Le nouveau Paris/32

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Paris : Louis-Michaud (p. 116-119).

CONDORCET



Comme la mort de Condorcet[1] a causé une sensation universelle, on s’est empressé d’en savoir les particularités. Voici ce qu’un témoin oculaire m’a transmis. Arrêté à Clamart, dans un cabaret où la faim l’avait fait entrer, il fut conduit au comité du lieu ; car les moindres bourgades avaient leurs comités de sans-culottes.


CONDORCET SE DONNANT LA MORT DANS SA PRISON
Composition de Fragonard fils, gravée par Duplessis-Bertaux (On remarquera que le récit de Mercier dément les détails de cette composition.)


Interrogé, fouillé, il ne voulut jamais déclarer d’autre nom que celui de Simon, ancien domestique. On ne lui trouva d’ailleurs aucun papier, ni carte, ni passeport, mais un Horace, sur les pages blanches duquel il y avait quelques lignes d’écrites au crayon, et en latin ; ce qui fit dire fort spirituellement au membre du comité qui l’interrogeait : Tu nous dis que tu étais domestique ; mais je croirais bien plutôt que tu es un de ces ci-devant qui en avaient, des domestiques ! Ce résultat de l’interrogatoire fut que le quidam serait conduit au district du Bourg-égalité, pour par lui être ordonné ce qu’il appartiendrait. Transféré à pied au milieu d’une escorte armée, le malheureux ne put aller plus loin que Chatillon, où il tomba de défaillance et d’épuisement. On fut obligé d’emprunter le cheval d’un vigneron de cette dernière commune, et il fut conduit au district qui ordonna aussitôt son incarcération.

Plongé dans un cachot humide, sans lit, sans nourriture, on l’y oublia pendant près de 48 heures. Le surlendemain seulement de son entrée au cachot, le gardien fut pour le visiter : il était étendu, sans vie, sur le plancher. Qu’est-il besoin après cela de se perdre en conjectures sur la cause de sa mort ? La vérité est donc, que l’infortuné n’avait pas eu le temps d’achever son repas dans le cabaret de Clamart, et qu’il est mort de faim dans son cachot, surtout y étant entré déjà exténué de besoins ; et c’est peut-être bien là aussi la raison pour laquelle cet événement, qui devait naturellement faire du bruit, est resté secret jusqu’à ce moment, et qu’on a fait naître depuis l’idée du poison.

Dans le dernier entretien que j’eus avec Condorcet, je lui remis un itinéraire pour le comté de Neufchâtel, au moyen duquel il pouvait éviter Besançon, Pontarlier et passer le Doubs. Condorcet avait prévu le règne de ces hommes de sang qui ont fait détester la plus belle des révolutions, et qui lui ont imprimé leurs caractères d’ineptie et de férocité. Les mêmes devaient bientôt assassiner vingt-deux représentants du peuple, pour les punir de leurs lumières, de leurs vertus, de leur courage, et surtout de la connaissance qu’ils avaient des intrigues viles et criminelles que les agents de l’étranger ourdissaient avec audace. Il n’est pas étonnant que ces assassins calomnient leur mémoire ; mais tout ce qu’on a dit d’eux et de Condorcet, va bientôt faire place à l’éclat imposant et terrible de la vérité ; et l’on verra qu’il n’y avait ni haute trahison dans les uns, ni faiblesse dans le philosophe ; l’on verra que l’oppression inconcevable qui a pesé sur le peuple et sur la Convention nationale, de son propre aveu n’a laissé échapper que les vertus et les actions qui auraient pu appartenir à un Socrate, à un Platon, à un Penn ; car eux-mêmes auraient été forcés, ou se seraient condamnés au silence, au milieu de cette épouvantable détonation, propre à tuer et le génie et la voix de la philosophie, et celle du bon sens. Que pouvait alors la raison humaine ? Rien.

On peut lui reprocher cependant de n’avoir émis dans le procès de Louis XVI qu’une opinion si indécise, si contournée, si embarrassée, que chacun s’écria tout haut que le philosophe avait parlé en véritable enfant.

Condorcet, Lavoisier, n’ont pu trouver une cache ; le dernier des Brutus s’est écrié : Vertu ! tu n’es qu’un vain nom ! ces deux hommes célèbres pouvaient adresser à l’amitié la même mémorable apostrophe.

  1. 7 avril 1794.