Le numéro treize/03

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Librairie d’éducation laïque (p. 33-48).


CHAPITRE III.

Le père Lascience met la morale en action.

Mon parrain entra chez nous dans le courant de la journée, s’assit au coin du feu, rapprocha les tisons d’un air préoccupé, mit ses coudes sur ses genoux, son menton dans ses mains et parut réfléchir profondément.

Mon père travaillait au dehors, ma mère allait et venait dans la maison selon son habitude.

— Ça fait trente ! dit-il, en se parlant à lui-même, il a son compte ! Quatre par nuit, c’est gentil ! Si cela continue longtemps, qu’est-ce que je donnerai à mes bêtes ? Du si beau foin ! on en mangerait, en vérité, tout humain qu’on est ! C’est Thomas, bien sûr… le malheureux, que j’ai nourri de mon pain… Tu me le paieras mon foin, voleur. Ah ! ah ! ah ! cria-t-il tout à coup sous l’impression d’une idée subite, ce serait drôle ! Non l’ami, tu ne le paieras pas : tu le rapporteras dans la grange, mon gaillard ; de ta propre main, mon garçon.

Quelle bonne idée ! Je vais t’en faire moi, de la morale en action. Oui, tu le rapporteras, et avant peu ! Du si beau foin ! ah ! ah ! ah ! Et il se frottait les mains.

Voyons ! faut-il ? Moi qui prêche toujours contre ça… peut-être que j’ai tort… C’est pourtant une bonne idée… D’ailleurs, que je le fasse ou non, ceux du pays n’en croiront ni plus, ni moins ; jamais on ne leur ôtera leurs croyances de la cervelle ! Je n’ai donc qu’à les abandonner à leur bêtise… Quand aux jeunes, on leur montrera le dessous des cartes, il y a de la ressource avec eux. Je vois toujours à mon affaire un bon côté : rendre un voleur honnête de force… et puis, le petiot en voyant arranger la diablerie et la mine qu’ils feront tous ne donnera jamais dans le panneau comme eux.

Quand je n’en arracherais que dix à leurs superstitions — trois — un — oui, un, je serais content !

J’aurai fait une bonne œuvre… C’est dit |

— Qu’avez-vous donc à parler tout seul, compère ?

— Ah ! Marie-Jeanne, si je vous le dis, je sais bien que vous le garderez pour vous ; mais, c’est égal, j’aime mieux ne pas dire mon idée : qui vivra, verra !

— À votre volonté ! reprit ma mère en riant.

— Du reste, voici cette vieille corneille de Mathurine, je m’en vais. J’emmène le garçon.

— Bon ! emmenez.

Mathurine pousse la porte à ce moment, je suivis mon parrain qui s’assit un instant sur le banc placé extérieurement près d’une fenêtre.

— Père tout-puissant ! s’exclama Mathurine, qui nous crut déjà loin, comment pouvez-vous laisser aller votre petit gars qui est si gentil avec un homme pareil ?

— Il ne lui fait que du bien, Mathurine, pourquoi l’en empécherai-je ? Je sais bien ce que vous voulez dire, mais mon homme assure que ce sont des méchancetés. Sans doute, il est plus malin et plus fûté que pas un de la commune, ce n’est pas une raison…

— Pauvre Marie-Jeanne ! comment pouvez-vous défendre ce… dites-moi un peu, qu’est-ce qui fait manquer les récoltes ? qui attire les orages, fait verser les blés ? Qu’est-ce qui donne un regard aux bêtes pour les rendre malades ? qui fait tarir les fontaines, dites ? dites ?

— Je ne sais pas, ce n’est pas mon affaire de raisonner là-dessus.

— C’est lui ! ma chère, lui… entendez-vous ? Vous voulez donc qu’il emmène votre petit au sabbat ? qu’il lui apprenne des mots à faire rentrer des rochers sous terre, à jeter des sorts, à se morphoser en toute sorte de bétail, comme qui dirait en gare-loup ?

— Le petit revient toujours de chez lui plus raisonnable et plus travailleur, Mathurine, et d’abord, Joseph, mon homme dit…

— Eh bien ! vous croyez que c’est naturel pour un enfant ? Il est trop sage votre petit, ça laisse à penser… — Je ne peux pourtant pas m’en plaindre, Mathurine !

