Le nouveau Paris/79

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Paris : Louis-Michaud (p. 262-268).

LE TIREUR DE CARTES



À quoi servent les livres, les académies, les instituts, les travaux des philosophes, tous ces flots de lumière qui ont illustré et qui illustrent encore notre siècle ? Aucun de ces rayons n’a pénétré la masse du peuple ; il est toujours le même ; les mêmes superstitions l’assiègent : il n’a pas perdu une seule de ses erreurs antiques.

Ce qu’on appelait la bonne compagnie a été la dupe de Cagliostro et de Mesmer, deux hardis charlatans qui insultaient aux premières lois de la saine physique. Ils n’en ont pas moins empoché l’argent de la bonne compagnie, tandis qu’elle se moquait de ceux qui dans les carrefours achetaient pour deux sous les petits paquets des vendeurs d’orviétan. Les sauvages du Canada consultent les devins, les sorciers ; ils ajoutent foi aux prédictions de leurs jongleurs. Le peuple de Paris n’est guère plus avancé qu’eux : comme eux, il a ses jongleurs dont il sollicite, dont il dévore les oracles : je m’en suis convaincu par moi-même.

Rue d’Anjou, près la rue ci-devant Dauphine, no 1773, au premier, loge un tireur de cartes des plus accrédités. Il se nomme Martin, et il affecte le langage italien : c’est là que, nouveau Trophonius, il rend des oracles ; c’est enfin là qu’il a placé son antre sibyllitique.

On entre par une petite cour ; on monte. La cour, les escaliers sont obstrués de personnes de tout sexe et de tout âge qui ont l’air d’âmes en peine, et qui font queue pour attendre à leur tour la décision du tireur de cartes.

Là, j’ai vu des femmes avec des plumes, des jeunes gens bien mis et qui avaient l’air très sérieux : j’ai considéré avec étonnement ces visages blêmis par la crainte et par l’espérance, et je me suis cru un instant sur le seuil du purgatoire.

Je parvins à mon tour et avec peine jusqu’à l’oracle. Je me figurais voir un homme de haute stature, à la barbe blanche, aux yeux enflammés, au ton prophétique ; ainsi que le prenait Cagliostro, ainsi qu’il l’avait pris devant moi à Strasbourg, lorsque je me mis à lui rire au nez tant il me parut grotesque dans son rôle emphasé[1] ; point du tout. Martin, l’oracle, est un cul-de-jatte, ayant ses béquilles à ses côtés, et qui, au moindre mouvement, les saisit avec une rapidité incroyable, et traîne dans son étroit et sale appartement ses deux jambes encaissées. Il a dans sa main un jeu de cartes du jeu de Tarots, et une grande carte géographique couvre sa table. Il a l’air gai, ferme et décidé ; il soutient votre regard avec l’assurance la plus complète. Deux espèces de commis entrent et sortent sans cesse pour annoncer les arrivants.

On ne rit point dans ce sanctuaire, et moi-même j’en perdis l’envie en contemplant tant de figures demi-consternées et qui ne plaisantent pas sur les oracles qu’elles viennent de recevoir. On s’assied dans un vieux et large fauteuil. Il interroge tout bas et il marmotte à chacun sa sentence. Il place le doigt sur la carte géographique, et il m’a paru que c’était dans l’instant des plus augustes révélations.

La joie est dans ses yeux en voyant l’affluence de tant de questionneurs. Il bat, il mêle incessamment ses cartes ; elles en sont devenus grasses. On dirait qu’il lit dans ce jeu : il attend vos premières paroles, et il tient alors les yeux baissés. Cependant l’argent pleut sur sa table. Je puis certifier, d’après les renseignements que j’ai pris, qu’il fait au moins six à sept louis par jour ; car le plus pauvre devient prodigue lorsqu’il veut percer la nuit des destins. Lorsqu’on ne lui offre que douze sous, il jette la pièce avec dédain, et dit avec un air de dignité : Allez trouver des tireurs de cartes du Pont-Neuf et des carrefours. Le consultant rougit et offre la grosse pièce. — Non, jamais défunt académicien français n’a mis plus de distance entre lui et un académicien de province. Quoiqu’il gagne beaucoup, son antre a constamment l’air d’un galetas. Il sait qu’on ne le consulterait plus s’il habitait dans un appartement propre et superbe. Il a fort bien deviné par instinct que le peuple ne croyait à l’esprit prophétique que dans un lieu qui eût l’air d’un certain désordre. Il élève souvent la voix, et quand ses arrêts formidables sont rendus, il fait un signe, et l’on se retire.

