Le numéro treize/10

La bibliothèque libre.
Librairie d’éducation laïque (p. 131-144).


CHAPITRE IX.

L’École.

Me voyez-vous, à l’âge de vingt et un ans, assis devant une table avec quelques camarades et les enfants de troupe, traçant des lettres sur le sable au moyen d’une pointe ?

C’est que, il y a quarante ou cinquante ans, on n’avait pas pour apprendre à lire et à écrire les méthodes rapides en usage aujourd’hui, et puis, le papier était cher, on ne le prodiguait pas aux commençants.

Avec quel som je cherchais à dessiner la forme des lettres de mon modèle ! À la moindre incorrection je passais légèrement mon doigt sur le sable et je m’efforçais d’arriver à une reproduction exacte, sans jamais me décourager.

Bientôt, satisfait de mon travail, on me donna une ardoise.

J’épelais tout bas avec la plus profonde attention ce que je devais copier ; si j’étais embarrassé, je me renseignais auprès d’un élève plus avancé que moi sans m’en sentir aucunement humilié, l’ignorance seule me paraissant le comble de l’humiliation. En peu de temps, je fus à même d’imiter complêtement les tableaux placés devant nos yeux ; alors, l’officier qui dirigeait la classe me trouva capable d’écrire sur du papier.

Oh ! la première feuille que j’eus devant moi !… Si vous saviez ! J’étais là, je la regardais avec bonheur n’osant la toucher de peur de la gâter… Je prenais ma plume, je la posais sur la table, je passais mes mains sur les pans de ma capote. ja reprenais ma plume… Tout-à-coup le bahnt-étude du vieil oncle m’apparut, il se mit à danser de joie sur ses pieds antiques me voyant une plume à la main ; ses moulures brunes me paraissaient les plissements d’un joyeux sourire, il jetait en l’air ses parchemins jaunis en criant : « Voilà notre garçon qui devient savant, enfoncé le vieux notaire ! je reprends du service ! »

Un camarade me poussa le coude :

— Tu n’écris donc pas ?

Brusquement arraché à ma vision, je commençait ma page, me reculant à chaque ligne pour juger de l’effet.

Enfin, je possédais donc la clé des sciences !

Le lieutenant s’étonnait de mes progrès et il me témoignait une bienveillance particulière ; craignant d’exciter la jalousie de mes condisciples, il corrigeait mon dexoir le dernier on me donnait à faire quelque chose qui m’obligeait à rester après les autres, de façon à s’occuper de moi quand la classe était finie.

En sorte qu’en six mois je savais lire couramment et écrire lisiblement.

Je n’étais pas fort sur l’orthographe, cependant je n’aurais pas, ainsi qu’un de mes condisciples, mis dans la suscription d’une lettre : département de l’N, ou, comme cet autre, sur un rapport :

I manc catrom.

Mon rêve se réalisait, je pouvais, de ma propre main, sous ma seule inspiration, écrire au pays, voici en quels termes je le fis :

« Mon cher père et ma chère mère,

» Je vous écris pour vous dire que je me porte bien, je désire que la présente vous trouve de même ainsi que le parrain et les amis.

» Jusqu’à ce jour, le numéro-treize ne m’a pas porté malechance, au contraire ; il ne faut pas vous tourmenter à cause de lui.

» Je vous dirai que je suis très satisfait de l’état militaire, vu qu’il m’a procuré l’occasion d’apprendre à lire et à écrire par moi-même, comme il est visible par la présente.

» Je vais à l’école, mes chers parents, conjointement avec les camarades et les enfants de troupe, et même à l’école de comptabilité, partout enfin où il y a moyen d’apprendre ; avec l’exercice et le reste du métier, je n’ai guère de temps pour l’amusement, c’est pourquoi le capitaine m’a dit l’autre jour :

« Mon pauvre garçon, vous ne pourrez jamais faire tant de choses ! » Et il m’a fait exempter des corvées.

» Vous pensez, ma chère mère, qu’après cela j’ai du cœur à l’ouvrage. J’espère que vous serez contente de voir mon écriture et que vous la montrerez au parrain, à seule fin de lui prouver que je fais cas de ses conseils et que je m’instruis de plus en plus dans la lecture, l’écriture et le calcul.

» Quand je reviendrai au pays, je crois que le maître d’école d’Auxerre me cherchera querelle pour la chose que j’en saurai plus long que lui, c’est une manière de vous dire qu’il ne faut pas pleurer à cause du numéro treize, et que toutes les racontances qu’on fait là-dessus — c’est des bêtises !