— Enfin ! quand on ne veut pas voir clair, on a beau vous mettre les points sur les i… Je vous le prédis, ça finira mal… Tenez ! je vais vous parler franc… vous savez bien son bouc ?

— Oui.

— Eh bien ! je vous le dis de confiance, n’en parlez pas !

— Non.

— Et bien, ma chère, il vous regarde avec des yeux, mais des yeux… je ne vous en dis pas davantage…

— Mais, Mathurine, qu’est-ce que ça prouve ?

— Ce que ça prouve, Bonté divine ! Ça prouve tout, malheureuse ! Un bouc qui… Est-ce qu’on a jamais vu ça ? un bouc… un bouc qui regarde le monde d’un air pareil ! Il ne l’a pas toujours été, boue ! Non ! par ma foi ! il ne l’a pas toujours été.

— Je ne veux vous contrarier, voisine ; mais le père Lascience aime tant mon garçon que je ne me tourmente pas.

— Hélas ! voilà comme on est aujourd’hui, les gens d’expérience, on s’en rit. Ah ! Marie-Jeanne, vous verrez… Votre petit…

— Filons ! l’ami, me dit gaiement le parrain. Je ne lui en veux pas à la pauvre femme ; mais, s’est égal, c’est trop fort ! Ah bien ! je vais leur en donner une représentation gratis à cause de mon foin. Les gens d’ici, on n’a qu’à les prendre par les sentiments… Coquin ! le jour il mange mon pain et la nuit il vole mon foin… Bon ! bon ! Mes prêcheries ne leur servent de rien, il faut agir — nous agirons. En avant, fillot, nous allons préparer le costume.

Et d’abord, fermons la porte, nous n’y sommes pour personne, comme on dit à la ville. Je vais t’apprendre, garçon, ce qu’un sorcier comme moi sait faire.

Pour la première fois de ma vie, je ressentis une certaine crainte auprès du parrain : les paroles de la vieille Mathurine me revenaient sans cesse à la mémoire.

Il s’aperçut de mon émotion et me dit avec un éclat de rire :

— Allons ! est-ce que tu vas croire aussi que… C’est trop fort ! Je l’ai dit cent fois qu’il n’y avait ni sorciers, ni gare-loups, ni follets, ni âme en peine qui rode le soir dans les cimetières. Va ! si jamais tu entrevois un revenant, tu peux lui chanter au nez ce refrain d’une chanson dont je n’ai jamais su les couplets :

Mais quel était ce revenant ?
Un bon vivant, un bon vivant !

Sur ce, travaillons.

Premièrement, la tête.

Il prit une citrouille et se mit à creuser.

Si tu me disais, garçon, que c’est une tête sans cervelle, je ne te démentirais pas, vrai ! J’en enlève tant que je peux. Ce sera moins lourd.

Je regardais avec attention, cherchant à deviner le projet du parrain.

Quand la citrouille fut à peu près vide, il la prit dans ses deux mains et l’éleva à la hauteur de ses yeux en renversant la tête en arrière.

Bon ! ce sera superbe ! | mon foin se rapportera tout seul, c’est sûr ! À présent, la bouche. Il fit une large entaille, réservant le menton, puis une autre, pour figurer le nez.

— Très bien ! Tiens, mon couteau n’est pas assez pointu pour faire les yeux, donne-moi le tien.

— Voilà, parrain.

— Tout ronds… là ! c’est ça ! Oh ! pour être beau, s’écria-t-il en regardant son œuvre à distance, je ne dis pas ; mais, pour faire de l’effet, ça en fera… de loin.

— Dites donc, parrain, on croirait une tête de mort.

— Positivement. Mets-la sur la huche pour voir. Voilà pourtant mon garde-champêtre, mon gendarme, mon rapporteur de foin, la voix qui va crier à Thomas : « Voleur ! voleur | » Quel stimulant pour les faibles ou les coupables que le peur ! Je n’ai pas d’autre moyen de retrouver mon foin, sans ça… Le raisonnement n’y peut rien ! ça ne croit pas aux choses de bon sens, ça ne croit qu’aux maléfices. — Eh bien ! il en aura pour son argent, mon Thomas.

