret. L’intérieur du chœur représentait un paysage décoré de chaumières et de bouquets d’arbres. On distinguait dans le lointain des bosquets mystérieux ; il y avait effectivement de petits sentiers pratiqués dans les escarpements figurés de grandes masses de rochers. Les précipices de sapin n’étaient point inaccessibles ; des troupeaux de filles qui suivaient effrontément à la file, couraient après les hommes, et l’on entendait le continuel craquement des planches sous leurs pas précipités.

Autour du chœur, l’on avait dressé des tables surchargées de bouteilles, de saucissons, d’andouilles, de pâtés et d’autres viandes. Sur les autels des chapelles latérales, on sacrifiait tout à la fois à la luxure, à la gourmandise ; et l’on vit sur les pierres consacrées, les traces hideuses de l’intempérance.

Les convives affluaient par toutes les portes ; quiconque se présentait prenait part au festin ; des enfants de sept à huit ans, tant filles que garçons, mettaient la main au plat en signe de liberté, ils buvaient à même des bouteilles ; et leur prompte ivresse, excitait le rire des êtres vils qui la partageaient. Oh ! combien est déplorable l’aveugle impétuosité du peuple qui obéit si stupidement à la bride des conducteurs de factions !

À Saint-Gervais, la cérémonie se fit sans banquet ; les femmes du marché Saint-Jean y entraient avec leurs éventaires ; toute l’église sentait le hareng. Des marchands de tisane tintaient leurs gobelets, pour apaiser la soif du mets salé. Il y avait bal dans la chapelle de la Vierge ; quelques lumignons, qui répandaient plus de fumée que de lumière, servaient de lustres.

En effet, pour ne point laisser un seul instant à la pudeur, on ajouta la nuit à la dépravation afin qu’au milieu de la confusion de ces assemblées, les abominables désirs, allumés pendant le jour, s’assouvissent librement durant les ténèbres.

De l’église Saint-Gervais, on descendait à la place de Grève où une multitude de spectateurs se chauffait à la flamme des balustrades de chapelles et des stalles de prêtres et chanoines.

Tout Paris a contemplé, sans souffler le mot, ces processions de la ligue jacobite. Ivres de vin et de sang, revenant du spectacle des échafauds, les prêtres et prêtresses de la Raison suivaient d’un pas chancelant le char de leur divinité impure. Un autre char venait après ; c’était un orchestre ambulant rempli d’aveugles musiciens, image trop fidèle de la raison du temps d’alors.

On vit encore un char portant un rocher tremblant au haut duquel un acteur de l’Opéra, transfiguré en Hercule, semblait, avec sa massue de carton, vouloir assommer tout ce qui n’était pas Jacobin.

L’air retentissait des rugissements de ces tigres ; les mots de Guillotine, de rasoir national, de mettre la tête à la petite fenêtre, de racourcissement patriotique, termes mignons des Montagnards, frappaient tour à tour toutes les oreilles et les spectateurs pâles, glacés d’effroi à l’aspect de ces bonnets rouges, de ces inscriptions menaçantes portées audacieusement par les barbares stipendiés des tyrans, ne retrouvaient plus de langue ni de voix, lorsque des espions apostés les forçaient à se prosterner devant l’image de la liberté.

Ces mascarades, déjà si incroyables, furent suivies de celles de l’affreux Marat. Dans toutes les places publiques on lui érigea des temples, des mausolées et des arcs de triomphe. Au carroussel, on bâtit à sa gloire une espèce de pyramide, dans l’intérieur de laquelle on plaça son buste, sa baignoire, son cornet[2] et sa lampe de cuisine. On y posa une sentinelle qui, une nuit, mourut de froid ou d’horreur. Le nombre de ses bustes égala le nombre des têtes qu’il voulait couper.


Ce dessin original, au dos duquel on lit la signature Grégoire, porte cette singulière légende autographe : 17 pluviôse an III : Buste de Marat jeté dans l’égout Montmartre par les jésuites déguisés en muscadins et en hommes du peuple.

Les fossoyeurs du cimetière des Innocents portèrent triomphalement ce buste adoré ; ils avaient des sabots aux pieds, des culottes criblées de trous, mais dont les goussets bien cousus regorgeaient d’assignats ; ils lançaient des regards de basilic sur les passants qui ne s’humiliaient pas devant l’idole.

Qui l’eût pensé, cependant, qu’après la journée du 9 Thermidor, ce nouveau Moloch recevrait les honneurs du Panthéon ? Mais ce jour-là même fut plutôt celui de son jugement dernier, que de son triomphe. On eût dit que l’on craignait de respirer l’air par où paraissait sa charogne.

  1. Ces fêtes eurent lieu en 1793.
  2. Encrier.