» Il paraîtrait, au dire du caporal Durcapet, une vieille moustache, que je ferai mon chemin vraisemblablement avec les trayailleurs et les bons sujets.

» Vous saurez que le lieutenant qui nous fait la classe est la crême des hommes. Il s’appelle Renaud, C’est lui qui, dans cette lettre, va mettre l’orthographe, ce qui est, selon lui, arranger les mots à la façon des savants.

» Je ne vous en dis pas davantage pour le moment, dans l’espérance que mon écrit vous fera plaisir.

» Adieu, mon cher père et ma chère mère, ne pensez plus au numéro treize ; je crois positivement que le parrain a raison, qu’un chiffre ne fait ni bien ni mal et qu’on est maître de sa propre chance.

» Le bonjour, s’il vous plaît, au parrain, à Pierrot et à tous ceux du pays ; une poignée d’avoine à la Brune et une caresse à César.

» Je finis ma lettre en vous embrassant et je suis en attendant de vos nouvelles,

» Votre fils,
» DANIEL. »


Transporté de joie, je mis ma lettre à la poste” En chemin, je me représentais son arrivée ; le facteur heurtait à la porte :

— Monsieur, Monsieur Joseph Daniel.

Il tendait la lettre.

— Mon Joseph ! criait ma mère, viens donc, Joseph, une lettre… une lettre pour nous !

— D’où vient-elle, facteur ?

— De Perpignan.

Mon père accourait.

— Lisez-nous ça, facteur !

En un clin d’œil la nouvelle se répandait dans le village, on arrivait, on faisait cercle.

— Ah ! bonnes gens ! qu’il est savant ! Il fera son chemin, ce gaillard-là, je vous l’ai toujours dit moi, Marie-Jeanne, vous savez bien ! Ge n’est pas au pays qu’il se serait éduqué comme ça !

J’étais ravi.

J’entendais le parrain :

« Encore une bouchure de sautée ! il sait lire et écrire, avec ça, on va loin ! »

Je me frottais les mains de satisfaction disant : Qu’ils sont contents ! Pourtant, qui l’aurait cru il y a six mois ?

Plus j’étudiais, plus le désir de savoir s’allumait en moi, le lieutenant Renaud me prêtait des livres que j’étudiais avec ardeur ; à mesure que je m’instruisais, une sorte de lumière grandissait dans mon esprit et me montrait toute chose sous un aspect nouveau, j’en concluais que l’ignorance est la pire des cécités.

Quoique je songeasse souvent au pays, ma gaité revenait, je m’efforçais d’accomplir strictement mon devoir, mes chefs n’avaient pas d’observations à me faire touchant la discipline les camarades m’estimaient et les études allaient bon train. Ma satisfaction était grande.

Cependant, je ne restais pas toujours penché sur des livres, ne prendre aucune distraction, c’eût été le moyen de ne rien faire de bon et de ne pas pouvoir persévérer dans le travail ; car il est nécessaire dans l’intérêt de la santé et des progrès intellectuels, de se reposer et de se récréer.

C’était un vif plaisir pour moi de parcourir le pays original et pittoresque où nous tenions garnison ; le Roussillon était véritablement plus digne de mon admiration que la modeste ville d’Auxerre.

Si quelques parties sont desséchées par le soleil de juillet, que de magnifiques compensations !

Voyez les champs de mûriers, aux fruits semblables à une agglomération de perles, les oliviers touffus au pâle feuillage, les orangers aux brillantes pommes d’or… et là, de ce côté, d’épaisses haies portant les fleurs pourprées du grenadier. Dans les terrains incultes croissent la lavande et le serpolet, le genevrier et le romarin fous ces parfums mêlés, fondus, imprègnent l’air des plus suaves émanations.

C’est la splendeur d’une végétation d’Orient Une température de printemps et un joyeux soleil éclaire et échauffe cette terre favorisée quand, dans notre Bourgogne, on se serre bien près les uns des autres devant la flamme de la haute cheminée, aussi la vigne, sous l’action de cette chaleur bienfaisante, porte des fruits savoureux et donne à l’homme un breuvage abondant et délicieux.