On buque à la porte, petit, ne bouge pas : c’est Mathurine… elle est si curieuse ! Elle n’a qu’une chose pour elle cette femme-là, ses chansons.

— Parrain, je la vois par la fente de la porte… elle s’en va… elle tourne par la sente aux Oies mouillées…

— Bon ! Elle va raconter partout que je t’ai emmené au sabbat, sous prétexte que la porte était fermée, et que des gens qui n’ont rien à cacher ne craignent pas de laisser leur porte ouverte. Voilà ce que c’est que la langue du monde, Mais, nous n’avons pas fini, passe-moi une chandelle que j’éclaire ma lanterne.

Il prit la citrouille et plaça dans l’intérieur la chandelle qu’il alluma.

— Ça ira ! dit-il en la soufflant. Voici la plus belle partie de l’individu ; mais, ce n’est pas tout… Ouvre l’armoire et prends ma clarinette sur la troisième planche à droite.

— La clarinette, parrain ?

— Eh oui, garçon, la clarinette.

— Parrain, la clarinette ?

— Mais oui ! Tu as l’air tout ébaubi.

— Dame ! c’est que la clarinette…

— C’est pour l’accompagnement. Tu verras…

— Le chat, à présent.

— Le chat ? pourquoi faire ?

— Prends-le toujours.

— Il ne veut pas venir, Minet ! Minet ! ah ! le voilà parti !

— Sans le chat tout est manqué : je perds mon foin et ma morale. Montre-lui son écuelle.

— Je le tiens ! c’est drôle, parrain, en prenant les bêtes par la douceur…

— Ça prouve leur supériorité sur bien des gens. Serre-le dans tes bras et mettons-le tout dans le fournil. Ah ! j’oubliais une chose !

— Une chose ?

— Oui, une botte de paille. Cela me fera gagner un mètre en hauteur, et c’est respectable. Allons ! c’est prêt, je suis content ! retourne tranquillement chez toi et ne dis rien. Surtout, je te le recommande, n’aie pas peur, quoiqu’il arrive ; un bon garçon comme toi qui travaille déjà comme un petit homme ne craint que de mal faire et il se moque des sorciers, des revenants et des contes bleus.

Tu dis peut-être que je ne devrais pas effrayer les autres. Mon garçon, écoute bien ! premièrement vu que depuis un bout de l’année jusqu’à l’autre, ils ne font que ça entre eux, c’est pain bénit ! ensuite, j’ai épuisé toutes mes raisons pour leur ouvrir l’entendement… à présent, je ne dirai plus rien ; mais, quand il se passera de mauvaises choses au pays, je ferai de la morale à ma façon.

J’aime quasiment mieux ça. Je suis las de toujours répéter les mêmes paroles. Ils en veulent des revenants et des maléfices, ils en auront. Peut-être qu’à la fin des fins, ils verront leur sottise. Bonsoir, garçon ! Je t’attends demain.

Je m’en retournai, les mains dans mes poches en sifflotant, pour n’avoir pas envie de causer en route.

Heureusement, la nuit tomba bientôt, je n’eus pas trop de peine à garder le secret, car une heure après le souper tout le monde était au lit.

Je dormais de ce sommeil profond, ordinaire aux enfants, quand je fus réveillé en sursaut par des cris à la fois étranges et terribles. D’abord, je ne sus si je révais, je me mis sur mon séant, je me frottai les yeux de mes deux poings fermés. J’étais bien éveillé.

Le vent apportait des clameurs épouvantables,

Allons donc les hommes.


c’était de longs cris aigus mêlés à des glapissements désordonnés. Jamais l’oreille humaine n’avait ouï pareil vacarme.

Qu’est-ce que c’est ? me disais-je.

Le souvenir de la veille me revint tout à coup, je me frappai le front.

— Le chat et la clarinette ! criai-je, j’y vais !

Je me levai à la hâte pour courir sur la place. Déjà on entendait du bruit dans la rue et des voix qui parlaient bas, qui gémissaient, qui se lamentaient.

— Bonnes gens ! c’est le gare-loup… c’est le gare-loup… Bénédiction du ciel, venez à notre secours !