Là, nul ne se moque de son voisin ; c’est à front découvert et avec un air craintif que chacun s’est avancé vers la table mystérieuse. L’on sort en rêvant aux paroles, et l’on n’affiche jamais une incrédulité entière. Qui veut rire ou sourire, ne rit là que du bout des lèvres.

Me voilà face à face du cartomancier. Je n’ai point consulté l’oracle sur les événements futurs ou passés ; mais il m’a parlé (à la suite de quelques mots que je lui dis) de sa grande célébrité et des visites nombreuses et journalières qui depuis longtemps n’étaient pas interrompues. Il était obligé de travailler telle destinée deux ou trois jours, tandis qu’il ne fallait que deux minutes pour une autre. Il tenait ce secret prophétique de son père auquel il avait été légué et par succession de temps immémorial. — Pour quel objet vous consulte-t-on le plus ordinairement ? — Pour les vols, me dit-il, pour les mariages, pour les effets perdus, pour les affaires de galanterie ; mais il n’y a que moi pour les vols, appuya-t-il avec un ton altier ; la police elle-même me consulte, et je suis toujours le premier qui indique l’endroit où s’est réfugié le voleur.

À ces étonnantes paroles je restai muet. — La police vous consulte ! Oui, reprit-il, d’un ton affirmatif ; car il n’y a que moi pour les vols ; et, italianisant de plus belle, il entra dans des détails qui prolongèrent notre entretien. L’assurance de sa physionomie ne varia point ; et il avait le ton et le propos d’un militaire qui raconte ses prouesses.

Ce qui a le plus frappé mon œil observateur, c’est que nul ne paraît honteux d’être venu en ce lieu interroger le sort ; et c’est ce qui m’a surpris plus que tout le reste : on eût dit d’un café achalandé, et ayant enseigne. Il me venait une foule de réflexions. Cet empressement, me disais-je, est-il fondé sur quelques chances heureuses, sur quelques ambiguïtés adroitement présentées, et saisies avec empressement par l’auditeur bénévole, ou plutôt n’est-il dû qu’à l’imagination craintive de l’homme ?

Martin ne s’explique point sur les premières causes qui font courir chez lui tant de monde, car il ne pourrait pas vous parler sur la moindre question métaphysique ou morale ; mais il paraît être dans la ferme persuasion que des signes matériels annoncent et précèdent les événements de notre vie, et il regarde les formules qu’il emploie comme des vérités mathématiques. C’est un ignorant du premier ordre, doué d’une audace tranquille. On ne peut l’entamer sur rien ; la Nature lui a donné le tempérament du charlatanisme au plus haut degré : ce n’est plus un jeu, même un métier ; le charlatanisme est inné en lui. On s’étonne moins de ses succès, quand on a bien lu dans sa physionomie son imperturbabilité.

Il a un fils très jeune pour lequel il se montre très sévère ; et le ton qu’il emploie démontre que, de quelque pays qu’il vienne, il a été étranger à toute espèce d’éducation. Cependant il ne manque point d’une sorte de politesse ; il devine les nuances, et c’est avec cette habileté qu’il prend avec chacun le langage qu’il doit avoir : rustre et civil, n’est-ce point là le vrai charlatan ?

Tous les jours de la semaine sa maison ne désemplit pas : le dimanche seulement il ne reçoit personne. Il chôme le dimanche ; le dimanche il monte dans une bonne voiture, défend qu’on le suive, et ne rentre que fort tard. On dit qu’il va promener son esprit prophétique dans la campagne, voir ses amis et peut-être rire avec eux de la crédulité des Parisiens. J’incline cependant à croire qu’il est lui-même complice, jusqu’à un certain point, du sortilège qu’il emploie. C’est ainsi que Bossuet croyait bien une partie de certains dogmes et mystères, parce qu’il avait un bon évêché ; mais il se permettait de ne pas croire le tout : c’est qu’on a toujours un peu de foi pour sa fortune.