Perpignan est placé dans une vaste plaine, au pied d’une colline, à deux lieues de la mer, sur la droite d’une petite rivière, la Tet. En été, rien n’est plus facile que de la traverser à pied sec, mais à l’époque de la fonte des neiges ou des pluies dans la montagne, c’est un fleuve impétueux qui sort de son lit et dévaste tout sur son passage.

Du haut des remparts, on a devant soi un panorama d’une grandeur imposante : l’immense plaine est bordée de montagnes : au nord, se déploie la chaîne des Corbières ; au couchant, le mont Canigou domine toutes les hauteurs environnantes ; au levant, de charmants coteaux s’entr’ouvrent et laissent voir au loin les flots bleus de la Méditerranée ; au sud, les Pyrénées forment une limite naturelle entre la France et l’Espagne.

Mais, ces montagnes n’ont pas l’aspect rude et sévère de la stérilité, les roches sont presque toutes couvertes de riches forêts de chênes. de châtaigniers, de frênes et de liège, ou couronnées d’arbres toujours verts ; des plateaux étendus présentent de fraîches pelouses parsemées de fleurs et sillonnées de nombreux ruisseaux.

Tel est le Pla-Guillem sur le Canigou. Le Canigou ! c’est l’orgueil du Roussillonnais ! le voilà, dressant sa cime altière entre ses sœurs ; elle est si haute qu’on peut l’apercevoir à plus de trente lieues, dépassant le niveau de la mer de quatre cent quatre-vingt-cinq mètres.

Couvert de neige pendant sept mois de l’année, le Canigou garde cependant du côté nord des neiges éternelles dans les larges crevasses de ses flancs ; c’est au lever du jour qu’il se montre dans toute sa beauté.

Un des hommes les plus illustres de notre temps en a fait la peinture suivante :

« La plaine n’avait encore reçu aucun rayon du soleil, lorsque tout à coup le Canigou reçut sur son front une teinte rose, qui, se mariant à la blancheur des neiges produisit une nuance d’une inexprimable douceur : cette bande lumineuse, s’agrandissant par l’élévation progressive du soleil, le pic supérieur semblait croître à mesure qu’il s’éclairait. Bientôt le mont tout entier fut inondé de lumière et de pourpre ; alors toutes les formes cachées dans l’obscurité se dessinèrent à la fois, toutes ses saillies ressortirent, toutes ses profondeurs semblèrent s’enfoncer, et il parut acquérir une réalité qu’il n’avait pas. »

Un faït qui a excité bien des commentaires, sur quoi on n’avait, au temps dont je parle, aucune donnée certaine, c’est, dans une des parties supérieures du Canigou, l’existence d’une grande ouverture autour de laquelle sont scellés de gros anneaux de fer.

Était-ce comme on le suppose dans le pays, l’entrée du puits d’une mine ? Les anneaux servaient-ils à soutenir les cordes montant et descendant les hommes et les fardeaux ? Je suis forcé, ainsi que bien d’autres, de rester sur cette interrogation.

Le Canigou est, comme on sait, un contrefort secondaire des Pyrénées dont la chaîne commence au sud-est de Perpignan ; de l’autre côté, c’est l’Espagne où l’on peut entrer par quinze passages ou cols.

Un de ces passages jouit d’une certaine célébrité à cause de l’acte de patriotisme qui en fut le théâtre en 1793.

Les Espagnols sachant que la frontière n’était pas gardée, résolurent de pénétrer en France par le col de Banyuls, le seul qui, à l’extrémité des Pyrénées, peut conduire de Catalogne chez nous.

La commune de Banyuls, composée d’environ mille habitants fut sommée par le général ennemi de se rendre immédiatement et menacée en cas de résistance d’être passée au fil de l’épée.

Sylvestre Douzan, délégué par ses compatriotes, alla porter aux envahisseurs ces magnanimes paroles « Les habitants de Banyuls sont français, ils mourront tous pour l’honneur et l’indépendance de la France. »

À cette fière réponse, trois mille Espagnols s’engagent dans les gorges de la montagne ; mais la petite population s’est levée tout entière et court à la défense ; les hommes ont pris les armes. les femmes et les enfants apportent des munitions ; ces mille cœurs d’hommes, de femmes et d’enfants ne font qu’un, sous l’étreinte de ce grand sentiment : l’amour de la patrie.

Ils harcèlent l’ennemi, s’opposent à sa marche, le découragent, l’attaquent lui font éprouver des pertes cruelles et le mettent en fuite.

