Le nouveau Paris/80

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Paris : Louis-Michaud (p. 268-272).

SECTION LEPELLETIER



C’est un véritable miracle que l’existence de la capitale ; elle a échappé à la coalition des rois et à ses divisions intestines ; elle a échappé à la famine : et lorsqu’on réfléchit sur ce qui a pu la sauver de ce dernier fléau, on ne peut l’attribuer qu’aux flots des aumônes les plus abondantes. La création de cette multitude d’arrondissements particuliers a favorisé merveilleusement une distribution égale, et a donné à chaque quartier un point central qu’il eût été très difficile d’établir dans le plan général.


ÉMEUTE SUR LES MARCHES DE SAINT-ROCH
13 Vendémiaire an IV (4 octobre 1795).

Comment subsiste-t-elle, cette ville trahie par ses magistrats, et qui devaient en ouvrir les portes aux troupes des conjurés ?

Lorsque la première nouvelle de la prise de la Bastille fut regardée à Versailles comme une imposture ; lorsque nous lui renvoyâmes la terreur qu’elle nous avait inspirée ; lorsque tous les fronts de la cour pâlirent en apprenant notre fière et majestueuse attitude, ce grand danger ne fut pas encore le dernier pour nous. Il n’y eut pas d’année où nos murailles ne fussent menacées d’incendie ; et la rage des factions qui s’agitaient dans cette immense cité, semblait n’avoir point de murs qui pussent la contenir.

Tandis que des écrivains mercenaires, salariés par les Anglais, ne cessaient de vanter, avec autant d’excès que de perfidie, le calme imposant de cette ville, et la majesté de ses assemblées primaires et permanentes, tandis qu’éclairées par une trop funeste expérience, nous ne cessions nous-mêmes d’inspirer de justes défiances sur ce calme trompeur, et d’appeler l’attention des patriotes de 1789 sur les invasions séditieuses, sur les éclats multipliés, et sur les attentats de ces assemblées primaires, qu’une poignée de factieux entraînait dans les horreurs de la guerre civile, des émissaires travaillaient sourdement ce peuple devant lequel on se prosternait en public. Les royalistes creusaient sous nos pieds un abîme profond, tandis qu’ils couronnaient nos têtes de fleurs enivrantes : les scélérats ! ils parfumaient l’autel sur lequel ils voulaient immoler tous les Parisiens, comme auteurs ou complices de la mort du dernier roi.

Nous donnerons ici quelques développements nécessaires à des faits, légers en apparence, mais dont les suites pouvaient avoir sur le sort de la République Française, la plus meurtrière influence.

Ce fut le jeudi soir, 2 vendémiaire, qu’on essaya au jardin Égalité le jeu des manœuvres concertées dans les conciliabules de la section Lepelletier. On se rappelle qu’une douzaine d’étourdis insulta, dans ce jardin, des Invalides qui avaient crié vive la République ! trois de ces insolents furent arrêtés, et le reste se dissipa comme une troupe de daims, au bruit d’un coup de fusil.

Le trois vendémiaire, les sections du Théâtre-Français, de l’Unité et de Lepelletier prirent les plus violents arrêtés contre la Convention, firent proclamer la désobéissance aux décrets acceptés par la France entière, et nommèrent, selon l’usage, des commissaires pour colporter et la désobéissance et leurs arrêtés. Le soir du même jour, des aboyeurs, adroitement répandus dans les différents quartiers de la ville, criaient qu’on incarcérait tous les jeunes gens, tous.

Les jeunes gens effarés se rassemblèrent au jardin Égalité ; les groupes se formèrent, les projets les plus audacieux furent proposés ; et tandis que les uns échauffaient les esprits, les autres chantaient le Réveil du peuple. Un homme s’avise de demander : « Pourquoi ces cris ? pourquoi ces mouvements ?… » — « C’est un terroriste ! s’écrie-t-on de toutes parts, c’est un terroriste !… » et le prétendu terroriste est assommé. Les femmes se sauvent, les boutiques se ferment ; et un flot de jeunes gens se porte successivement aux théâtres de la République, de la rue Feydeau et du Vaudeville : les portes sont forcées, le spectacle est interrompu, et partout cette jeunesse, despotique autant qu’inconsidérée, fait chanter le Réveil du peuple. Tous ces préliminaires couvraient le dessein de grossir l’attroupement, de se former en bataillons, et d’aller attaquer la Convention.

Cependant la force armée s’organisait, les patrouilles circulaient, divisaient les groupes, et rompaient toutes les mesures hostiles, qui, faute d’un point commun, venaient échouer contre les plus petits obstacles.

À neuf heures et demie, les esprits étaient au dernier degré d’exaltation ; les groupes étaient forts, nombreux et bruyants ; une patrouille de grenadiers passe, trois coups de feu partent, dont un atteint la tête d’un grenadier : c’était le signal de la guerre, c’était l’instant critique ; et si les grenadiers avaient été aussi prompts à repousser l’outrage, que leurs ennemis à le commettre, on ne doute pas que Paris ne fût devenu une Vendée royale ; on ne voulait que cela : mais, inébranlables dans leur devoir, ces braves militaires, n’ayant point l’ordre de tirer, ne tirèrent point ; ils s’arrêtèrent immobiles la baïonnette en avant. Ce fut alors que la lâcheté des scélérats parut dans tout son jour : n’ayant pu réussir à faire égorger cette patrouille intrépide, ils se répandirent dans la ville, criant que la Convention faisait tirer sur le peuple : aux armes ! aux armes ! les rues ne retentissaient que de ces mots : aux armes ! à bas la Convention ! vivent les sections !

Ligueurs imbéciles ! vous n’aviez pas compté sur tant de fermeté de la part des habitants de cette ville ; vous aviez cru, dans la haute présomption de vos projets ambitieux, que tout Paris s’ébranlerait à vos cris, marcherait à vos ordres, et sacrifierait à vos plaisirs, liberté, propriétés, repos, espérance, tout, jusqu’à la vie. C’est en vain que vous publiez que la Convention fait tirer sur le peuple : le peuple, tant de fois trompé par vos manœuvres royales, veut voir, veut entendre avant que d’agir.

Cette temporisation funeste vous a perdus ; tout cet échafaudage de crimes et de folies s’est écroulé sous le poids de la vérité.

À onze heures, tout avait disparu. Que faisait la Convention pendant que ces pygmées s’agitaient autour d’elle ? Elle était assemblée depuis huit heures, mais sans délibérer. À dix heures et demie, les comités de gouvernement entrèrent dans la salle. De cette séance, l’une des plus mémorables de la Convention, semblaient dépendre les destinées de la France : tous les esprits, las de cette guerre scandaleuse entre la Convention nationale et une petite fraction de la nation, demandaient des mesures vigoureuses et persévérantes ; tous les cœurs étaient animés du même sentiment, celui de mourir plutôt que de céder, étaient réunis sous les mêmes drapeaux, ceux de la République.