Les hommes en manches de chemises, coiffés du bonnet de coton, s’agitaient, s’armaient de fourches, de fléaux, de pioches, de tout ce qui leur tombait sous la main ; les femmes, arrachées brusquement au sommeil, avaient rapidement passé leur jupon court et fourré leurs pieds nus dans des sabots.

La vieille Mathurine, ahurie, croyant prendre son casaquin, avait, dans sa précipitation, saisi un vieux sac décousu d’un côté qui se trouvait sur une chaise.

Voyant sa méprise et le froid de la nuit, elle avait prudemment mis le sac sur sa tête, sa figure jaunie passait par l’ouverture.

Ainsi costumée, brandissant son balai, criant, courant, bavardant, on l’aurait prise pour une vraie sorcière faisant plus de bruit que de besogne.

— Allons donc ! les hommes, criait-elle, est-ce que c’est l’ouvrage des femmes de courir après les gare-loups ? Miséricorde ! si j’étais seulement un homme ! Il va ravager nos champs ! Pouah ! ça sent le soufre ! Courez donc ! lâches que vous êtes ! — Elle les poursuivait avec son balai. — Allez donc, poltrons ! nous recommanderons vos âmes à Dieu, nous autres !

Je regardai la figure de Thomas. Elle était blême.

— Bonnes gens ! le voilà dans ma pièce !

— Malheur ! il est dans la pièce à Thomas ! Hélas ! tu as donc fauté, mon pauvre Thomas ?

Thomas tremblait de tous ses membres.

— Thomas ! Thomas ! disait-on de toutes parts, c’est à toi qu’il en veut !

— Il va semer le ver blanc dans son champ…

— Brûler sa vigne…

— Périr son bétail…

— Emporter son âme…

— Qu’est-ce qui parle de foin ?… Je le rendrai son foin ! pour si peu !… Je fais vœu de rendre le foin ! Oui… de… ren… dre… le… foin… Le foin… Oh ! tout de suite ! tout de suite !

Il partit en courant.

Cependant la diabolique apparition était toujours visible et les cris se faisaient entendre par intervalle.

On prit enfin le part de traquer le gare-loup de façon à ce qu’il rentrât sous terre du côté de la Butte-au-Diable d’où il avait dû sortir.

Il faut dire que, par prudence, on ne s’en approchait pas trop ; mais, on criait à en perdre la voix.

Elle faisait vraiment un effet magique dans la nuit la citrouille du parrain, se promenant majestueusement dans les grands prés en haut de la botte de paille debout sur sa tête, disparaissant subitement selon que mon parrain tournait la partie éclairée ou l’autre vers ceux qui le poursuivaient et qui venaient en bande se serrant les uns contre les autres.

C’est le seul revenant que j’ai vu de ma vie, mais quelle taille ! presque trois mètres de hauteur… t quelle voix !

Je jetai mon bonnet en l’air et je fis une culbute en l’honneur du parrain.

Deux heures après, le village avait repris son calme habituel : les balais, les pioches et les paysans étaient rentrés à leur domicile, tout danger ayant disparu.

C’est en vain qu’on aurait battu la plaine, le gare-loup, sans être inquiété, reprenait le chemin de sa demeure, sa citrouille sous un bras, sa clarinette dans sa poche, abandonnant sa botte de paille sur le bord d’un sentier.

Pendant huit jours on ne parla que de cela, c’était une bonne aubaine pour les conteuses qui brodèrent suivant la richesse de leur imagination.

Le parrain était enchanté.

— Hein ? quel succès ! Je te disais bien que mon foin aurait des jambes. N’en parle pas surtout ! On peut avoir besoin de recommencer.

— Pas de danger !

— Si je te montre les ficelles, vois-tu, c’est pour t’empêcher d’être bénêt comme eux, pour que tu sois honnête, non comme aucun d’ici ? par peur, mais par principe. Puis, ça te donne une idée du monde. Voilà à quoi s’exposent les ignorants : à être menés, joués, bernés. Toi, profite de la lecon, raisonne, réfléchis et regarde de tous tes yeux le fond des choses, à seule fin de ne point prendre des vessies pour des lanternes.

— Je tâcherai, parrain.