Martin ne connaît ni les sorts de Dodone, ni les sorts de Préneste, ni les sorts Virgiliens, ni les sorts d’Homère, ni les sorts modernes des saints, lorsqu’on prenait pour une annonce divine, pour une prophétie céleste, les premières paroles que l’on entendait chanter en entrant dans une église. Il s’embarrasse peu de savoir si les Égyptiens, les Égyptiennes, les Bohémiens, les Bohémiennes ont tiré ou tirent encore les cartes à sa manière. Il se dit l’unique, ainsi qu’un littérateur se croit le premier homme du monde le jour qu’il a fait représenter sa ronflante tragédie.

Les temps désastreux que nous avons parcourus, les orages révolutionnaires ont pu conduire la foule chez Martin ; mais il paraît qu’il est très sobre en prédictions sinistres, et c’est probablement chez lui un calcul ; parce qu’alors, ou on le paierait moins, ou l’on pourrait corriger l’oracle ne pouvant battre la destinée.

Qui eût dit il y a dix ans à plus de six mille hommes qu’ils auraient la tête tranchée sur l’échafaud ? ils eussent dit : Oh ! nous ne sommes pas assez nobles pour cela : un grand seigneur seul aurait pu sourire de vanité.

Je voudrais bien savoir si Guillotin, dans sa jeunesse, s’est fait dire la bonne aventure, s’il a consulté quelque divinateur, et enfin s’il a eu quelque idée de sa neuve et épouvantable immortalité. Supposons un nécromancien qui lui eût dit ces paroles : Tu seras médecin, et ton nom féminisé guérira des maux de la vie une portion du genre humain. Qu’eût pensé Guillotin à ces mots amphibologiques ?

Martin n’offre jamais des échafauds en perspective. Sont-ils donc abattus pour toujours ? Puisse Martin ne pas se tromper ! Et cependant l’on sait ce qui pourrait les redresser au milieu de nous, ces échafauds ! Il ne faudrait qu’une pente plus rapide à la plus vile, à la plus misérable, à la plus honteuse des superstitions humaines, la royauté. L’on m’entend : mais Martin ne connaît ni l’histoire d’Angleterre, ni les révolutions romaines ; et roulant dans ses mains son jeu de Tarots, il ne fait aucun raisonnement politique.

Frappé de tout ce que j’avais vu, et ne revenant point de ma surprise, je me disais : Comment l’homme est-il si crédule ? et je me répondais : C’est qu’il est prodigieusement sensible, et par là même naturellement superstitieux ; c’est que sa moindre existence est toujours dans le présent. Mais en admettant (car pour bien raisonner, il faut parcourir tout le cercle possible), en admettant qu’il y eût quelque chose de réel dans cette espèce de divination ; si enfin il existait certaines règles inconnues pour apercevoir l’avenir, ainsi que nous avons des méthodes pour fixer le passé ; si nous avions près de nous un thermomètre inaperçu pour faire reconnaître les actions les plus cachées, ne faudrait-il pas alors brûler tous nos volumes, fermer nos académies, et nous moquer de la foule des écrivains ? Le jeu de Tarots de Martin serait le livre divinatoire, le livre par excellence ; car c’est faute de prescience que nous commettons tant d’erreurs et de méprises.

L’empirique guérit quelquefois et au grand étonnement du médecin. Les hommes de génie que j’ai rencontrés dans ma vie, ne sont pas ceux qui se sont livrés à l’impression. Le mécanicien lève les épaules quand on lui parle du géomètre. Vaucanson disait : Je vous ferai un géomètre à la suite de mon flûteur. Le pâtre lit dans le firmament, et sans avoir besoin de leçons de Lalande, les divers accidents des saisons. Les araignées, c’est un fait, nous ont fait prendre la Hollande. Tout est mystère, ténèbres ; et si, comme je le pense, il n’y a que du charlatanisme dans le tireur de cartes, du moins Martin sait et sent encore mieux que tous les philosophes ensemble, que la sottise est et sera constamment l’apanage du plus grand nombre, puisque le flot des consultants va incessamment chez le cul-de-jatte, tandis que personne n’allait consulter ni Montesquieu, ni Rousseau.

  1. Il était alors à la suite du Cardinal-Collier, dont l’affaire, ridiculisant la cour de France, a opéré le désenchantement du peuple français. (Note de Mercier.)