Le numéro treize/04

La bibliothèque libre.
Librairie d’éducation laïque (p. 49-62).


CHAPITRE IV.

Le Freluquet.

Le nouveau venu, Philogène Potard, ne fut pas accueilli avec enthousiasme ; le paysan est défiant, il n’aime pas les inconnus. Il faut dire aussi que, dès son arrivée, le Freluquet (ce nom lui resta), qui avait travaillé à la ville comme ouvrier maçon, prit envers les autres des airs de supériorité très blessants pour tous.

Il allait à la journée avec les autres, et, au lieu de faire sa part comme un honnête homme le doit dans un travail commun, il en laissait le plus possible aux autres ; c’est pourquoi ses camarades lui disaient souvent :

— Toi, Freluquet, on dirait que tu as les côtes en long !

Il se vengeait de cette plaisanterie par de méchantes paroles ou par des tours malicieux, car il n’était pas brave comme il voulait le faire paraître.

C’est le dimanche qu’il fallait le voir flâner avec sa blouse brodée sur les épaules, bien tirée en arrière pour mettre en évidence sa chemise de toile bise, et sa casquette posée de côté, crânement.

Les femmes, assises devant leur porte, le regardaient passer ; il prenait alors un air de dédain moqueur, comme s’il eût méprisé tout le monde.

— Tu passes bien fier, Freluquet !

Il n’attendait que cela pour s’arrêter, ayant grand plaisir à bavarder, à se vanter, à faire le beau parleur et à montrer ses belles manières.

— Oh quant à la chose d’être fier, il y en a à ma place qui le seraient plus que moi, vu que… enfin, je m’entends !

— J’espère que tu es faraud aujourd’hui ! En voilà une belle cravate !

— Bah ! j’en ai au moins dix comme ça sans compter les autres.

— On voit bien que tu as été en ville, toi, tu portes des souliers. Quel luxe ! tu as tout à fait l’air d’un monsieur.

— J’ai l’ar, tiens ! vous n’étés pas génée, la Toinon. Vous ne m’avez donc point vu avec ma redingote en drap vert-de-mer ? Même que le maire de mon canton m’en a tiré son chapeau jusqu’à terre. Du reste, c’est mon cousin… à l’insu de germain.

— C’est ton cousin, le maire ? Tu ne nous en as jamais parlé.

— Pourquoi faire ? Je n’aime pas à vanter mes parents, moi.

— Comment s’appelle-t-il ton cousin ?

— Mon cousin, le maire de mon canton ?

— Oui, ton cousin, le maire de ton canton.

— Monsieur de…

— Ah ! c’est un de ?

— Conséquemment.

— Alors, toi, pourquoi t’appelles-tu Philogène Potard ?

— Belle question ! parce que c’est mon nom, subsidiairement parlant. Vous allez comprendre : Ma grand’mère, qui était donc une demoiselle de … chose, a épousé mon grand-père qui était millionnaire…

— C’était huppé !

— Oh ! pour ça, c’est le cas de le dire. Pour lors, ma mère a épousé mon père, vous comprenez ma raison ? De cette manière-là, par conséquent, voilà comment la chose s’est faite.

— Et les millions de ton grand-père ?

— Je lui en ai toujours voulu… Ils ont péri dans un incendie avec son château.

— Tu nous la bailles belle, toi !

— Moi ? ma foi non, parole d’honneur ! la preuve, c’est que si je voulais, je ne resterais pas longtemps à travailler comme ça mais c’est mon amusement.

— Vantard ! fit mon parrain qui arrivait.

— Tiens ! c’est vous, père Lascience, dit le Freluquet, en se retournant.

— Eh oui ! pourquoi pas ?

— Ho ! je vous dis ça en manière de conversation.

— Je le vois bien.

Le Freluquet parut un peu décontenancé par la présence du père Lascience ; mais il reprit bientôt son aplomb.

— Dis donc, Philogène, s’écria Pierrot, qui accompagnait le parrain, voici les femmes qui racontent que le maire de ton canton est ton cousin à l’insu de germain ?

— Vrai de vrai ! je vous narrerais bien comme quoi il m’a invité à souper, même que j’ai pris sur ma conscience d’emmener le petit à l’apothicaire. Nous arrivons, bon ! j’avais ma redingote bleu-barbeau, non, vert-de-mer. Je lui dis : Bonjour, cousin, comment que ça vous va ? — Tout à la douce, et vous, cousin ? — Vous voyez ! — Sans vous commander, nous allons manger la soupe. — Ça me va !