Bien des fois, j’ai contemplé avec émotion cet horizon de montagnes, en pensant au mémorable exemple qui y fut donné : et, rentrant en ville, à la rue des enfants qui jouaient dans les rues, je me disais : Voilà des faits qu’on devrait citer à ces petits, afin qu’ils s’en souvinssent à l’occasion quand ils seront grands.

Après m’être délassé l’esprit par des promenades utiles à mon instruction, j’avais hâte de reprendre mes livres, je pressais le pas en traversant la place d’armes dont l’un des plus grands côtés est occupé par les casernes.

Ces habitations spacieuses furent bâties par Louis XIV pour contenir cinq mille hommes. Un autre édifice était aussi réservé aux troupes, le Castillet, monument gothique très remarquable, dans lequel cependant on n’entrait toujours qu’à contre-cœur, le Castillet étant la prison militaire.

Comme si l’on n’était pas sans cesse captif dans une ville fortifiée.

Perpignan, ainsi que toutes les villes frontières, l’est nécessairement, sa citadelle, qui domine la ville neuve et la ville vieille, est entourée d’une triple enceinte, ce qui met en état de résister à trois attaques de l’ennemi.

Un peu en dehors de la ville coulent deux sources, distantes l’une de l’autre d’environ cent mètres : elles ont ceci de particulier que l’une est chaude et l’autre froide ; cela me parut plus digné d’attention que la fontaine ensorcelée d’Auxerre.

La vue d’une chose nouvelle, d’un fait étrange, ne me laissait plus ébahi comme lorsque j’avais quitté mon village, je demandais des explications à ceux qui savaient et l’étude m’était à la fois facile et charmante

Un jour que j’étais allé voir les danses bizarres des paysans, je fus tout étonné de ne pas comprendre un seul mot de leur langage ; c’est, me dit-on, qu’ils parlaient un idiome n’ayant rien de commun avec le nôtre, la langue catalane qui remonte à une haute antiquité. Au xie siècle, ses troubadours jouissaient d’une grande célébrité, on assure que trois cents ans plus tard, alors que notre langue française n’était pas formée, les Catalans avaient un dictionnaire de rimes, un art poétique, partant, une grammaire.

Les mœurs singulières du pays étaient pour moi un sujet de piquantes observations. Le goût des indigènes pour les courses de taureaux contrastait, à mon avis, avec leur dévotion excessive ; mais leur franchise, leur amour de l’indépendance me plaisait, et je trouvais d’une extrême justesse ces lignes écrites en 1655 au comte d’Estrades par Pierre de Marca :

« Le seul moyen de les gagner consiste à leur témoigner que l’on estime leur courage, leur constance et leur adresse politique (car ils se piquent fort de cela), à quoi il faut ajouter les caresses et le soulagement du peuple, autant qu’il se peut ; ils contribuent à ce qu’ils peuvent quand ils y sont conviés de bonne grâce, mais ils ne peuvent souffrir ni l’injure personnelle ni la violence réelle. »

En quelques mots on me fit complaisamment l’historique du Roussillon tour à tour asservi, disputé et soumis par des maîtres de nations étrangères ; un siècle après qu’Annibal eut franchi les Pyrénées, il était aux Romains ; puis, il appartint aux Wisigoths, ensuite aux Sarrasins. Pépin-le-Bref s’en empara et le fit gouverner par des comtes qui déclarèrent le comté héréditaire dans leur famille. Il passa sous l’autorité des rois d’Aragon, puis dans l’apanage du roi de Mayorque, Jean II qui l’abandonna à Louis XI, ne pouvant tenir certains engagements envers lui ; mais les Roussillonnais refusèrent de se laisser céder, d’être le prix d’un marché conclu entre souverains ; le roi de France vint en conséquence mettre le siège devant Perpignan.

En ce temps-là, 1475, le bourgeois Jean Blanca était consul de la ville, son fils fut fait prisonnier dans une sortie et gardé comme otage. Un héraut parut et déclara que si la ville n’ouvrait pas se portes, le jeune homme périrait.

— « Allez ! s’écria l’héroïque citoyen, les liens du sang et l’amour paternel ne me feront jamais trahir ma patrie ! »

Et, sous ses yeux, son fils fut foudroyé par le feu de l’ennemi.

J’étais véritablement à l’école du patriotisme le plus pur dans ce beau et généreux pays, j’en recherchais les leçons, comprenant que ce qui fait la force et la grandeur d’une nation, c’est l’amour passionné de ses enfants.

Un héraut parut