Le nouveau Paris/78

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Paris : Louis-Michaud (p. 259-262).

NOUVEAUX VOLEURS



Au milieu de ce débordement de toutes les passions humaines, et lorsqu’on avait agité et battu l’étang, il était impossible que le limon ne montât point à la surface, et ne troublât point la pureté des eaux.

Il y eut donc des voleurs, des bandes de voleurs, et dont le nombre s’accroît tous les jours avec leur audace. Des vols immenses se font ; je dirai plus, des complots se forment : cependant la police veille : mais elle a eu comme les autres institutions ses alternatives de force et de faiblesse ; elle fut corrompue elle-même.

Les comités révolutionnaires n’avaient pas grand intérêt à poursuivre ces scélérats qui, sous différents costumes, s’insinuent dans les maisons, y prennent des renseignements et se rendent ensuite à leurs rendez-vous où ils se font part des vols qu’ils préméditent.

Les nouveaux voleurs sont beaucoup plus hardis que les anciens ; ils recommandent à celui qui doit entrer le premier en cas d’enfoncement de porte, de ne pas s’occuper de minuties, comme du linge et autres effets ; mais bien des bijoux, argenterie et objets de valeur : car, disent-ils entre eux, il faut laisser cela aux petits Paigres, c’est-à-dire, les petits voleurs. Ils n’oublient pas de faire les menaces les plus fortes à celui qui serait assez lâche pour manger le morceau, c’est-à-dire, découvrir le larcin.

Ils ont sous leurs ordres des citoyens actifs, (c’est ainsi qu’ils les appellent par dérision) qui se mêlent aussi du soulèvement des portefeuilles qu’ils nomment Lucs : et pour cela ils vont aux portes des spectacles où ils font foule. Le plus adroit est en avant ; suivi de ses aides de camp, il va tâtant les poches qu’il veut soulager ; et lorsqu’il trouve un luc qui a suffisamment d’embonpoint et qu’il croit aisé d’escamoter, il le saisit par un art qui lui est particulier et que je ne saurais décrire ; il le passe très adroitement à celui qui est derrière lui, afin qu’étant par hasard arrêté, on ne puisse pas le convaincre du délit : et dans ce cas il y en a même eu qui ont poussé l’audace jusqu’à faire arrêter et conduire le malheureux plaignant au comité de la Section, où dans les beaux jours de Robespierre, le voleur trouvait camarades, sûreté et protection.

Ils ont des endroits qu’ils nomment tapis francs, où ils partagent le fruit de leurs travaux. Ils ont aussi des recéleurs tels que Juifs, orfèvres et prêteurs sur gages, qui leur achètent à vil prix les vols qu’ils ont faits, et les changent sur-le-champ de nature.

Doutez-vous de l’existence de ces coquins ? Allez à l’audience publique du tribunal criminel : vous les reconnaîtrez là ; immobiles, silencieux, examinant l’attaque et la défense, remuant les lèvres et suggérant, pour ainsi dire, à l’accusé ses réponses. C’est là qu’ils font l’étude de notre code criminel, en mettant à profit tout ce que l’inscience de la profonde perversité du cœur humain a pu dicter à des législateurs trop philosophes.

Quand le camarade succombe sous le jour terrible de la conviction et de la vérité, son silence est récompensé, et on ne l’abandonne point. La peine de mort n’ayant plus lieu, il est assis sur le tabouret. Mais là, supérieur à l’affront, dédaignant la honte publique, il reçoit les tendres œillades de ses compagnons et de toutes les coquines, leurs complaisantes maîtresses ; quand je dis complaisantes, c’est qu’elles ne sont pas étrangères aux larcins de la bande.

C’est un axiome reçu, que l’on se sauve des fers très facilement ; qu’on en est quitte pour un petit voyage ; ce qui fait que les nouveaux voleurs sont plus pervertis que les anciens, qu’ils ont poussé l’effronterie et l’insolence jusqu’au dernier excès, qu’ils ne donnent aucune marque de repentir, qu’ils bravent la mort avec impiété.

On a vu des femmes condamnées au tabouret, première punition que la loi inflige et qui précède la réclusion ou la peine des fers pour les hommes ; on a vu, dis-je, ces femmes lever leurs jupes, insulter les passants qu’elles faisaient fuir d’épouvante par leurs propos obscènes ; et comme cet écart de la raison humaine allait devenir une habitude, il fut enjoint aux bourreaux de lier leurs jupes et d’assujettir leurs mains.

Ayant exercé trois fois les fonctions de juré de jugement au tribunal criminel du département de Paris, je n’en suis jamais sorti que le sein gonflé de douleur sur la perte de cet instinct moral dont il ne restait plus aucun vestige chez plusieurs criminels. Non, il n’y a plus d’hypocrisie ! Le vice et le crime ont leurs apologies et leurs apologistes. Les défenseurs officieux par inattention, par métier, ou pour faire les beaux parleurs ont dénaturé tous les mots qui servaient à la morale. Eh ! comment pour quelque service pécuniaire se déterminent-ils à aiguiser le poignard qui peut se tourner contre la société et contre eux-mêmes ?

Un surcroît de douleur et d’affliction ; c’est que les gradins (c’est ainsi que l’on nomme les bancs du tribunal criminel) sont fréquemment couverts de femmes hardies devant les juges ; elles ont pris l’audace des hommes ; il ne leur manque qu’un gros bâton à la main. Nous nous plaisons à croire que c’est un reste impur de ces femmes qui passaient la matinée à hurler dans les tribunes ou à influencer le tribunal révolutionnaire, qui l’après-midi insultaient aux malheurs des victimes que le décemvirat envoyait à l’échafaud, et qui le soir couronnaient leurs hauts faits en se rendant aux jacobins.

Le peuple est donc susceptible de toutes les impulsions ! La fréquence des supplices, la vue du sang ont porté l’homme à mépriser non seulement la mort, mais encore l’infamie. On plaisante dans les cachots sur la Guillotine, on en fait la répétition avec des éclats de rire ; et les cinquante-sept jours que j’y ai passés avec les malfaiteurs, lorsqu’on m’y plongea parce qu’il n’y avait pas de place ailleurs, ces cinquante-sept jours où j’ai cru habiter un autre univers, ne seront perdus ni pour l’histoire ni pour la connaissance du cœur humain. Oh ! abominables Décemvirs si vous n’eussiez tué que des hommes !