Nous nous mettons à table. Bon ! j’étais vexé d’avoir avec moi le petit à l’apothicaire ; figurez-vous que ça ne connaissait pas plus la politese que rien du tout ! J’étais tout le temps à lui dire : « Souffle donc, nigaud, tu vas te brûler. Là ! mon gars, ta fourchette d’une main, ta cuiller de l’autre, c’est ça ! — Salis pas ta serviette, malappris ! — Bois donc pas comme ça, on te prendrait pour le tonneau d’Adélaïde. — Lèche bien ta sauce, tu aurais l’air de faire fi de la cuisine. » Vous pensez bien que le cousin prétait l’oreille en voyant que j’étais affecté d’une éducation péremptoirement numéro un. — Sans façon, me dit-il, répondez-moi, vous avez été à l’école immanquablement ? — Oh ! vous savez, que Je lui réponds, j’y ai été… sans y aller ; mais ce n’est pas la peine d’en parler, vu que j’ai appris la politesse tout seul. — Vraiment ! fit-il. — Et que j’ai été mon propre éducateur.

Il se mordit la lèvre d’un air étonné.

Alors, j’ai voulu lui montrer que j’étais aussi sciencé que n’importe quel bourgeois, et je lui continue mes raisons, les pouces dans l’entournure de mon gilet nacarat :

C’est pourquoi, le père du petit que voilà qui est donc, révérence parler, apothicaire, voulait me prendre pour compiler ses drogues. Quant au prix, cousin, c’était dru ! Non, que je lui fais, je ne serais jamais tranquille sur mon tempérament dans votre boutique ; vous avez des histoires trop dangereuses ici : de l’eaudanum, de l’extrait de ceinture, de la mitraille d’argent, de la sale fœtida (vous voyez, cousin, que je ne suis pas novice dans le métier), non, non, le garçon de ma mère n’est pas fait…

— Maudit bavard, cria le parrain qui ne pouvait plus se contenir, est-ce que tu n’as pas bientôt fini tes menteries ?

Philogène allait répondre quand le groupe des archers passa.

— Venez-vous avec nous, père Lascience ?

— Pas aujourd’hui, les enfants !

— Qu’est-ce qu’il y a donc ?

— Il y a que je sus en train de réfléchir.

— À votre aise, père Lascience. Tiens ! le Freluquet ! Tu n’es donc pas allé à la fête de Mezille, comme tu le disais ? C’est pourtant aujourd’hui !

Philogéne ricana.

— Tu ris ?

— Ben oui, vous me faites rire.

— À cause ? dit le père Lascience.

— À cause ?… Après tout, qu’est-ce que ça regarde ?

— Allons ! tu n’es pas plus poli que brave, toi.

— Pas brave ! Moi ! Je n’ai peur de rien, entendez-vous, vieux sorcier !

— Toi ! Pauvre garçon !

— Non ! peur de rien ! Et je me moque de tout, de vous, de votre morale et du reste.

Le parrain hocha la tête et dit tout bas : Faquin ! puis, il tourna les talons en murmurant : Mathurine croit à toutes sortes de fadaises, c’est nuisible ! Celui-là n’a pas de conscience, c’est dangereux … Fanfaron ! le cousin du maire, va ten voir s’ils viennent ! Muscadin, va ! vantard ! fainéant, menteur, en voilà un fléau pour le pays ! il faut qu’il s’en aille : un fruit gâté gâte les autres. Comment faire ? La force n’y peut rien ! Pourtant, il ne sera pas dit que je me croiserai les bras : L’exemple, c’est tout ! Oui, c’est ça ! tu vas en avoir une leçon, mon cher, et une soignée encore ! Ah ! tu n’as peur de rien ! Tous pareils, ces flambants-là !

Ceci se passait quelques jours avant la Toussaint. Le maçon continuait ses fanfaronnades.

La vieille Mathurine, indignée, lui répétait sans cesse : « Ça te portera malheur, mon Freluquet, tu verras ! » Il lui riait au nez avec impertinence ; mais son rire était forcé.

Le parrain avait choisi la veille du jour des Morts pour l’exécution de son projet.

Minuit sonnait au milieu duplus profond silence.

Dans la chambre où dormait Philogène, un petit bruissement se fait entendre dans la cheminée.

Il s’éveilla.

— Qu’est-ce ?…

Les paroles de la vieille Mathurine versent l’esprit :

« Ça te portera malheur, mon Freluquet, tu verras ! »

Le bruissement recommence :

— Qui va là ?

Il écoute encore.

Une petite lueur apparaît, disparaît, va et vient, comme un follet se mouvant dans la cheminée.