Le lendemain, comme j’étais aux champs à garder mes bêtes, j’aperçus Mathurine qui s’avançait un panier au bras, sa serpe à la main, ramassant de l’herbe pour ses lapins. Quand je fus à portée de l’entendre, elle me cria :

— Tu n’as donc pas peur, toi, garcon, que tu es là tout seul tranquillement ?

— Mais non ! je ne suis pas seul, vous voyez bien que je suis en compagnie : mon chien et mes bêtes à cornes.

Elle s’approcha de moi et s’assit au bord de la route.

— Viens un peu ici que je te parle, petit. Ah ! ça, dis moi, où as-tu été hier ?

— Où j’ai été ? Ça dépend de l’heure.

— À douze heures de nuit… au sabbat, pas vrai ? avec ton parrain…

Je fus pris d’une folle envie de rire.

— Non, Mathurine, pas avec mon parrain… vous ne vous souvenez donc pas ?

Elle me regarda d’un œil inquiet et interrogatif. Avec vous, Mathurine…

Elle eut un soubresaut d’horreur.

Sur la place… même vous aviez dans les mains un manche à balai et sa suite, et un déshabillé comme on n’en voit quasiment qu’à…

Je partis d’un éclat de rire.

— Il se gausse de moi, foi d’honnête femme !

— Qu’à… qu’à celles qui vont au sabbat !

— Méchant gamin, fit-elle en riant un peu.

Elle tira sa tabatière d’écorce, donna de l’index plié plusieurs petits coups sur le couvercle et aspira lentement une prise en réfléchissant.

— Père tout-puissant ! où allons-nous ? Voilà les enfants qui ne croient plus à rien… Mauvais signe ! Oui, la fin du monde approche, c’est clair. Ah ! dans mon jeune temps on n’avait qu’à vous dire : « C’est ci ! c’est ça ! », on croyait tout. Mais, depuis qu’on vous apprend le monde de la campagne, à lire et à écrire, ni plus ni moins qu’à des seigneurs, tout va à l’envers.

Elle se leva.

— Je sais bien que tu as du naturel quoique tu sois un peu trop avancé pour ton âge, qu’à la veillée tu me débrouilles mon fil quand il s’emmêle, que tu es travailleur et qu’on n’a volontiers pas de reproches à te faire ; mais il y a une chose que je n’aime pas : ta fréquentation avec ton parrain.

— Pourquoi ?

— Pourquoi ? pourquoi ? Ce n’est pas une question ça, pourquoi ?

— Vous croyez qu’il m’emmène pour danser en rond avec les follets et les fées au clair de lune ?… Écoutez, Mathurine, je vous invite pour la première.

— Le garnement ! il n’a pas honte de me dire des choses pareilles !

Elle ramassa sa serpe, la mit dans son panier et s’en alla en murmurant :

— Je le dirai à ta mère, va ! je le dirai à ta mère |

Pendant qu’elle s’éloignait, je coupai une bonne brassée d’herbe et je courus à elle.

— Tenez, Mathurine, ne vous baissez pas tant.

Je mis l’herbe dans son panier.

— Oh ! je sais bien ! tu as du bon… ce n’est pas le cœur qui te manque ; c’est la croyance !

Elle s’éloigna.

Les jours se succédèrent, comme ils sont à la campagne, calmes, mais uniformes, n’apportant de changement que dans les individus et dans les travaux.

Un jour pourtant, les femmes se mirent à chuchotter. Mathurine vint trouver ma mère :

— Dites donc, Marie-Jeanne, savez-vous la nouvelle ?

— Laquelle, Mathurine ?

— Quelle femme ! elle ne sait jamais rien.

— J’ai tant à faire dans la maison.

— Eh bien ! ma fille, je vas vous l’apprendre, dit-elle en mettant ses poings sur ses hanches, figurez-vous qu’il est arrivé, pas plus tard qu’hier soir, sur le coup de sept heures, à l’auberge du Lapin-qui-Saute, un étranger — qui n’est pas d’ici.

— Eh bien ! Mathurine, qu’est-ce que ça nous fait ?

— Ce que ça nous fait, ma chère ? Il vient s’installer dans le pays. Comprenez-vous ? dans le pays… sur notre bien, quoi ?

— Tant mieux ! si c’est un brave homme.

— Si… si…, oui, si… mais je commence par vous dire que c’est un freluquet…