Philogène enfonce sa tête dans ses draps

Le follet murmure avec mystère :

— Quitte le pays, mauvais gars, je te l’ordonne !

L’ouvrier ne répond pas.

— Quitte le pays ! reprend la voix courroucée.

Le Freluquet laisse échapper un gémissement. On tire son drap du côté de la cloison…

— Brrrou…

Il aperçoit à travers ses couvertures le petit follet qui danse toujours en face de lui.

— Quitte le pays !

— Oh ! la ! la ! la ! la !

— Quitte le pays !

— Hélas ! hélas !

— Quitte le pays !

— Mon drap ! mon drap ! Saint Philogène, mon patron, prêtez-moi votre assistance !

— Quitte…

— Je le quitterai ! je le quitterai ! demain ! Je le jure… sur la tête de mon saint patron, de la sainte mère de Dieu, du bon Dieu, de tous les saints du paradis… je le jure ! oh ! je le jure ! je le jure !

Le pauvre Freluquet resta presque finit cependant par reprendre ses sens et par s’endormir ; mais, le lendemain, de grand matin, il alla trouver l’hôtesse du « Lapin-qui-Saute ». Elle remarqua qu’il n’avait pas son air ordinaire et que sa voix tremblait un peu.

— Qu’avez-vous ce matin, mon Freluquet ? vous êtes tout pâle.

— J’ai que je viens régler mon compte, à seule fin d’en finir.

— Qu’est-ce que c’est que ce baluchon-là ?

— Mes effets.

— Comment, vos effets ?

— Oui, je vais leur faire voir du pays, immanquablement.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Je dis que je m’en retourne chez nous — j’ai fait un héritage — je m’en vas pour me préparer mon logement.

— Bonnes gens ! mais vous n’en avez causé à personne !

— Histoire de faire une surprise.

— Alors, c’est décidé ?

— Comme vous voyez !

Il mit son ballot au bout de son bâton, le bâton sur son épaule et se disposa à partir.

— Vous pouvez le dire aux autres, vous savez !

— Quoi donc ?

— Mon héritage.

_ Bon ! En vous remerciant, mon Freluquet ; si vous revenez, ne passez pas la porte.

— Bien sûr ! soyez tranquille ! Oui, compte que j’y reviendrai dans ton sorcier de pays !

Il s’éloigna rapidement, et jamais il n’en fut plus question.

Cependant, le père Lascience riait de tout son cœur avec le cousin Pierre, son complice :

— Vraiment ! lui disait-il, mon Pierrot, je ne croyais pas si bien réussir ! nous sommes débarrassés d’un très mauvais compagnon ; cela ne coûte pas grand’chose, heureusement : une ficelle un peu longue qui, attachée à la bride de mon sabot, descend par la cheminée, une chandelle dans le sabot ; c’est là mon follet. En parlant dans la cheminée, quand j’étais sur le toit, le son de ma voix était tout à fait changé ; il ne pouvait se douter de rien. D’ailleurs, la peur rend bête… la preuve… Me vois-tu remontant ma ficelle et la descendant ?… flic… flac… Et lui, se démenant, en invoquant tous les saints du calendrier.

— Ah ! ah ! ah ! répondait Pierre, quand je pense qu’il’y avait que des ficelles dans toute cette magie-là ! Et la mienne, attachée au coin de son drap et passée dans un trou de la cloison, comme je la tirais à propos de l’autre côté, dans la grange.

« Quitte le pays ! »

Vlan ! la ficelle marchait.

« Ô Seigneur ! à bon Dieu ! mon saint Philogène, mon patron ! »

Et Pierrot contrefaisait le Freluquet.

— Que ce soit une leçon pour toi, Pierrot, et pour ton cousin, à qui tu raconteras la chose. L’homme paresseux, vaniteux, ignorant est toujours superstitieux et lâche. Celui qui n’a que la langue ne mérite qu’une quenouille appliquée vigoureusement sur les épaules. Souviens-toi de cela.

C’est ainsi que le père Lascience s’efforçait de nous instruire à sa façon, le cousin Pierre et moi. On dira peut-être qu’une crédulité si ridicule est bien extraordinaire ; malheureusement, elle n’a aucune exagération. Sans instruction, l’homme est incapable de distinguer la vérité, et il donne, tête baissée, dans l’absurde.

Le départ du Freluquet réjouit tout le monde ; nul ne crut à son héritage, excepté Mathurine.

— Pourvu, disait-elle, qu’il ne vienne pas se faire bâtir un château ici ! Comme il vous traiterait, le pauvre monde, celui-là !

— Eh non ! répondait Pierrot, ne vous tourmentez pas. Je vous dis que le maire, son fameux cousin, lui prêtera le sien — indubitablement.

— Alors, si tu en es sûr.

— Oh ! pour ça…

— Enfin ! M’est avis qu’il a plus de chance qu’il ne vaut.

La fin de décembre approchait, je rencontrai le parrain en chemin, comme je revenais gaîment à la maison, les mains dans mes poches.

— Petit, me dit-il, voilà le moment de tuer mon « habillé de soies », en es-u de la boudinée avec l’ami Pierrot ? Nous ferons fête…

— Ce n’est pas de refus.

— Ton père et ta mère seront de la partie, bien entendu. Me faut-il pas faire une manière de réjouissance pour la chose que le Freluquet a débarrassé le pays ?

— Vous avez raison, parrain.

— Voyons, tu te grattes la tête… qu’as-tu ? parle donc !

— Parrain… César…

— Tiens ! tiens ! c’est vrai ! je l’oubliais ! amène-le ! c’est un bon compagnon.

Au jour dit, les invités s’installèrent chez le père Lascience autour d’une table couverte d’une belle nappe blanche, une chandelle brillait à chaque bout. Comme on était bien ! Dans la grande cheminée flambaient les grosses bûches, pendant qu’il gelait dehors à pierre fendre, aussi, on riait, on jasait tout en mangeant les bons boudins grillés, les saucisses épicées et le beau morceau d’épinée tout doré, tant il était bien rôti ! Oh ! le délicieux et charmant festin !

— À votre santé, père Lascience !

— À vous pareillement, Marie-Jeanne !

— Hélas ! dit le parrain en haussant légèrement l’épaule, ce que c’est que l’homme, il ne songe qu’à lui ! Nous sommes là à nous goberger et nous ne pensons pas que César n’a mangé que des yeux. Aujourd’hui, fête pour tout le monde ! Je veux que César soit content : Prends une chandelle, petiot, et va dans la pièce à côté lui faire une bonne soupe.

Je pris le plat qu’il me tendait, un gros morceau de pain et j’appelai César qui s’obstina à rester près de Pierrot.

Pierrot, en effet, devait exciter l’envie d’un affamé. Heureux Pierrot ! il était là en face d’un superbe morceau de boudin qu’il mangeait avec un plaisir infini ; il ne voyait rien, n’entendait rien — il mangeait. — L’unique chandelle restée sur la table était tout près de lui ; elle faisait en vacillant des clignotements engageants sur son assiette. Pierrot piquait, portait à sa bouche, buvait un coup et recommençait.

Le pauvre César le considérait tont attendri. Du fond de la pièce où j’étais, je le vis monter sur ma chaise à côté de Pierrot.

Soudain un cri retentit. Plus de lumière !

— C’est lui ! criait Pierrot, il a soufflé la chandelle !

— Et qui ? demanda le père Lascience.

— Le chien !

— César !

— Oui, oui, pour me manger mon boudin.

Quand je rapportai de la lumière, on riait aux éclats, excepté Pierrot, pourtant.

— La chose est facile à comprendre, les amis, disait le père Lascience, voilà un chien qui meurt de faim et nous mangeons à son nez et à sa barbe sans lui faire une politesse. Il se dit : Je voudrais pourtant bien souper, moi, qui travaille autant que pas un ! Voyant manger Pierrot, il pense : « Que ce doit être bon ! » Pour se rapprocher de ce qui est bon, il monte sur une chaise. — Pierrot porte un morceau à sa bouche, César en pousse un soupir si gros que… la chandelle s’éteint. Il profite de l’occasion pour attraper le morceau. Et voilà ! Ah ! on a beau dire ! il y a tout de même du raisonnement chez les bêtes.

Pierre ne pouvait sortir de sa stupéfaction.

— Si Mathurine était là, elle hocherait la tête : « Ça n’est pas naturel ! il y a quelque chose là-dessous… ce père Lascience l’a ensorcelé… » N’est-ce pas, Marie-Jeanne ?

— Oh ! assurément.

— Et voilà comment se font les réputations.

Mais, ce n’est pas de cela qu’il s’agit :

À la vôtre !

Tous les verres se choquèrent.

Ah ! voici ceux des environs qui vont à la messe de minuit. Regardez ! Les torches de paille allumées qu’ils portent à la main font un effet bizarre dans les champs… Ils doivent être gelés… À leur aise ! Pour nous, rions et causons en nous chauffant comme de braves gens qui l’ont gagné par leur conduite et leur travail, un bon moment est si rare ! Allons, les amis, vive la joie !